L’Union Européenne peut retrouver un nouveau souffle démocratique en soutenant le développement de l’innovation sociale et contribuer ainsi de manière déterminante à la transition écologique. Telle est en résumé la thèse centrale d’un rapport que vient de rédiger le professeur Olivier De Schutter dans la perspective de la Conférence Internationale Francqui qui a lieu les 8 et 9 mai à Bruxelles [[Cette analyse d’Etopia est un résumé de cette très complète étude qui peut-être lue ici http://www.srfood.org/images/stories/pdf/otherdocuments/Framing4.pdf]].

Olivier De Schutter qui est par ailleurs le rapporteur spécial des Nations Unies sur le droit à l’alimentation propose de placer l’innovation sociale au cœur de la prochaine législature européenne. Mais comment la définir et en quoi peut-elle contribuer à surmonter les crises que traversent nos sociétés en ce début de XXIème siècle?

Un rapport réalisé en 2010 à la demande de la Commission européenne la définit comme des ‘innovations qui sont sociales à la fois dans leurs fins et dans leurs moyens” et comme de “nouvelles idées (produits, services et modèles) qui à la fois rencontrent des besoins sociaux et créent de nouvelles relations sociales ». Autrement dit, il s’agit d’innovations “qui sont non seulement bonnes pour la société mais qui renforcent la capacité de la société à agir ».

Concrètement, le concept peut s’appliquer à de très nombreuses pratiques nouvelles qui vont de l’économie de fonctionnalités à l’économie collaborative, en passant par de nouvelles formes d’entraide, comme les « transition groups » ou les « groupements d’achats solidaires », les nouvelles formes d’habitats collectifs… Le rapport d’Olivier De Schutter offre à cet égard un large aperçu de la littérature qui recense ces initiatives en plein bourgeonnement, en Europe comme ailleurs dans le monde http://www.aeidl.eu/fr/nouvelles/quoi-de-neuf-a-laeidl/539-leurope-en-transition-quand-le-local-ouvre-la-voie-vers-une-societe-sobre-en-carbone.html

Une occasion de re-légitimer l’intégration européenne

Le rapporteur spécial estime que l’innovation sociale peur contribuer à harmoniser les agendas de court, moyen et long terme de l’Union européenne. Actuellement, celui-ci est dominé par la crise économique et financière. L’urgence du court terme entraîne une hiérarchisation implicite : les défis de moyen et de long terme, la refonte du modèle social européen comme la transition écologique sont repoussés au second plan. Les politiques sociales sont plus orientées vers la réduction des déficits que vers la protection sociale en tant que telle. La transition écologique est d’abord orientée vers la croissance verte, alors qu’il n’est pas garanti qu’elle assure réellement une réduction à long terme de l’empreinte écologique globale.

Comment dès lors assurer, que le long terme ne soit pas sacrifié au long terme ? Sans entrer dans le détail de la discussion sur la crise économique et financière, le rapport constate que celle-ci est d’abord « une crise de gouvernance ». Les Etats européens sont devenus à ce point interdépendants qu’il faut approfondir l’intégration. Mais comment y parvenir ? Certains plaident pour un bond en avant fédéraliste. Mais ils sous-estiment les différences de richesses entre Etats. Celles-ci ont fortement grandi avec les vagues d’élargissement : l’écart de richesse entre pays européens est passé de 1:3 à 1:20, puis 1 :18 avec les accessions successives de la Roumanie, de la Bulgarie et de la Croatie. Dans de telles circonstances, un accroissement de la solidarité pourrait impliquer des transferts considérables.

Les partisans du fédéralisme sous-estiment aussi l’ampleur de l’euroscepticisme. Celui-ci se nourrit pourtant d’une erreur d’analyse. En l’occurrence, les opposants à une poursuite de l’intégration européenne se trompent en considérant que l’allocation de pouvoir entre l’UE et les Etats est un jeu à somme nulle, comme si l’accroissement du pouvoir fédéral se faisait forcément au détriment des Etats et impliquait automatiquement une perte de souveraineté démocratique. C’est nier, d’une part, que l’interdépendance est déjà beaucoup plus grande qu’on ne le croit et que, d’autre part, un renforcement de l’action collective des Etats augmente le pouvoir de chacun de ceux-ci pris séparément. La thèse centrale du rapport est qu’il est possible de combattre cette perception fondamentalement eurosceptique en imaginant des formes de gouvernance qui confortent à la fois la capacité d’action collective au plan européen et la démocratie au niveau national et local. Autrement dit, si l’UE démontre sa capacité à soutenir l’expérimentation et l’innovation démocratique, elle peut retrouver le surcroît de légitimité qui lui fait défaut. Cela converge avec l’intuition du philosophe Etienne Balibar selon qui les institutions européennes doivent être plus démocratiques que les Etats-nations. Cela renoue aussi avec l’idéal des premiers fédéralistes européens http://www.greeneuropeanjournal.eu/what-democratic-europe-response-to-jurgen-habermas/

Réconcilier le court, le moyen et le long terme

La domination du court terme a par ailleurs reporté le débat sur l’avenir de la protection sociale en Europe, même si la pression budgétaire pousse dans le sens de l’activation et de la responsabilisation individuelle des travailleurs en recherche d’emploi. Or, les défis sociaux ne sont pas seulement budgétaires : il s’agit aussi par exemple de faire face aux mutations démographiques. Le rapport offre à cet égard un intéressant passage en revue critique des principaux débats tournant autour du concept d’ »investissement social ».

L’autre victime potentielle de la pression du court terme est la transition écologique. Pour l’heure, la stratégie 2020 de l’Union européenne se concentre essentiellement sur l’augmentation de l’efficience des ressources et investit très peu dans les changements de comportement. Du reste, les politiques qui sont menées dans ce sens (information, sensibilisation, labels…) reposent davantage sur des motivations extrinsèques (la peur de la sanction) que sur des facteurs intrinsèques, en phase avec les valeurs des personnes. En revanche, le potentiel des innovations sociales – qui seraient, elles, potentiellement en harmonie avec ces valeurs, est actuellement largement sous-utilisé par les programmes européens.

Comment dès lors parvenir à réconcilier ces agendas de court, moyen et long terme et éviter leur hiérarchisation implicite ? Le rapport fait état d’au moins trois pistes : 1. Le développement d’indicateurs alternatifs au PIB et en particulier d’indicateurs permettant de mesurer l’évolution du « capital social » et du « bien-être »; 2. La prise en compte de l’égalité comme facteur de durabilité (la croissance des inégalités a été un élément structurel de la crise économique); 3. L’innovation sociale parce qu’elle permet de lier les réponses de court terme à la crise avec la vision à long terme d’une économie bas carbone.

Les formes multiples de l’innovation sociale

Le cœur du rapport d’Olivier De Schutter passe en revue les caractéristiques d’un renforcement du potentiel des acteurs sociaux : « Cet ‘empowerment’ des acteurs sociaux, en soutenant les innovations qu’ils proposent, est à la fois un moyen et une fin. Il crée l’espace permettant la recherche de solutions qui dans certains contexts peuvent accélérer la transition vers la durabilité, et il encourage l’apprentissage collectif, des expériences locales pouvant inspirer d’autres expérimentations menées ailleurs. Mais ses effets démocratiques peuvent aussi être bénéfiques en tant que tells : si les personnes sont encouragées à reconfigurer l’environnement dans lequel elles habitent, ils passent du statut d’acquéreurs passifs de biens et de services (en tant que consommateurs) et de programmes politiques (en tant qu’électeurs), à celui de co-producteurs de solutions. Cela va au-delà de la consomm-action et de la démocratie participative : en tant qu’innovateurs sociaux, les individus et les communautés sont redéfinis comme co-auteurs des solutions qui les concernent, dans le contexte spécifique dans lequel ils opérent ».

L’innovation sociale peut notamment prendre la forme d’une économie de fonctionnalités et/ou d’une économie collaborative. La première est illustrée par le succès fulgurant des vélos partagés : plus de 500 villes mondiales réparties dans 49 pays disposent désormais de ce type de programme. Leur nombre a carrément doublé entre 2011 et 2013, essentiellement en Europe.

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Mais sur le plan économique, l’innovation va bien au-delà de la vente d’un service qui se substitue à la vente d’un bien. L’économie collaborative, la philosophie « open source » s’inscrivent dans un mouvement plus large de « dé-privatisation » de l’accès aux biens et aux services dans lequel la différence entre le consommateur et le producteur tend à s’effacer.

L’innovation sociale peut également transformer la manière dont les services publics, le tiers secteur et les entreprises privées interagissent avec les communautés pour lesquelles elles travaillent. On pourrait citer l’exemple de la politique de soutien aux projets de « Quartiers durables » menées à Bruxelles par la ministre de l’Environnement Evelyne Huytebroeck. Le rôle de l’Etat n’y est plus de fournir un service, mais d’aider les citoyens à mettre eux-mêmes en place des solutions locales, sans se substituer par ailleurs au rôle plus traditionnel de l’Etat comme producteur de fonctions collectives qui ne sont pas fournies par le marché ou alors sur un mode souvent inégalitaire.

Un potentiel de transformation du social

Mais plus fondamentalement, l’innovation sociale peut transformer les relations sociales. De Schutter renvoie sur ce plan au Manifeste du Convivialisme http://www.greeneuropeanjournal.eu/abridged-version-convivialist-manifesto/?lang=french qui place le social au cœur du développement durable : ce n’est qu’en redéfinissant notre conception du social et notre rapport à la nature que nous pouvons atteindre la soutenabilité. Comme le disent Wilkinson et Pickett https://www.etopia.be/spip.php?article2334, l’affaiblissement de la vie communautaire et la croissance du consumérisme sont liés. L’innovation sociale va donc bien au-delà de l’usage de technologies propres ou d’une amélioration de l’efficience qui seraient rendus possibles, par exemple, par des groupes d’achats collectifs d’énergie renouvelables. Elle peut amener à des changements plus larges des modes de vie et notamment de la place qu’y occupe le travail productif. Enfin et surtout, l’innovation sociale contient un potentiel démocratique très important pour l’Union Européenne. L’Europe peut retrouver une part de la légitimité qu’elle a perdue auprès des publics militants si elle démontre sa capacité à encourager une innovation sociale qui est aussi fondamentalement une innovation démocratique et participative, tout en brouillant la traditionnelle distinction entre légitimité d’output (la légitimité par les résultats) et légitimité d’input (la légitimité par la représentation et la participation).

Un nouvelle mission pour l’Union européenne

L’UE a donc tout intérêt à se re-configurer comme promoteur d’innovation sociale et développer des outils capables de favoriser sa dissémination. L’étude réalisée par le BEPA en 2010 propose une typologie des outils qui pourraient être employés[[Bureau of European Policy Advisers (BEPA). 2010. Empowering People, Driving Change: Social Innovation in the European Union. European Commission. Publications Office of the European Union. Luxembourg. (Published in 2011).

]]. Mais d’emblée le rapport De Schutter retient provisoirement une série de leçons : 1. il faut tendre à rompre les frontières institutionnelles, en impliquant des acteurs qui n’ont pas l’habitude de coopérer ; 2 il est crucial dans les mécanismes participatifs de renforcer la capacité d’action des participants et pour cela les solutions doivent correspondre aux valeurs des bénéficiaires et être mises en place par ceux-ci ; 3. Il faut tenter de travailler simultanément sur plusieurs problèmes ; 4. l’innovation doit être évaluée et notamment sur sa capacité à être reproduite ; 5. l’innovation doit pouvoir être utilisée dans un contexte différent de son émergence.

Enfin, le rapport invite les responsables européens à mettre en place rapidement des dispositifs concrets de soutien dans les futurs programmes de l’UE (budget, expertise, mises en réseau). On ne peut en tous cas que souhaiter qu’ils pourront suivre les pistes esquissées par un rapport dont le premier mérite est de réarticuler de manière très claire les dimensions économique, sociale, écologique et démocratique de la crise actuelle, tout en offrant une vraie perspective de relance du projet européen.

Benoît Lechat

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