L’économie collaborative se présente comme une alternative au capitalisme. Son principe repose sur le passage d’une économie basée sur la soumission des consommateurs et la rivalité des producteurs à une économie valorisant la collaboration entre les utilisateurs d’un bien ou service. Michel Bauwens et la fondation Peer to Peer (P2P) ont publié en fin 2012 un ouvrage qui propose un panorama des grandes tendances actuelles et des expérimentations en cours[[Bauwens, M. (2012). Synthetic overview on collaborative economy. Amsterdam : P2P Foundation, 346p.]]. Le propos est principalement descriptif (comment concrètement l’économie collaborative est pratiquée) et illustratif (de nombreux exemples concrets sont présentés). L’ouvrage est précieux car il donne à voir un large éventail de possibilités, il montre que l’alternative est déjà en marche, peut-être même à notre porte et en tout cas loin d’être hors de notre portée.
Dans la note qui suit, mon propos est modeste. Je m’attache essentiellement à tirer quelques leçons, fondamentales je crois, qui prolongent la réflexion à laquelle Bauwens (2012) nous convie. Je tente de consolider la dimension « économie politique »[[Inter-Mondes Belgique publiera très prochainement une série de notes de réflexion économique, parmi lesquelles une note de lecture de Bauwens (2012). Le présent texte est rédigé sur la base d’extraits de cette note (De Leener, P. (2014). Economie collaborative. Vers une économie de la bienveillance. Louvain-La-Neuve : Inter-Mondes Belgique. Série « Clefs en économie politique », N°4, 18p.]].
Première leçon :
d’une économie de compétition à une économie de collaboration
La première grande leçon qu’inspire la lecture de Bauwens (2012) est la nécessité de passer d’une économie de compétition à une économie de collaboration. Classiquement, on raisonne un paysage économique en termes d’unités de production séparées les unes des autres, soit qu’elles sont en compétition les unes contre les autres, soit qu’elles sont dans un rapport de subordination, comme par exemple pour la sous-traitance (cas typique de collaboration verticale). Dans tous les cas, chacun élabore et conçoit isolément des autres, sinon contre ces autres. Le champ économique est alors formé par des unités disjointes dont une partie sont en guerre les unes contre les autres sur des segments de marché dans le but déclaré de dégager des profits.
La perspective ouverte par l’économie collaborative est toute autre, c’est celle de l’interconnectivité généralisée (l’expression est mienne), les unités ou initiatives économiques se reliant les unes aux autres par des entreprises de co-création ou alors elles s’utilisent mutuellement pour produire et mettre au point ensemble des produits utiles à la société. La complexification et la densification des relations de collaboration deviennent alors un critère fondamental. Plus il y a de liens, plus les schémas collaboratifs sont avancés, chacun innovant en s’appuyant sur les autres. Dans un tel contexte de production, la course au profit n’est plus la seule issue pensable, ni l’ultime justification, on peut aussi parler d’utilité généralisée ajoutée (UGA), c’est-à-dire la valeur ajoutée exprimée en termes d’un surcroît d’utilité pour la société[[Lire à ce sujet De Leener, P (2012). Changement économique. Louvain-La-Neuve : Inter-Mondes Belgique. Série « Clefs en économie politique », N°0, 20p. (la notion d’UGA est esquissée en page 7).]].
Une économie saine est alors celle qui se caractérise par un nombre élevé de connections entre des unités de production dotées de «talents différents» mais complices dans des procès de production concertés et mobilisées par des utilités et des finalités communes. On n’a plus X contre Y et Z pour s’emparer de parts de marché et, compétition oblige, pour en sortir vainqueur, on a le cas de X qui collabore avec Y et Z pour aboutir à la production d’utilités meilleures pour la société. Ensemble, X, Y et Z apportent des ressources, matérielles ou immatérielles, symboliques ou financières, pour servir une finalité commune qui n’est pas le profit ni la domination ni l’hégémonie sur tel ou tel marché. La coopération prend une forme nouvelle, non plus des coopératives de vendeurs individuels ou de producteurs sur des marchés aux allures de champs de bataille, mais des collaborations pour répondre créativement, efficacement et avec efficience, à des besoins communs, collectifs et individuels, au sein d’une société solidaire.
Dans cette perspective, ce ne sont plus les performances individuelles de chaque unité de production qui importent en définitive, ni leur compétitivité, mais la performance du secteur évaluée à sa capacité à répondre aux demandes de la société en développant des utilités généralisables. Les concepts de maillage de la créativité, de complémentarité, de reliance ou, mieux, «d’inter-reliance» remplacent ceux de compétitivité ou de compétition. L’interconnectivité vise alors explicitement de se relier à d’autres pour servir des causes économiques communes.
Seconde leçon :
faire autrement ne transforme pas nécessairement l’économie, ni ses effets, ni sa rationalité
S’agissant d’alternative économique, le risque est grand de sombrer dans le piège du faire autrement tout en laissant intacts la rationalité et les rouages d’une économie foncièrement destructive. Collaborer dans le processus de production en tant que tel ne suffit pas si on n’oriente pas la collaboration, si on ne la place pas au service d’une refondation de la société. Autrement dit, changer les modalités de l’échange, dévisser les rapports à la rareté, dépasser le cadre strict du produit qui ne serait plus une simple marchandise, démonétiser l’activité, bousculer les cadres de la propriété des moyens de production, libérer la propriété intellectuelle, évacuer les processus d’exclusion, détrôner la vulgaire quête du profit, renverser les frontières de classe et déboulonner les hiérarchies traditionnelles,… comme Bauwens (2012, p.169) le souligne avec enthousiasme, tout cela ne conduit pas de facto, ni à une transformation de l’économie, ni à une transformation du «vivre ensemble», ni plus largement à un transformation de la société, que ce soient ses formes ou son fonctionnement. Autrement dit, si on n’y réfléchit pas spécifiquement, l’économie collaborative pourrait ne rester qu’une manière de rendre «sympa» ou plus supportable le capitalisme, sa brutalité étant atténuée par la collaboration et les bénéfices interrelationnels qu’elle implique. Elle ne serait alors, à la limite, qu’une forme subtile de «socio-washing», un peu comme on fait du «green-washing».
Penser les formes d’une alternative économique doit aller de pair avec un travail de refondation de la rationalité économique : il faut donc penser autrement l’économie en même temps qu’on la pratique autrement. Cela exige un passage délicat vers une économie véritablement politique qui questionne le sens de l’agir économique et pas seulement ses formes ou ses modalités. D’autres questions sont alors à adresser, par exemple la monnaie, le rapport à l’argent et à la valeur, les rapports de domination dans le procès de production ou de consommation, le déséquilibre dans la répartition des richesses, les menaces qui pèsent sur la planète, le rôle des institutions dans l’économie par exemple l’Etat … jusqu’à refonder le sens même de l’agir économique.
Bien sûr, et c’est en cela que l’apport de Bauwens (2012) importe, pour questionner les finalités de l’économie, il est souhaitable de s’attaquer aux formes de production et aux situations concrètes de la vie économique. Le changement dans les formes, l’alternative dans les manières de faire, peut en effet conduire directement à des transformations radicales, à des ruptures dans les rationalités… pourvu qu’on se le donne comme but, pourvu qu’on vise délibérément une telle rupture.
Troisième leçon :
de la gouvernance de l’entreprise à la gouvernance du procès de production.
Une piste fructueuse qu’inspire Bauwens (2012) est celle d’une gouvernance coopérative, envisagée non plus à l’échelle de l’unité formelle de production, c’est-à-dire l’entreprise statutaire considérée isolément sur un segment de marché, en général en compétition avec d’autres entreprises actives sur ce même segment, mais à l’échelle de la production elle-même, et donc à hauteur du processus de production qui peut, selon les configurations, englober une ou plusieurs entreprises ou, plus exactement, plusieurs opérateurs, certains étant en effet des entreprises au sens conventionnel, d’autres pouvant être des acteurs, individuels ou collectifs, mobilisés par d’autres finalités que le seul profit monétaire.
Ce déplacement au bénéfice du procès de production implique beaucoup de choses. Il pousse notamment à mettre l’accent, non plus sur les structures de production, mais sur l’activité économique autour de laquelle les structures se positionnent. L’activité de production, les produits et leurs usages passent ainsi à l’avant-plan des préoccupations. Ce sont alors les rapports dans l’activité qui nouent les producteurs, et non plus les rapports de force conventionnels, par exemple ceux qui sont dictés par la lutte des classes, patrons contre salariés, ou management contre exécutifs.
Restons cependant vigilants : en déplaçant le pouvoir des entreprises et des entrepreneurs au profit des consommateurs désormais en position d’utilisateurs influant, on ne règle pas pour autant la question des finalités de l’activité économique : l’inversion des rapports de gouvernance n’évacue pas les rapports de force, ni ne déclenche pas par elle-même la mise en débat des finalités de la production. La question fondamentale reste ouverte : produire quoi pour donner vie à quel type d’homme et de femme vivant dans quelle sorte de société ?
Quatrième leçon :
mettre l’usage du produit et ses effets sur la société au cœur de la réflexion
Bauwens (2012) place l’utilisateur en position de réelle influence et surtout sollicite sa créativité pour un produit dans lequel il se reconnaît et dans lequel il s’est investi avec imagination et dont il devient à la fois copropriétaire et coproducteur. C’est un acquis fondamental. Mais il reste encore un bout de chemin à faire. En effet, il faut aussi s’interroger sur la fonction même du produit ainsi amélioré, sur ses effets sur le système social dans lequel il s’insère, sur le système sociopolitique dont il sert les visées, sur les rapports de force ou les jeux de domination que le produit supporte implicitement, éventuellement aussi ses effets sur la biosphère. Comment « faire coup double », c’est-à-dire comment en même temps qu’on innove dans la collaboration dans la production, agir également sur le cadre ? Un important travail d’exploration et d’expérimentation d’alternatives sociétales restent à développer dans le sillage direct des innovations collaboratives.
Deux questions en suspens
A la suite de Bauwens (2012), deux questions cruciales restent ouvertes. Premièrement : comment, en produisant collaborativement, réinventer les finalités de l’économie ? Autrement dit, comment combiner l’investigation sur les pratiques économiques alternatives (production, consommation, utilisation) avec une réflexion en profondeur sur les cadres sociétaux ? Quelle société, quels rapports humains inaugurent de nouvelles façons de pratiquer l’économie ? Pour le dire autrement, comment évoluer d’une gouvernance collaborative des activités productives au gouvernement commun de l’économie ? Car, au fond, c’est l’économie toute entière qui doit devenir un «commun» (au sens de Ostrom[[Ostrom, E (1990). Governing the commons. The evolution of institutions for collective Action. New York : Cambridge University Press]]). Et donc l’activité économique elle-même, ses formes, ses modalités, ses finalités et ses effets doivent passer dans le monde des «communs», et pas seulement les ressources (en amont de l’activité économique) ou les biens produits (en aval). En somme, ce sont les rapports aux choses et à leur usage en même temps que les rapports aux institutions et au vivre ensemble pour faire société qui attendent d’être investis concomitamment par la réflexion. A défaut, les innovations en matière de production et de consommation collaborative risquent simplement de redresser la trajectoire d’un capitalisme qui n’en finit pas de transmuter. Or, rendre le capitalisme convivial, éthique, gender-sensitive ou propre ne constitue pas une issue désirable, certainement pas à long terme.
Seconde question : en transférant le pouvoir des producteurs et des entrepreneurs vers les utilisateurs et les consommateurs, comment adresser les défis de l’accumulation et de la redistribution des richesses ? Cette autre question, qui sommeille dans les interstices de l’analyse de Bauwens (2012) et des économistes collaboratifs, est indispensable si on ne veut pas réserver les alternatives économiques à un cercle d’initiés privilégiés qui se partageraient entre eux les bénéfices de leurs innovations.