Ce livre se fonde sur une conviction et sur un constat contradictoires : le respect accru des êtres humains, des écosystèmes et des ressources de la planète constitue une nécessité absolue mais le cadre dans lequel ces valeurs doivent pouvoir se déployer n’a jamais été aussi flou.
Heureusement, il n’y a pas – il n’y a jamais eu – de fatalité.
Chute du Mur et… des repères
L’extinction des repères faciles hérités de la guerre froide, dans cette période historique finalement brève de l’affrontement entre les systèmes capitaliste et communiste, n’a laissé place à aucun repère après la chute du Mur. Nous ne sommes pas parvenus depuis à remplacer le bien commode système binaire d’analyse de la réalité politique qui autorisait un certain confort de pensée, articulé autour de quelques idées simples : le cœur et la générosité sont à gauche et l’égoïsme et la cupidité à droite, le mouvement et le progrès à gauche, le statu quo ou la réaction à droite… Et même pour ceux qui n’avaient pas choisi leur camp, l’ensemble du champ et des comportements politiques étaient structurés de cette manière, qu’ils le veuillent ou non, puisque le monde tel qu’il apparaissait donnait aux uns comme aux autres leur définition du bien et du mal. Ce qui offrait au moins l’avantage de la lisibilité, fût–elle pour partie illusoire.
Aujourd’hui, dans l’ensemble des pays occidentaux, « les gauches » n’en peuvent plus de souffrir face au déséquilibre du rapport de force entre Capital et Travail, car la crainte du communisme, qui avait fait de l’Europe occidentale aux frontières du bloc soviétique le terrain d’épanouissement de la redistribution et de la protection sociale, n’est plus là pour imposer ce compromis aux forces de l’argent. Bien au contraire, celles–ci disposent désormais, via la mondialisation, d’un terrain de jeux et d’expansion à l’échelle de la planète entière, sans que les rapports de force politiques aient permis jusqu’ici d’en réduire les obscénités et moins encore d’en réguler les profits au bénéfice du plus grand nombre, malgré l’ampleur de la crise de 2008.
La relégation de l’Occident
Pour achever le tableau, ce n’est pas seulement la rupture du compromis entre Capital et Travail qui fragilise en leur cœur les sociétés occidentales, en particulier européennes. C’est la primauté occidentale sur le monde datant quasiment de la Renaissance qui est remise en question du fait de la globalisation, de la fin du tiers‑mondisme postcolonial, de l’émergence d’économies concurrentes à l’échelle des continents et de la lecture islamiste de l’histoire contemporaine, qui cherche une renaissance – sinon une revanche – sous couvert de retour à l’identité religieuse. Et la situation en Irak ou en Afghanistan démontrent à quel point « l’occident » ne peut en effet plus tout.
La prédation rend aveugle
De tels constats devraient nous rendre à tout le moins circonspects, voire prudents, surtout lorsque se combine aux enseignements de l’histoire la conscience récente de la finitude du monde : il n’y a qu’une planète et ses ressources sont limitées.
Pourtant, certains semblent avoir choisi la course folle en avant, comme si un monde illimité leur appartenait. Insensibles aux beautés naturelles de leur environnement et aux lois systémiques de la biosphère, ces prédateurs de nos biens communs que constituent les océans, les forêts, l’air ou les rivières n’hésitent pas à détruire à grande échelle (celle du monde globalisé) la base physique de leur propre prospérité, voire de leur existence.
Ce large paysage de batailles et de destructions est générateur d’incertitudes et d’angoisses et la société hyperpolitisée mais largement binaire héritée de la guerre froide a fait place à une autre, qui ne sait plus trop à quel saint politique se vouer.
Serrons–nous les coudes entre Européens
Face à la globalisation qui donne aux citoyens un sentiment d’impuissance devant des enjeux pourtant cruciaux qui les concernent au premier chef, seule une politique concertée à l’échelle d’un continent est adéquate.
Face aux oligarchies et aux populismes qui leur répondent en miroir, ce sont les peuples européens qui doivent s’unir davantage pour fabriquer un avenir commun, instruits par leur histoire mouvementée au service de la paix et de la démocratie et portés par leurs valeurs communes fondées sur la justice sociale et leur respect chèrement acquis de la diversité.
Les citoyens européens sont blessés. D’Athènes à Bruxelles, du paysan portugais au sidérurgiste wallon, de la jeunesse meurtrie à la classe moyenne paupérisée, les citoyens sur les places madrilènes ou dans les quartiers de Stockholm appellent tous à une transition qui les inclut, les entend et leur permet de se projeter dans une autre Europe.
Les populistes ont le vent en poupe en surfant autant qu’ils l’alimentent sur les « pestes émotionnelles », ces moments de régression collective qui caractérisent les périodes d’incertitude. Or ce n’est pas le populisme qui domptera ni ne civilisera le capitalisme.
C’est pourquoi il faut impérativement que la militance politique renoue avec le désir d’Europe, au–delà de la critique légitime qu’elle en fait.
Aucune fatalité en Belgique
Le populisme s’est également emparé d’une partie du débat belge, depuis quelques années, sur le mode du « c’est la faute à l’autre » : aux Wallons, aux nationalistes flamands, aux francophones, aux immigrés… Au cœur de la « vieille Europe », la Belgique est en soi un enjeu : allons–nous démontrer que nous sommes capables de nous développer ensemble au sein d’un pays fédéralisé qui enveloppe plusieurs langues, plusieurs cultures, plusieurs peuples ? À nous de le démontrer si nous voulons redevenir un phare en Europe, pour indiquer non seulement la voie à suivre, mais les écueils à éviter.
La réappropriation et le réenchantement au–delà des politiques
Cette ambition indique le chemin. Car enfin, que pèsent la Wallonie, Bruxelles ou la Flandre face à l’internationale de la finance ? Que pèsent les agriculteurs atomisés face aux multinationales alimentaires ? Que pèse la biodiversité si les citoyens, la société civile, les partis soucieux de la justice et du long terme mais aussi des hommes et des femmes qui existent au sein de tous les partis démocratiques, ne se mobilisent pas contre les acteurs économiques mondiaux de la privatisation du vivant ?
Les écologistes d’Ecolo et de Groen ont choisi : ils travaillent ensemble à la recherche de solutions communes.
Les enjeux globaux et historiquement inédits auxquels nous sommes tous confrontés doivent nous convaincre que, même en Belgique, le champ politique ne se limite pas aux acteurs politiques au sens strict, c’est–à–dire aux partis ; la politique ne peut -s’autolimiter à un jeu fermé entre quatre ou cinq familles qui se disputent sur des questions qui ne les concerneraient qu’elles, et qui abandonnent le reste de la société au chaos des intérêts privés, moyennant de temps à autre une baisse de la TVA ou un chèque scolaire pour tout de même avoir l’air de faire quelque chose.
C’est avec l’ensemble de la société que nous devons débattre du projet que nous voulons partager pour elle et avec elle. Si nous voulons réenchanter la société pour la part qui revient au politique, nous ne pouvons passer à côté de sa repolitisation.
Remobiliser la société
Nous devons au sein des rouages de l’État défendre ceux qui doivent l’être et c’est ce que nous faisons. Est–ce suffisant ? Non. Alors comment faire pour recréer durablement un État au service de tous – et en tout cas des plus dépendants de lui – quand le mouvement ouvrier et les luttes sociales qui ont présidé à son existence se sont effondrés ? En remobilisant la société.
C’est là le chantier quotidien ouvert aux citoyens que nous sommes tous, à l’approche de 2014.
Sortir des sentiers battus
Ecolo a été créé voici trente ans, à la suite du constat qu’aucune force politique existante alors ne prenait assez en compte la complexité du réel pas plus que celle du long terme. La raison de notre entrée en politique était déjà d’orienter l’avenir dans un sens qui nous paraissait souhaitable. La situation actuelle n’a pas modifié cette donne.
Au contraire, le politique dans sa globalité a perdu du terrain par rapport à l’emprise de l’économie de marché et de la finance et, face à cela, il ne s’agit pas de consentir à en céder davantage. C’est ce que nous ferions pourtant si, dans la majorité comme dans l’opposition, nous acceptions de prendre à notre charge toutes les contradictions intrinsèques et irréductibles du capitalisme financier, alors que par ailleurs nous en contestons irrévocablement l’hégémonie.
La société héritée des Trente Glorieuses s’est fracturée, l’État n’est plus à même de faire pièce à lui seul aux forces du marché ; et à côté des oligarchies et de la cartellisation des grandes entreprises, on assiste à l’émergence d’une multitude de nouveaux acteurs. C’est une bonne chose car il y a plus dans plusieurs têtes que dans une.
Les écologistes doivent reconnaître qu’ils n’ont pas la solution tout seuls mais assumer aussi qu’ils peuvent bien plus que d’autres constituer une partie des forces d’où viendront les solutions. Car il se trouve que sans mérite excessif, nous sommes en politique mieux outillés que d’autres pour sortir des sentiers battus.
Se mettre d’accord sur ce qui doit croître et sur ce qui doit décroître
C’est pourquoi nous sommes en mesure d’indiquer le chemin d’une sortie de crise qui tienne compte de la complexité. Nous sommes de plus en plus nombreux à savoir, bien au–delà des écologistes, que « LA croissance » ne peut plus constituer ce chemin. « LA décroissance » le pourrait–elle davantage ? Face aux nombreux problèmes vitaux à résoudre, il n’y aura pas « UNE hypersolution » totalisante. Néanmoins, depuis Tim Jackson et plus récemment Richard Wilkinson et le travail mené par Etopia et d’autres acteurs de la société civile, on sait que des chemins existent pour assurer une « prospérité sans croissance » et que cela imposera des révisions drastiques du modèle productiviste.
Il faudra parvenir à débattre avec l’ensemble des forces politiques et sociales et avec les citoyens de ce que nous voulons voir croître et de ce que nous voulons voir décroître. Il s’agira ensuite de réunir un consensus le plus large possible pour le réaliser.
Disons à nos enfants qu’ils arrivent sur Terre quasiment
au début d’une histoire et non pas à sa fin désenchantée.
Ils en sont encore aux tout premiers chapitres d’une longue
et fabuleuse épopée dont ils seront, non pas les rouages
muets, mais au contraire, les inévitables auteurs.
Ariane Mnouchkine, metteuse en scène et réalisatrice