Sur l’auteur : Dounia Bouzar, Française convertie adulte à l’islam, éducatrice à la Protection judiciaire de la jeunesse, membre de diverses commissions sur les questions de difficultés d’intégration/cohabitation Islam et laïcité française. Docteur en anthropologie religieuse. Elle occupe une place exceptionnelle, musulmane croyante, défenseur de la laïcité française et du respect mutuel des cultures et religions dans le respect du droit et du socle de valeurs.Elle a écrit des analyses (« L’une voilée l’autre pas » sur le voile, et plusieurs ouvrages sur l’islam vécu en France) et des vadémécums sur les solutions possibles et négociées aux problèmes posés par des demandes fondées (objectivement ou subjectivement) sur la religion musulmane, notamment « Laïcité, mode d’emploi : 42 études de cas », « La république ou la bourqa », « Allah a-t-il sa place dans l’entreprise ».
De façon générale, Dounia Bouzar vit et promeut un islam spirituel, vécu en relation directe entre le croyant et Dieu, fondé sur des textes re-contextualisés pour en retrouver le sens véritable, libérateur dès les origines dans son contexte, et pouvant parfaitement se combiner avec le monde moderne et ses valeurs. Elle s’est attachée jusqu’à présent aux problèmes pragmatiques pour « accommoder » ou « ajuster » les réalités des problèmes vécus par les musulman(e)s qui s’attachent aux formes et non à l’esprit de leur religion. Elle montre qu’on peut désamorcer la plupart des problèmes, par la discussion, la réflexion commune, et un certain nombre de modification des règles générales, sans remettre en cause les principes fondamentaux de la laïcité ou de la charte européenne des droits de l’homme.
L’actualité de l’islam, dans un sens (radicalisation, attentats divers signes d’un mal-être croissant de minorités et de jeunes déracinés) et dans l’autre (confusionnisme malintentionné et dénonciation globale de l’islam comme cause de danger par les « penseurs » ou « faiseurs d’opinion ») a amené Dounia Bouzar à écrire cet ouvrage nettement plus militant. Son but est de dénoncer sur les bases de l’islam contextualisé le radicalisme musulman (qui mène notamment à la violence), mais aussi de critiquer la laxisme de principe de certaines autorités devant tout ce qui se proclame musulman, donc fondé sur la liberté de religion. Elle s’étonne qu’on s’abstienne de reconnaître des dérives sectaires dangereuses, qui sont facilitées par l’absence de connaissance de l’islam des intervenants publics et privés. De ce fait, l’arsenal juridique sur les sectes, au niveau du droit européen et du droit français est mis de côté, alors que pour Dounia Bouzar c’est bien à un mouvement sectaire, donc à mettre sous surveillance que l’on a affaire. On se trouve démuni, notamment dans les cas complexes ou une propagande sectaire entraîne des comportements contraire à l’égalité homme/femme, ou des faits de violence mais se passant hors d’Europe (le jihad en Syrie par de tous jeunes gens, voire des mineurs d’âge). NB : l’objet de son livre n’est pas le radicalisme en action, mais son fondement.
Il y a deux axes dans cet ouvrage :
une analyse des déséquilibres psychologiques à l’intérieur des familles musulmanes qui déboussolent les jeunes, principalement des garçons. Entrent en jeu aussi bien les facteurs socio-économiques (origines sociales, niveaux d’éducation selon la génération, chômage, nature des relations inter-générationnelles) que l’interaction souvent négative avec la population d’origine (rejet et manifestations de racisme, et récemment devant une affirmation identitaire compensatoire , stigmatisation accrue)
quelques analyses détaillées sur les éléments du crédo radical (là on peut parler de salafisme), un crédo simple, simpliste et totalitaire qui donne en peu de temps (quelques semaines parfois) et sans nuance sens et dignité apparente à la vie et à la mort des « croyants » à la recherche de sens ou d’une revanche sur le vie. Leur « instruction religieuse » se fait à sens unique, sur internet en lisant mais surtout en écoutant des prêches salafistes complétés par des appels à l’engagement jihadiste d’autres sites plus discrets mais efficaces. En effet, le crédo radical mène à la conclusion que, dans l’impossibilité d’établir un Etat islamique en Europe, ou au moins de voir reconnaître une « shari’a de minorité », le bon croyant doit se rendre sur un terrain de jihad. Le plus étonnant est que ce jihad est intra-musulman, sunnite contre chiites, en Syrie come en Iraq, et parfois inter-sectaires ou purement politique. Mais les jeunes concernés n’en sont plus alors à une contradiction près. Ils vivent un film d’action dont ils sont les vedettes (envoi de photos et films par le net à leur famille), et leur mort éventuelle (et souvent réelle paraît-il car ils sont souvent au premier rang) est un signe de parousie, d’accomplissement parfait de la volonté divine qui vaut bonheur, salut et récompense dans l’au-delà. Ce deuxième axe donne l’occasion à Dounia Bouzar de reprendre des thèmes développés dans ses livres précédents sur les déviations de sens de la foi et des et des enseignements de l’islam (notamment en ce qui concerne la femme, le bien, le respect de la vie) opérés par les plus vocaux des prédicateurs. La question n’est plus de savoir quelles limites on peut/doit mettre aux accommodements plus ou moins légitimes, mais de montrer que certaines demandes sont en soi des marqueurs de refus de participation au socle des valeurs des DDH, et comme telles ouvrent la voie aux radicalismes les plus extrêmes.
Parce que Dounia Bouzar veut non seulement faire passer ces messages, mais aussi éduquer/éclairer le lecteur sur les questions traitées, son ouvrage est très didactique et transmet du savoir pour (espérer de) contribuer à des actions, positions ou décisions fondées et équilibrées, pacifiantes en vue d’une société d’intégration et ne pas en rester à une cohabitation de « communautés » aux contours incertains et aux valeurs différenciées ou sectaires qui s’opposent à un vivre-ensemble.
L’enrichissement par la ou les différences a ses limites, difficiles à marquer mais nécessaires. C’est le point le plus difficile, qui fait problème aux démocrates anti-racistes et bien-intentionnés. En effet, on accepte trop facilement des comportements et des exigences de certains groupes de musulmans en s’interdisant de vérifier si ces demandes sont réellement fondées sur l’exercice de la liberté religieuse.
Note du lecteur : On peut se référer ici à la jurisprudence de la Cour Suprême du Canada qui sanctionne (interdit) cette vérification auprès d’autorités ou de ministres du culte des religions concernées (arrêt Amsallem concernant des juifs orthodoxes extrémistes). Pour la CS du Canada, l’intime conviction personnelle d’une obligation religieuse ou des modalités d’expression d’une croyance religieuse est suffisante pour être protégée[[C’est à tort que Dounia Bouzar (note N° 1, p.210) a pensé qu’une décision récente de la Cour Européenne des droits de l’Homme (arrêt Hasan et Eylem Zengi c. Turquie) retenait le même principe. En fait celui-ci était énoncé – et de façon superfétatoire, par les requérants. L’arrêt de la Cour même ne traite pas de cet argument, tout en donnant raison aux requérants en se fondant sur l’abondance de motifs allégués.]], [[Cette jurisprudence et les décisions prises dans cette ligne ont provoqué le malaise grandissant parmi la population traditionnelle du Québec, qui a entrainé des réactions de rejet et des fantasmagories anti-musulmanes. La commission Bouchard-Taylor qui a été instituée en 2007 devait clarifier les éléments du dossier et permettre des compréhensions et une meilleure acceptation du principe de « l’accommodement raisonnable ». Son échec a été patent, et préfigurait celui des Assises belges de l’interculturalité en 2010. Sur ces questions, voir mon essai « L’islam au cœur de nos villes », Couleur Livres, 2012, où les travaux disponibles de Dounia Bouzar sont abondamment analysés.]].
Dounia Bouzar dit sa crainte que le respect de l’autonomie des religions n’amène à ne pas différencier le signe d’une croyance de celui d’un mouvement totalitaire et sectaire. « L’apparence du signe recouvre des visions du monde différentes ». Un juridisme mal-fondé (un droit applicables aux sectes existe mais est mis de côté) s’oppose à une vision pragmatique des causes et des conséquences. Car des visions opposées du monde, de la femme, etc. entrainent des actes contraires au droit et surtout au vive-ensemble harmonieux.
1. Les manifestations du radicalisme
C’est à l’intérieur des familles, musulmanes le plus souvent, oulorsque l’un des enfants s’est converti très rapidement à l’islam que l’on constate brusquement un comportement de séparation, de repli de l’individu, non pas sur une religion (religare = relier, assembler) mais sur un credo souvent issu de l’internet. L’adolescent est solitaire, mais il s’identifie à des « pairs virtuels » qui vont lui enseigner le véritable islam (un islam fantasmé, différent voire opposé à l’islam des origines, Dounia Bouzar développe quelques exemples en deuxième partie). Ceci va opposer l’ado à sa famille musulmane d’autant plus touchée/meurtrie qu’elle vit sa foi à sa façon traditionnelle. L’ado va pratiquer une comportement de rupture sociale, chez lui, en effaçant ce qu’il croit
haram (interdit), en s’opposant verbalement à ses parents, puis en fuyant leur compagnie. Le même phénomène se produit chez les jeunes convertis, avec une incompréhension d’autant plus grande des parents qui sont démunis d’outils de réaction.
La société est rapidement interpelée car l’apparence vestimentaire ou physique est considérée par les radicaux comme un signe nécessaire de foi bien vécue, qui impose une séparation[[La notion de séparation permet à Dounia Bouzar de distinguer les radicaux (ou les salafistes) des Frères Musulmans et de leur mouvance qui veulent au contraire être reconnus comme partie active de nos sociétés et les influencer par des moyens (en général) légaux et citoyens.]] bien visible du monde des incroyants. Que ce soit voile, jilbab (long voile masquant le haut du corps sauf l’ovale du visage), niqab, longue barbe hirsute, pantacourt, qamis(tunique blanche), tout est bon comme marqueur des « bons » croyants. Dounia Bouzar distingue les cas où ces marqueurs sont le fait de personnes adultes ou âgées est sont un signe de tradition, du cas où ce sont des jeunes qui les arborent avec une certaine agressivité, une dose de provocation.
On retrouve là tout le débat sur le voile [[à noter que les signes masculins ont moins de notoriété, alors qu’ils sont traités à l’intérieur des entreprises employant nombre de musulmans, comme la STIB.]]. Car les signes extérieurs étant polysémiques, ils ne signifient pas radicalisme en soi, mais orthodoxie ou fondamentalisme, mais ils peuvent contribuer à créer un entourage de facilitation de la radicalisation. Dounia Bouzar insiste sur le fait que ces signes ne sont pas définis par la Coran, que c’est la conviction intime et la spiritualité qui définissent le musulman. Les actes de violence ou d’agressivité, les tenues vestimentaires ostentatoires ou limitant la participation à la vie de l’école ou de la société doivent être considérées sans complexe à la lumière des lois et règlements sur les sectes. Ne pas le faire est pour elle une insulte à l’islam, que l’on infériorise en lui appliquant des critères plus laxistes. Ce point est à méditer par les responsables politiques qui ont peur de prendre position et qui ne réfléchissent qu’au premier degré (respect de toute liberté sans la croiser avec les autres libertés, et surtout sans en voir les conséquences). J’ai noté dans mon ouvrage mentionné sous note ² que lors des réunions dans le cadre des Assises de l’interculturalité, des femmes musulmanes avaient souvent parlé en ce sens, mais que le débat se poursuivait comme si on ne les avait pas entendues. De même, on ne tient pas compte du fait que le voile, la jilbab, le niqab, et les attributs virils se répandent dans les sociétés musulmanes des pays d‘origine, comme dans nos quartiers, par un phénomène d’osmose démonstratrice. Au moment où la Tunisie abandonne la notion de shari’a dans sa constitution, le conservatisme dit musulman se porte bien chez nous. Cela interroge.
Dounia Bouzar insiste que le radicalisme est une mutation de l’islam et non un retour du religieux. C’est une réaction à la sécularisation, et à la permissivité des sociétés occidentales (notamment le droit des femmes à disposer de leur corps et de leur faculté de reproduction). C’est aussi une rupture avec l’islam des parents, empreint de traditions, d’une forme d’humanisme ancestral qui s’est transmis par la vie, le labeur, la cohabitation des générations. L’ado radicalisé va estimer que ses parents sont ignares et ignorants de l’islam (ce n’est pas de leur faute, ils ne savent pas lire, ils ne savent pas l’arabe, ils sont pauvres et ils l’acceptent).
L’islam radical a ceci d’étonnant qu’il ne demande pas de réelles connaissances, pas de foi vécue, pas d’introspection. C’est un kit, un prêt-à-porter qui est offert (le parallèle est apparu du côté chrétien avec le pentecôtisme). Il se présente, (sans preuves mais les jeunes n’en ont pas besoin), comme le vrai islam. A ce titre, et c’est le comble, il revendique le droit à la liberté de conscience dans les sociétés démocratiques. Dounia Bouzar note une fois de plus que celles-ci « ne sont pas outillées pour différencier ce qui relève de l’islam de ce qui relève de son instrumentalisation ou d’un endoctrinement ». Entre autres exemples parlants, Dounia Bouzar mentionne ces jeunes musulmans qui mettent leur pantalon de training à l’intérieur de chaussettes montantes, croyant imiter le prophète, alors que le hadith pertinent recommande aux mecquois de cacher les pierres précieuses cousues au bas de leur vêtement pour prouver richesse et statut. Mais ce qui compte, pour les radicaux, c’est de se distinguer de ce monde « pourri », de l’ « islam perverti ou ignorant ». La notion de pureté du groupe est la base du processus sectaire. Pureté interne et externe, avec une codification qui définit les frontières du groupe, avec un effacement des identités individuelles. Ce radicalisme devient un ersatz de connaissance de l’islam, la fierté de se distinguer remplace la spiritualité. La contextualisation des textes inspirés est niée au profit du fixisme de l’interprétation, et d’erreurs de sens dues à l’ignorance. Ce qui est particulièrement dangereux, car tous les spécialistes du « tafsir » – l’interprétation du Coran selon les « asbab en-nouzoul » – les circonstances de la révélation, savent que ce texte reprend des versets de foi (dits versets mecquois) et des versets de circonstance, touchant à l apolitique et à des circonstances de guerre (dits versets médinois ). Il y a certes des divergences nombreuses sur la portée de tel ou tel verset, voire sur son sens, et il y a place, comme dans les autres religions, pour un conservatisme étroit, une pratique fidéiste et une vision moderniste et dynamique du croire. Le radicalisme recherche autre chose. Des persuasions, l’appartenance à un groupe supérieur, et « l’illusion d’une appartenance à une filiation sacrée ». Cet embrigadement est le plus souvent compensatoire par rapport au délitement des rapports familiaux, à la non-intégration au pays d’accueil (ou à la situation de prolétaire dans le pays d’origine). Une vision mythique de l’histoire projette « un passé revisité et magnifié en âge d’or qui nourrit la représentation d’un futur qu’on annonce différent d’un présent radicalement rejeté » (Danièle Hervieu-Léger citée par Dounia Bouzar).
Dounia Bouzar développe une analyse psycho-sociologique détaillée du bouleversement familial et social dû au déracinement de l’immigration, mais aussi à la prolétarisation de familles françaises de souche, souvent d’origine paysanne, dont sont issus des converti(e)s radicaux. Garçons et filles pensent trouver dans le radicalisme « la garantie d’une place, d’un cadre et du pouvoir », ce dernier étant dérivé de l’autorité de Dieu.
2. analyse des déviations du radicalisme
On dépasserait le cadre d’une fiche de lecture si on voulait résumer les chapitres suivants, « Un discours qui mène à la violence », « Un nouveau mépris du féminin », « Une volonté de déshumaniser les femmes », « Le foulard entre tradition, réappropriation de l’islam et radicalisme ». On se contentera de dire que Dounia Bouzar applique sa profonde connaissance des textes, de leur contextualisation et de l’orientation spirituelle et morale qu’ils indiquent pour déconstruire le radicalisme. Sur un plan opérationnel, elle ajoute en annexe à son texte quatre « fiches pratiques sur le plus grand dénominateur commun (PGDC) » qui vise nt à donner analyses et recettes pour restaurer le lien social entre gens différents mais qui peuvent se « mélanger » autour d’une table, au travail, entre hommes et femmes… C’est un extrait, un avant-goût de ses livres précédents sur des études de cas d’arrangements négociés, de règles nécessaires et de respect mutuel. Ce livre est donc une bonne façon d’aborder la « question de l’islam chez nous », au-delà du cas extrême du radicalisme.
3. conclusion
Dounia Bouzar n’est pas très optimiste, puisque même « la formation des imams ne suffira pas à traiter le radicalisme ». Elle en veut d’ailleurs à la société occidentale et aux personnes de pouvoir d’ignorer tout de l’islam et en conséquence, soit de céder à des demandes extrémistes par peur de heurter une religion, soit de s’en prendre au radicalisme en mettant l’islam dans le même pot. Elle pense que c’est sur la prévention qu’il faut mettre l’accent, au sein des familles et par l’éducation, en osant analyser le « fait musulman » comme le faisait le Pr Mohammed Arkoun, en désacralisant l’histoire musulmane d’une part, et en se donnant comme but que l’islam ne soit pas vécu comme « un corpus intangible de croyances, de doctrines et de normes divines, sacrées et sacralisantes, donc ahistoriques, soustraites à toute critique et à tout changement »[[Mohammed Arkoun, La pensée arabe, Que sais-je, 2003, p.6]].
Dounia Bouzar ne va pas plus loin, elle sortirait de son domaine. Mais une fois de plus, elle a jeté un pavé dans la mare des « bien-pensants ». Aux politiques d’agir semble-t-elle penser.