Un séminaire tenu à Bruxelles en octobre 2012 abordait le lien entre la science et la politique pour rendre l’économie verte (« Linking Policy and Science for Greening the Economy »). Les participants venaient de l’ensemble de l’Union européenne. La majorité d’entre eux étaient des scientifiques. Il y avait néanmoins plusieurs fonctionnaires devant œuvrer dans la verdurisation de l’économie. J’étais le seul politicien.
L’énorme fossé qui sépare les trois acteurs (scientifique / fonctionnaire en charge des politiques publiques / politicien[[Dans ce texte, le terme « politicien » signifie « femme ou homme politique », sans connotation péjorative.
]]) m’a amené à essayer de clarifier et de documenter les positions et postures des uns et des autres. C’est à partir d’une meilleure compréhension qu’un débat plus fécond pourra se mener.
La politique? Ou le politique?
« Relier la politique et la science[[Linking Policy and Science = enchaînement de la politique et de la science ([http://traduction.babylon.com/anglais/a-francais/ )
->http://traduction.babylon.com/anglais/a-francais/]
]] ». Mais de quelle politique parle-t-on ? Doit-on comprendre que la politique est l’œuvre des politiciens, le travail des élus entre autres ? Ou que la politique est l’œuvre de fonctionnaires qui vont concevoir et mettre en œuvre une série de mesures ?
La distinction n’est pas bénigne. D’un côté, les scientifiques s’adressent « au politique » et il faut alors chercher le lien entre les scientifiques et le politique, voire les politiciens. De l’autre côté, les scientifiques s’adressent à « la politique », c’est-à-dire à toutes les personnes qui vont concrètement écrire des textes qui, un jour, seront appliqués ; il s’agit, le plus souvent, de fonctionnaires spécialisés dans l’écriture de documents ou de notes qui proposent de suivre telle ou telle option de telle ou telle manière.
Lorsque les scientifiques décident de s’adresser à « la politique », ils devraient mieux se rendre compte qu’ils ne font que la moitié du chemin, car les fonctionnaires ne sont pas ceux qui décident. Ceux qui décident sont les élus, voire les partis dans certains pays. Si les scientifiques décident de s’adresser « au politique », ils vont rapidement se rendre compte qu’ils s’adressent à des personnes différentes. Le titre devient alors « relier la science et les politiciens ».
Mais peut-on parler de « la science » comme d’une discipline uniforme ? Les méthodes de recherche sont suffisamment différentes entre les disciplines scientifiques pour qu’on puisse parler « des sciences ».
Et peut-on parler considérer tous les hommes et femmes chercheurs comme issus d’un moule unique et parler « du scientifique » ? Au sein d’une même discipline scientifique, les points de vue pour approcher un sujet de recherche sont parfois très opposés. Et ce, pas seulement en sciences humaines.
Scientifiques et politiciens :
un ménage compliqué
Avoir un dialogue entre scientifiques et politiciens est plus compliqué que ce que pense la plupart des scientifiques. Examinons ceci au moyen d’un exemple.
Imaginons la situation suivante : une épave de voiture croupit au fond d’un jardin et son propriétaire est hospitalisé, momentanément sans possibilité d’action. Des scientifiques arrivent et déclarent : «Il faut retirer cette voiture, car elle va pourrir, polluer le sol, etc.»
Selon des scientifiques des sciences dures :
«il faut soulever la voiture»
«il faut pousser la voiture»
«il faut mettre le moteur en marche»
«il faut un mixte de toutes ces solutions»
D’après des scientifiques des sciences humaines :
«il est inutile de prévoir les moyens techniques : le marché décidera de la meilleure affectation des moyens ; dans ce cas-ci, un entrepreneur payera certaines personnes pour accomplir certaines tâches et ce sera le plus efficace»
«il faut mettre un prix pour sortir la voiture de là : 1000 EUR»
«il faut imposer une taxe si elle reste là. 1000 EUR/semaine»
Ils arrivent tous devant « le politique » avec leurs solutions… et rien ne se passe.
Pourquoi ?
La posture ‘‘solution’’ du scientifique est un problème
Dans l’exemple ci-dessus, les scientifiques apportent des solutions politiques et s’adressent indistinctement aux fonctionnaires et aux politiciens. Ils s’adressent à eux avec une posture « nous apportons la solution ». La posture est la même dans les deux catégories de sciences ; seul le contenu de la solution change :
solution 1 : résoudre techniquement un problème qu’ils nomment
solution 2 : résoudre économiquement un problème qu’ils nomment
On pourra constater une discussion entre scientifiques sur les solutions 1 ou 2, et pourtant ce n’est pas cette discussion qui va enrayer le processus.
Le problème vient de la posture «solution».
Les scientifiques ne prennent pas en considération les intérêts des parties
Les scientifiques commencent par décrire le problème auquel la société fait face, et tentent ensuite de résoudre le problème. Ce faisant, ils nient les intérêts en jeu. Intérêts poursuivis par les autres acteurs de la société.
Reprenons l’exemple de la voiture embourbée au fond du jardin.
Les fabricants de voitures proposeraient de laisser pourrir la voiture et de juste en extraire l’huile. « C’est l’action la moins chère pour tous » avanceraient-ils comme argument. Espérant que cela leur permettrait de revendre une voiture de plus, ils en profiteraient pour alléguer que cela fournirait de l’emploi. Ils délègueraient un lobby auprès du politique en charge de l’emploi, qui encouragerait ce dernier à ne pas dépenser de l’argent inutilement et à soutenir l’emploi dans un secteur en crise
Les garagistes proposeraient qu’on envoie une dépanneuse et qu’on fasse réparer la voiture, sous prétexte que cela soutiendrait l’emploi des petits indépendants, secteur en crise. Ils délègueraient un lobby auprès du politique en charge de l’économie.
Les chasseurs trouveraient que la voiture constitue un bon abri pour leurs proies et délègueraient un lobby auprès du politique en charge de l’agriculture et de la chasse pour que la voiture reste là.
Les riverains souhaiteraient que l’on restaure la vue et que l’on ne fasse pas plus de dégâts encore en sortant la voiture. Ils délègueraient un lobby auprès du politique en charge du bien-être pour qu’on enlève seulement le toit et les vitres du véhicule.
L’intercommunale des eaux organiserait une conférence de presse pour signaler le danger de pollution de la nappe phréatique.
Le politique en charge des finances signalerait que les caisses sont vides.
Le politique en charge de l’économie déclarerait qu’il n’a pas l’intention d’augmenter les impôts, car cela nuirait à la relance.
Les scientifiques qui découvrent et documentent un problème ne se préoccupent pas des raisons qui incitent certains à estimer que le problème n’en est pas un et donc des motivations/intérêts à ne pas résoudre un problème. Les scientifiques ne recherchent pas plus les raisons qui poussent d’autres à utiliser des moyens et mesures qui ont parfois peu de rapport avec le problème ou à ne pas utiliser certains moyens et mesures qui seraient pourtant efficaces.
Les scientifiques ne prennent pas en compte es idéologies, les évolutions historiques et les croyances
Lorsque les scientifiques proposent une solution (ou un mixte de solutions), ils ne se posent pas la question de savoir si celle-ci s’inscrit dans une idéologie, dans une histoire, dans des croyances.
Des solutions peuvent être délibérément écartées par l’ensemble des politiques, quelle que soit la valeur de celles-ci, pour des raisons historiques.
C’est le cas des écotaxes en Belgique. Proposées par un parti il y a quelques années, elles sont actuellement rejetées par tous les partis autour de la table. La cause : le revers électoral essuyé par le parti qui les a portées, dû notamment à l’exploitation par un autre parti d’une métaphore : « la rage taxatoire ». Aujourd’hui, le parti à l’initiative des écotaxes se rappelle de mauvais souvenirs et ne veut pas revivre une telle expérience. Les autres partis idéologiquement plutôt favorables à cette mesure refusent d’être assimilés au premier. Le parti qui a invoqué la rage taxatoire n’a pas envie d’être pris en flagrant délit d’incohérence…
La mesure « écotaxes » proposée indistinctement à l’ensemble du monde politique comme instrument scientifiquement adéquat omet le problème idéologique. En effet, certains partis voient l’augmentation de la taxation comme contraire au libéralisme économique ou à la relance.
La plupart du temps, il n’existe pas de mesure indistinctement adéquate. Il y a des mesures adéquates en fonction de certaines idéologies, évolutions historiques et croyances.
Les scientifiques ne se rendent pas en compte de l’influence de leurs propres croyances et vision du monde
Lorsque les scientifiques proposent une solution ou un mixte de solutions, ils ne se posent pas la question de savoir dans quelles croyances et vision du monde leur cadre conceptuel de définition et de résolution du problème s’inscrit. Certains scientifiques posent comme véridique et ultime le problème qu’ils dénoncent. La difficulté ne tient pas tant à la véracité du problème, mais à son caractère ultime, au fait qu’il doive être résolu. Et aussi à la capacité des scientifiques de trouver les solutions les plus adéquates. Pourtant, le phénomène de renforcement de la recherche est connu : le scientifique a tendance à affiner une méthode de recherche et non à remettre en cause la recherche qu’il vient de mener. Il subit une sorte « d’effet bocal » : il met de l’énergie à trouver à l’extérieur des éléments améliorant et corroborant sa thèse, remplissant le bocal « du même ».
La méthode scientifique a pour autre inconvénient d’approfondir la compréhension du problème de manière rationnelle et désincarnée. Or dans la société, chaque acteur dispose d’un savoir, qui est plus holistique et, tenant compte des intérêts, est aussi plus politique.
Les scientifiques ne se voient pas non plus agissant comme un élément d’un système ou d’un réseau d’allégeance, chacun pouvant être soumis à des personnes, à des institutions, que ce soit par des pressions psychologiques, des pressions financières (attribution de budgets de recherche…) ou tout autre élément qui enlève au scientifique une partie de sa liberté. Un cas exemplaire peut être trouvé dans le système d’expertise en matière d’OGM : les scientifiques européens censés éclairer « le politique » provenaient de firmes privées ou de laboratoires de recherche tous demandeurs d’un développement des OGM. Aucun avis n’a préconisé d’être prudent, de multiplier les recherches de long terme…
La prétendue liberté scientifique se base sur une hypothèse au moins partiellement fausse d’indépendance scientifique : l’indépendance absolue n’existe pour ainsi dire pas. Le scientifique est un acteur sociétal. Il n’est donc pas illogique de lui demander d’évaluer la pertinence de ses recherches face aux problèmes sociétaux et de consacrer à cette démarche des moyens délibérés collectivement. Cette idée a fait l’objet d’une proposition de décret de la Communauté française, qui demandait aux scientifiques d’évaluer leurs recherches par rapport au développement durable. L’attitude des scientifiques a été de refuser en bloc la proposition. Cette attitude étrange suscite la question suivante : pourquoi les scientifiques veulent-ils influencer les politiciens alors que les politiciens ne peuvent pas mettre des priorités sur le contenu des recherches des scientifiques ? Où le débat démocratique s’arrête-t-il ?
Le politique superflu
Le mixte de solutions techniques et économiques que les scientifiques proposent est présenté comme «idéal». Puisqu’il est idéal, il n’est plus nécessaire d’en discuter, il faut juste le mettre en œuvre. En ce sens, ceux qui « font de la politique » devraient être des techniciens de la décision.
En poussant le raisonnement plus loin, il faudrait même remplacer les politiciens par des techniciens. Selon ce raisonnement, c’est même indispensable, car les politiciens seraient tellement incompétents qu’ils ne penseraient même pas à se renseigner sur les solutions à mettre en œuvre et que ce sont des scientifiques qui doivent dépenser de l’énergie pour les informer. La liberté de pensée peut continuer d’exister, mais comme les rapports de force sont néfastes (ou ne sont pas anticipés), on peut se passer des élections. Plus besoin de voter !
Ce raisonnement peut être tenu, car le point de départ des scientifiques est erroné. En effet, les scientifiques se mettent dans une posture de « délivreur de solution ». Ce faisant, ils prennent la place des politiciens, sans être élus. On revient alors à la dictature des Lumières.
Les scientifiques devraient aussi se garder d’adopter la posture du « descripteur du problème ». Ils ne sont pas les seuls acteurs aptes à décrire « le problème ». En outre, ils ne documentent que l’un des aspects du problème.
Quelle autre posture ?
Y a-t-il moyen que les scientifiques prennent une autre posture ? Certes oui, il y a même plusieurs postures possibles.
Posture « alerte »
Dans cette posture, les scientifiques donnent l’alerte : ils expliquent en quoi la situation pose un problème et montrent la nécessité de la modifier. Ils l’expliquent de leur point de vue et avec leurs critères, sans faire référence à d’autres points de vue.
Pour que leur alerte ait plus d’écho, ils ont intérêt à faire alliance avec des segments de la société civile, en expliquant à chaque segment en quoi le problème est aussi un problème pour ce segment.
Cette posture laisse la place aux politiciens : ceux-ci, alertés, peuvent réagir.
Cette posture ne permet pas aux scientifiques d’être acteurs de la solution. Or il existe des scientifiques spécialisés dans la conception d’instruments politiques (mesures). Cette posture ne convient pas à ces derniers.
Posture « comparaison »
Dans cette posture, particulièrement adaptée aux scientifiques spécialisés dans la conception d’instruments politiques, les scientifiques comparent les avantages et les inconvénients de chaque instrument politique. Ils livrent leur travail aux politiciens, qui disposent ainsi d’arguments dans le cadre d’un débat.
Avec cette posture, les scientifiques essayent d’intégrer de la rationalité dans le choix des instruments. Mais leur rôle d’acteur reste limité.
Posture « prise de recul »
Dans cette posture, les scientifiques décryptent les stratégies et les enjeux des acteurs autour du problème et de sa résolution. C’est une posture très utile, car elle permet de distinguer quelles solutions seraient les plus acceptables.
Cette posture laisse la place aux politiciens, en leur donnant un angle de vue élargi par rapport à des alliances possibles. Cette posture donne également un rôle à la société civile, qui peut agir pour mieux mettre en valeur certains intérêts.
Posture « évaluation »
Dans cette posture, les scientifiques évaluent la politique. Cette posture n’est pas dénuée de pièges.
Les scientifiques vont-ils mener une évaluation par rapport au problème ? C’est une approche certes très intéressante, mais ce sont les scientifiques qui ont nommé le problème. Dans notre exemple de la voiture, les scientifiques peuvent évaluer les politiques destinées à faire sortir la voiture… Mais ce sont eux qui considèrent que la situation de la voiture pose un problème. Evaluer la politique par rapport à un problème qu’ils définissent eux-mêmes implique un engagement des scientifiques. Ceux-ci deviennent des acteurs à part entière. scientifique va-t-il mener une évaluation par rapport au problème ? C’est certes très intéressant mais c’est le scientifique qui a nommé le problème. Dans notre exemple de la voiture, le scientifique peut se poser la question de l’évaluation des politiques pour faire sortir la voiture… Mais c’est le scientifique qui a dit que la voiture qui reste là pose un problème. S’il prend d’évaluer la politique par rapport à un problème qu’il définit lui-même, alors il s’engage. Le scientifique devient un acteur engagé.
Les scientifiques vont-ils mener une évaluation par rapport à l’engagement des politiciens ? Dans ce cas, leur rôle d’acteur est réduit : ce ne sont pas eux qui déterminent le problème. Il vont mesurer l’efficacité et l’efficience, voire la pertinence des politiques menées.
Cette posture laisse la place aux politiciens, qui sont mis sur le grill.
Le modèle mental des scientifiques vis à vis du traitement politique
Les scientifiques souhaitent établir un lien entre ce qu’ils font et la décision politique. Ils espèrent ainsi que le monde politique aura une meilleure connaissance des travaux scientifiques et qu’il s’en inspirera. Cette espérance postule un certain modèle de la décision politique : un modèle rationnel. Mais est-ce vraiment ce modèle-là qui est d’application ?
Le modèle rationnel
Le modèle rationnel de la décision politique est illustré de différentes façons. Mais une trame constante se dégage : celle du cycle politique calqué sur le cycle de l’amélioration continue. Ce cycle est constitué des éléments suivants : existence d’un problème mise à l’agenda politique élaboration de l’action processus décisionnel mise en œuvre évaluation[[http://www.capod.org/IMG/pdf/Politiques_publiques_et_allocations_budgetaires-2.pdf
page 6
]].
Bien que la mise à l’agenda soit reconnue comme une étape ou les acteurs se confrontent et que le processus décisionnel soit décrit comme une boîte noire dans laquelle on constate que les acteurs interagissent et négocient, il n’en reste pas moins une grande forme de rationalité ! Si un problème existe et que certains acteurs marquent leur détermination à ce qu’il soit réglé, il y aurait un moment rationnel durant lequel on étudie le problème et les solutions possibles et un autre moment rationnel où on met en œuvre les politiques décidées et on les évalue.
Le modèle conflictuel/intéressé
Dans ce cadre, il est logique que les scientifiques souhaitent intervenir avec des arguments rationnels lors de l’étude du problème et des solutions et, s’ils ont trouvé le « mixte idéal » de solutions, qu’ils estiment superflue la phase « irrationnelle » de négociation et préfèrent passer directement aux phases rationnelles suivantes de mise en œuvre et d’évaluation (dictature des Lumières).
Mais ce modèle décrit-il le mieux le fonctionnement politique ?
Il existe une deuxième manière de voir la prise de décision politique : la considérer comme un combat par lequel chaque personne qui détient une partie du pouvoir essaye de maximiser sa valorisation (obtenir de la reconnaissance et recueillir plus de voix) et de réduire celle des autres.
Examinons ce qui se passe dans un exécutif. Chaque membre veut atteindre son objectif (le responsable de l’économie veut mener une politique favorable à l’emploi dans les entreprises et le responsable de la culture veut créer de nouveaux musées).
A cette fin, chacun tente de disposer du maximum de moyens (des budgets, par exemple) et de subir le minimum de contraintes (des surcharges administratives et des contraintes environnementales pour le responsable de l’économie, par exemple). Toute mesure politique qui arrive pour décision sur la table de l’exécutif va d’abord être examinée par chaque membre sous l’angle de la possibilité d’atteindre son objectif. Ensuite, chaque membre va potentiellement essayer de s’accaparer les moyens nécessaires pour atteindre son objectif et réduire les possibilités pour les autres d’atteindre le leur. Ou va se montrer conciliant, afin de rendre ses partenaires redevables.
Dans cette optique, chaque décision est analysée par rapport à la capacité qu’elle a de valoriser celui qui l’accepte, soit directement, soit indirectement parce qu’elle sert de monnaie d’échange.
Le même jugement et le même rapport de force s’établira lorsqu’il s’agira de mettre la mesure en œuvre : celui dont la mesure ne rencontre pas les intérêts bloquera les moyens, ne permettra pas la collaboration des administrations…
Evidemment, si une mesure est mal instruite et qu’un décideur n’en veut pas, celui-ci bloquera la décision en prétextant des défauts dans la mesure. Inversement, s’il est favorable à la mesure, il fermera les yeux sur les défauts.
Dans ce modèle, aucune rationalité n’est nécessaire ni utile. Une personne A peut très bien bloquer une décision pourtant rationnellement très bien construite, simplement parce que la personne B qui la porte a elle-même bloqué une autre décision de la personne A.
Si c’est le modèle conflictuel et intéressé qui est le plus proche de la réalité, alors les scientifiques ne doivent pas interagir en apportant « au politique » une description du problème et un mixte de mesures. Ils doivent œuvrer pour que beaucoup d’acteurs, différents si possible, attendent de l’ensemble de l’exécutif qu’une décision d’un certain type soit prise et que si elle ne l’est pas, les politiciens qui font entrave soient sanctionnés.
Le modèle conjoncturel / historique / temporel
On peut aborder le fonctionnement politique d’une troisième manière : en considérant que le hasard ou l’histoire le façonne.
Une mesure peut être portée par plusieurs décideurs de partis différents. Une conjoncture historique peut entraîner une série d’effets négatifs causés ou simplement amplifiés par la mesure. Une mesure généralement considérée comme bonne peut dès lors être perçue comme inappropriée à un moment donné et/ou sous une forme donnée. La mesure dans son ensemble sera alors présentée comme une erreur par ceux qui peuvent en tirer profit, indépendamment du fait que ce n’était une erreur qu’à ce moment-là et que sur la manière de l’appliquer. Dans l’opinion publique et/ou chez les décideurs, va émerger la croyance que la mesure est mauvaise et celle-ci ne sera plus prise en considération avant longtemps, même si les décideurs disposent de tous les arguments scientifiques nécessaires.
L’exemple des écotaxes belges est illustratif de ce modèle.
Inversement, un hasard de l’histoire peut amener deux décideurs à avoir le même intérêt et à trouver sur leur route des acteurs qui mettent la mesure en œuvre de manière exceptionnellement réussie. Un exécutif voisin tente la même chose et n’y arrive pas : le hasard de l’histoire.
Dans le modèle conjoncturel, les scientifiques doivent interagir avec le politique par essai et erreur, en s’adaptant au plus vite aux conditions changeantes.
Quel modèle reflète le mieux la prise de décision politique ?
Aucun des modèles décrits ci-dessus ne se rencontre tel quel dans la réalité. Chacun intervient peu ou prou dans le processus de décision politique.
Le modèle rationnel n’est certainement pas le modèle unique et il n’est pas suffisamment performant pour décrire la décision politique. Or, les scientifiques sont justement rationnels… ou croient l’être. En adoptant le modèle rationnel, ils choisissent le modèle qui leur correspond et leur convient le mieux. Ce faisant, ils prennent le risque que les liens qu’ils espèrent créer entre, d’une part, le problème qu’ils dénoncent et les mesures qu’ils proposent et, d’autre part, la décision politique restent ténus, voire décevants.
Il est possible de confronter les postures aux modèles, comme dans le tableau suivant.
La posture « solution » ne fonctionne qu’avec le modèle rationnel. La posture « alerte » peut être étendue au modèle conflictuel, si le scientifique prend la peine d’expliciter en quoi l’alerte touche plus d’un segment de la société. La posture « comparaison » ne fonctionne, elle aussi, qu’avec le modèle rationnel. Par contre, la posture « prise de recul » est particulièrement adaptée aux modèles conflictuel et conjoncturel. Enfin, la posture « évaluation », fonctionne avec tous les modèles, à condition que l’évaluation porte tant sur les acteurs (intérêts, histoire…) que sur les instruments (efficacité, efficience, pertinence).
Quels conseils aux scientifiques pour un lien fructueux avec le monde politique ?
Nous donnerons quatre conseils aux scientifiques soucieux d’établir un lien fructueux avec le monde politique
Le premier conseil est de ne pas se présenter face aux politiciens avec une posture « nous vous apportons la solution politique », appelée ci-avant une posture « solution ». D’autres postures existent comme celles de « donneur d’alerte » (posture « alerte »), de « comparateur » (posture « comparaison »), de « décrypteurs d’enjeux » (posture « prise de recul »), d’« évaluateur » (posture « évaluation »).
Le deuxième conseil est de considérer le monde politique comme irrémédiablement divisé. Bien que des regroupements soient possibles, de nombreux politiciens ont des intérêts divergents. Il n’existe donc pas de problème qui intéresse tous les politiciens, ni de mesure valable pour tous.
Le troisième conseil est de prendre conscience que la politique, c’est-à-dire l’adoption de mesures et leur mise en œuvre, n’est pas, ou pas seulement rationnelle. Elle est aussi conflictuelle et soumise à la conjoncture. Si les scientifiques souhaitent que les solutions auxquelles ils ont pensé et qui leur paraissent profitables à la société soient au moins partiellement adoptées par les exécutifs, ils doivent adapter leurs solutions et leurs discours à la conjoncture. Ils doivent, en même temps, trouver des décideurs qui ont intérêt à porter les mesures et réduire l’intérêt de rejeter les mesures chez les autres décideurs. A cette fin, ils pourront notamment user de pédagogie auprès des électeurs et s’appuyer sur les médias.
Le quatrième conseil porte sur la place des scientifiques dans la société. Les scientifiques gagneraient à prendre conscience de leur place et de leurs intérêts et croyances. Ils sont subjectifs malgré eux et leurs recherches mettent en place les mécanismes de leur propre renforcement. Pour ne pas se laisser dominer leur insu par leur pseudo-objectivité à, les scientifiques devraient cultiver leur conscience politique. Ce faisant, ils devraient multiplier les contacts avec la société civile, pour incorporer dans leurs recherches la richesse du « savoir citoyen ». Une telle démarche attirerait l’attention du politique.