L’Histoire est jalonnée de dates importantes, de celles qui marquent la fin ou le début d’une époque. La chute de l’Empire romain, la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb, l’invention de l’imprimerie, la Grande Guerre, qui met en scène la capacité de l’humanité à s’autodétruire, en font partie. Mais si chaque siècle a ses dates pivots, celui qui commence à peine est déjà marqué au fer rouge par deux événements : les attentats du 11 septembre et la crise de 2008, destinée à redessiner durablement les pourtours de l’économie mondiale.
Ces événements, couplés à une mondialisation effrénée, confrontent l’humanité à une situation totalement inédite : elle doit désormais affronter des défis qu’elle a elle–même engendrés. Des crises climatiques, humanitaires, économiques et financières, sociales, -énergétiques, souvent forgées par ignorance, parfois par arrogance, par attentisme ou par déni.
Et peu importe qui sont les responsables de ces maux, qu’ils aient vécu il y a trente, cinquante ou cent ans, une chose est sûre : nous en sommes aujourd’hui les héritiers.
Ce constat est tout sauf un appel à la résignation. Car ce qui vaut dans l’héritage, c’est autant ce qu’on est capable de transmettre, que ce qu’on a reçu. On l’a constaté au fil de ces pages et des exemples d’initiatives économiques, culturelles ou citoyennes : la société ne s’est pas laissé confisquer son envie de futur désirable. Et de très nombreux acteurs ont d’ores et déjà posé les jalons d’un avenir socio–économique dans lequel chacun pourra enfin croire vraiment ; un avenir respectueux des hommes et des ressources ; un avenir pour lequel je me bats, en ce qui me concerne, sur le terrain que j’ai choisi, celui de la politique.
Or, je dois bien admettre que c’est de ce côté–là que ça coince : combien de fois ne me suis–je pas dit, en quittant un comité de quartier, une équipe de chercheurs, un patron et son équipe enthousiastes et innovants, que la politique apparaissait bien en retard par rapport à la société civile.
En politique en effet, il reste beaucoup de travail à faire et de nombreuses consciences à convaincre pour que les démocrates quels qu’ils soient ne participent plus à leur propre marginalisation. Certes, le monde est toujours plus complexe, mais cette complexité ne pourra jamais servir d’excuse à la fatalité.
Entre l’exclusion économique et sociale, les « lasagnes au cheval », la fraude sociale et fiscale, le dérèglement climatique, la menace terroriste et la peur d’être agressé qui empêche la petite dame du 6e d’occuper tranquillement l’espace public, il n’existe pas d’intrus, mais un point commun : seul le politique est interpellé pour répondre à la question « Face à cela, de quoi êtes–vous capables ? »
La question est évidemment légitime. Il est donc éminemment légitime également que les femmes et les hommes politiques se donnent les moyens d’y répondre. La génération politique qui me précède n’est en mal ni de discours ni d’exhortations : elle s’est privée et se prive encore de moyens d’action et donc de résultats. Et c’est cette impuissance consentie qui ouvre la voie aux populistes, partout en Europe.
De la lutte des classes à la dispute des clientèles
Je ne plaide pas pour plus d’État. Je ne plaide pas non plus pour moins d’État. Il est d’ailleurs plus que temps de quitter le terrain des pseudo–divergences de pur positionnement. Car au bout du compte, quelle que soit leur composition, les gouvernements dominés par les idéologies et les recettes du siècle passé finissent tous par pratiquer une même politique. Quelle différence les citoyens européens peuvent–ils faire entre une austérité menée par un Premier ministre de droite et un Premier ministre de gauche ? Libéraux et sociaux-démocrates l’ont bien compris : ils sont passés en quelques décennies de la lutte des classes à la dispute des clientèles.
Je plaide, à l’image de l’action d’Ecolo dans les gouvernements wallons et bruxellois, pour « mieux d’État ». L’enjeu est à la poursuite de la rénovation des pratiques et à la modernisation d’une vision par trop étriquée de l’action politique.
En termes de rénovation des pratiques politiques, je dois reconnaître que la sincérité de ma plaidoirie n’est certainement pas sans rapport avec l’ambiance qui régnait dans et autour du parlement wallon lorsqu’en juillet 2009, j’ai parcouru, enceinte jusqu’aux yeux, et sous le regard souvent sceptique voire hostile d’une frange de mes nouveaux collègues, les quelques mètres qui séparaient mon siège de jeune députée du perchoir de l’assemblée. À l’époque, nous sortions d’une campagne électorale marquée par les « affaires », dont la plus emblématique portait le nom évocateur de « Wallifornie » ; en soit, tout un symbole, celui d’une Wallonie qui, par les pratiques de certains, semblait être entrée à reculons dans le xxie siècle. Pendant mes presque trois années passées à la présidence de l’assemblée wallonne, j’ai travaillé avec un objectif qui ne m’a jamais quittée : je savais qu’à mesure que nous prenions des décisions améliorant les pratiques politiques en Wallonie et la gouvernance de ses institutions, nous compliquions la tâche des populistes, notamment ceux du Nord du pays, qui fondent leur succès sur le mépris et le dénigrement de l’autre communauté.
Car la bonne gouvernance n’est pas une fin en soi (le pouvoir non plus d’ailleurs), mais une condition -indispensable à l’accélération de la mise en œuvre des solutions dont nos Régions ont besoin, pour l’ensemble de leurs habitants et non pour telle ou telle clientèle. Les trop nombreuses « affaires » du passé ont systématiquement contribué à ébranler la confiance des citoyens dans leurs institutions et à disqualifier la classe politique dans son ensemble. C’est d’autant plus inacceptable que c’est de la réhabilitation des pouvoirs publics et des démocraties, et non de leur démantèlement, que viendra l’issue de la crise socio–économique. L’issue de toutes les crises, d’ailleurs.
Rénovation des pratiques, mais aussi modernisation d’une vision étriquée de l’action politique, écrivais-je plus haut. En effet, je n’aime pas cette vision -incomplète, tronquée, à la fois de la politique, de la société et du -changement social. Je fais quant à moi confiance aux pouvoirs publics pour stimuler et soutenir les acteurs privés, les orienter et faciliter la diffusion des innovations les plus intéressantes. Face aux dérèglements climatiques, face aux inégalités croissantes menaçant l’équilibre même de nos sociétés, face à la financiarisation galopante d’une économie épuisant les hommes et les ressources, il ne reste plus de place pour une opposition stérile entre l’État et les acteurs de l’économie réelle. L’heure est aux alliances objectives. Et c’est, vous l’avez constaté, ce que nous avons promu, à notre humble échelle, par l’émergence des Alliances emploi-environnement en Wallonie et à Bruxelles. Demain, il faudra changer la taille de l’échelle, mais cela ne m’effraie pas : je n’ai jamais souffert de vertige.
« Mieux d’État » : dans ce contexte, cela signifie aussi améliorer l’efficacité des politiques publiques et leur capacité à simplifier – et non à complexifier – la vie de ceux qui, acteurs économiques, associatifs, citoyens, innovent, inventent, construisent au quotidien les solutions de ce siècle.
Du neuf et du souffle, il y en a partout
Nous le sentons tous : le modèle qui régit nos sociétés est à bout de souffle, ses coutures craquent de partout, au prix de tragédies humaines et environnementales d’autant plus insupportables qu’elles sont évitables. « La crise, disait Gramsci, c’est quand le vieux se meurt et que le jeune hésite à naître. » Nous n’avons plus d’excuses : du neuf et du souffle, il y en a partout. Les utopies concrètes et les esquisses novatrices se multiplient à la vitesse que requièrent les défis que nous avons à affronter.
Ne reste plus aux politiques qu’à les encourager plutôt qu’à les brider, à aimer la société plutôt qu’à la craindre, à être aux côtés de ses énergies positives plutôt que de les contrer ou les mépriser ; en résumé, à coproduire l’histoire écrite par tous ces acteurs de la transition.
Le rythme du changement est certes vertigineux ; la mondialisation malmène le concept de souveraineté nationale. Mais ce n’est pas pour autant que la politique a perdu ses raisons d’être. Au contraire, elle est plus nécessaire que jamais, à condition d’être différente, à la fois plus clairvoyante sur les solutions concrètes qu’elle peut fournir localement et plus ambitieuse sur ce que nous avons le droit de désirer internationalement.
Il y a déjà trop longtemps que la politique tourne autour des problèmes, faute de croire en sa propre capacité à les résoudre. Il serait aujourd’hui encore plus absurde qu’elle tourne trop longtemps autour des solutions.
Notre société est riche : sachons nous en montrer dignes. Notre société est complexe : sachons nous montrer modestes. Notre société est en transition : ne la faisons pas attendre.