L’éveil d’une conscience globale
De la conservation de la nature à la protection de l’environnement
Entretemps, la prise de conscience environnementale et écologique se sera radicalement accélérée, en Belgique comme dans tous les pays industrialisés. De la conservation et de la protection de la nature à l’écologisme en passant par l’environnementalisme, une approche de plus en plus radicale et globale s’impose en une demi-décennie dans l’espace public, le monde scientifique, les associations et finalement les partis politiques.
De Ronsard au romantisme en passant par Rousseau, la nostalgie d’un monde sauvage perdu par l’activité humaine n’a pas attendu la fin des années 1960 pour s’affirmer. Mais elle prend alors une dimension sociale et politique nouvelle, en réaction aux dommages de plus en plus graves portés à la nature et au cadre de vie quotidien.
Dans les années 1950, des associations de protection des animaux ou de certains paysages – comme la Ligue Royale Belge pour la Protection des Oiseaux (LRBPO), créée en 1922[[Historique de la Ligue Royale Belge pour la Protection des Oiseaux (LRBPO), [En ligne]<http://www.protectiondesoiseaux.be> (consulté le 25 août 2013)
]], ou « les Amis de la Fagne »[[Historique des Amis de la Fagne, [En ligne ]<tp://www.amisdelafagne.be/AF/AFpg1.htm (consulté le 25 août 2013).
]] (en 1935) ou Aves (en 1953) – ont été rejointes par des organisations qui élargissent progressivement leurs préoccupations. De la protection de la nature dans une logique essentiellement patrimoniale, on passe à la conservation de la nature qui implique une reconnaissance de l’intervention humaine dans les transformations naturelles[[BLANDIN P., De la protection de la nature au pilotage de la biodiversité, Quae, 2009.
]]. Ces associations connaissent un succès croissant[[En 1978, Aves compte 2.500 membres en ordre de cotisation, sept sections locales et organise deux cents activités par an. RAPPE A., Aves, les petits oiseaux, le social et le politique, Ecologie, Des mouvements en mouvement, La Revue Nouvelle, Octobre 1978, p.353.
]].
Il ne s’agit plus seulement de sauver les espèces vivantes menacées d’extinction, mais de s’assurer que leurs cadres de vie sont conservés. Ceux-ci ne sont plus seulement évalués en fonction des espèces vivantes qui les habitent, mais aussi au regard des apports multiples qu’ils représentent pour la société.
Dès 1948, Henry Fairfield Osborn Jr a publié un ouvrage visionnaire, traduit en français l’année suivante sous le titre La planète au pillage[[OSBORN H.-F., La planète au pillage, Actes Sud, 2008.
]]. Sa discipline est l’écologie, science inventée en 1866 par le biologiste allemand Ernst Haeckel[[Ernst Haeckel (1834-1919) était un disciple de Darwin, libre-penseur, anti-créationniste et adepte des théories racistes. PICHOT A., La société pure : de Darwin à Hitler, éd. Flammarion, 2000 (coll. Champ, 2001).
]], lequel cherchait à comprendre les interactions entre les espèces et leurs milieux de vie. Dans la seconde moitié du XXe siècle, ceux qui se feront appeler les « écologues » pour se distinguer des militants de l’écologisme, ont commencé à « ne plus considérer la nature comme ce dont l’homme est absent »[[ACOT P., Histoire de l’écologie, Presses Universitaires de France, 1988.
]]. A partir de 1953, les « Fundamentals of Ecology » de l’ornithologue, Eugene Pleasants Odum, enseignent à toute une génération de scientifiques de l’après-guerre les bases de la pensée écosystémique[[ACOT P., op.cit, p. 159.
]], leur permettant de commencer à concevoir une écologie humaine à l’interface de la nature et de la société. La compréhension du monde comme un ensemble étroitement interconnecté d’écosystèmes les amène progressivement à prendre conscience de l’impact de l’activité industrielle sur l’ensemble des espèces vivantes et, en retour, sur l’espèce humaine.
En Belgique, cette évolution se manifeste également au niveau académique. Parmi les précurseurs de l’écologie scientifique belge, figure Jean-Paul Harroy, qui a publié en 1946 une thèse de doctorat en sciences coloniales intitulée Afrique, terre qui meurt. La dégradation des sols africains sous l’influence de la colonisation. Son expérience professionnelle au sein de l’Institut des Parcs Nationaux du Congo Belge lui vaut ensuite de devenir Secrétaire Général de l’Union Internationale pour la Conservation de la Nature (U.I.C.N.). Il est aussi Résident-général du Ruanda-Urundi entre 1955 et 1962, avant de diriger le Centre d’Ecologie humaine de l’ULB où il joue un rôle important dans la prise de conscience écologique de nombreux futurs biologistes[[Jean-Paul Harroy est mort, La politique et l’écologie, Le Soir, 11 juillet 1995.
]]. Ici également, la dynamique scientifique alimente un changement de regard et contribue à l’engagement d’un nombre croissant de scientifiques dans la défense de la nature et, plus largement, de ce qu’on commençait à appeler « l’environnement ».
Tout au long des années 1960, des ouvrages de vulgarisation scientifique rencontrent un grand succès populaire. Pourtant, leur contenu est franchement inquiétant. En 1962, la biologiste américaine Rachel Carson écrit le Printemps silencieux afin de dénoncer les ravages que causent les pesticides sur la faune aviaire et tout l’écosystème. Ses cris d’alarme heurtent les intérêts de l’industrie chimique et de certains scientifiques à sa solde, mais ils débouchent sur une réglementation plus stricte sur l’usage des pesticides[[CARSON R., Printemps silencieux, préface d’Al Gore, éditions Wildproject, collection «Domaine sauvage», 2009. .
]]. Rachel Carson s’inscrit dans une lignée de grands scientifiques qui dénoncent la confiance aveugle dans le progrès technique. L’humanité entre dans « la fin de l’âge naïf de la science – celui où les progrès étaient sans retour et les découvertes sans appel »[[DELEAGE ??? citant Chodkiewicz
]]. Dans le même genre de vulgarisation scientifique destinée au grand public, il faut ajouter les productions de Barry Commoner, Gordon Rattray Taylor et Paul Ehrlich, dont le livre La bombe P, publié en 1968 et vendu à deux millions d’exemplaires, annonce qu’une famine surviendra à l’échelle planétaire entre 1970 et 1980 en raison de la surpopulation. Dans le monde francophone, l’ornithologue Jean Dorst publie en 1965, Avant que nature ne meure[[DORST J., Avant que nature ne meure, Paris Delachaux et Niestlé, 1969. Pour une recension assez large de cette littérature, voir SAINTENY G., Les Verts, Que sais-je, PUF, 2e édition corrigée, 1991, p. 60.
]].
En 1969, aux USA, des citoyens et des politiques décident que la journée du 22 avril 1970 sera déclarée « Journée de la Terre ». L’initiative est d’emblée un succès. Elle mobilise près de 20 millions de personnes dans l’ensemble du pays[[[En ligne] <http://en.wikipedia.org/wiki/Earth_Day > (consulté le 12 septembre 2013).
]]. Pour cette occasion, le cartooniste, Ron Cobb, dessine un drapeau américain strié de vert[[[En ligne] http://en.wikipedia.org/wiki/Ecology_Flag (consulté le 12 septembre 2013).
]] qui pourrait expliquer pourquoi les mouvements environnementalistes et écologistes choisissent le vert comme couleur de ralliement.
Toujours en 1969 – l’année où un homme marche pour la première fois sur la lune – le Conseil de l’Europe décrète que l’année 1970 sera l’« année européenne de la conservation de la nature »[[RIBAULT J.-P., L’année européenne de la conservation de la nature, ses résultats, ses conséquences, CIHEAM, Options Méditerranéennes N°9, 1971, p. 48-51. [En ligne], http://om.ciheam.org/om/pdf/r09/CI010426.pdf> (consulté le 26 août 2013).
]]. En Belgique, elle est placée sous le patronage du Prince Albert de Liège, le futur Roi Albert II.
Les manifestations organisées dans ce cadre incitent, par exemple, des jeunes bruxellois à créer le Groupement des Jeunes Protecteurs de la Nature (GJPN), une association intégralement autogérée par des jeunes de moins de 25 ans et ne bénéficiant d’aucun subside public[[Centre d’Archives Privé Etopia, Fonds GJPN. La courte histoire du GJPN et notamment la collection complète de son magazine « Le Courrier de la Nature » témoignent de manière éloquente des débats qui ont marqué l’émergence de l’écologie politique en Belgique francophone.
]]. Tout au long des années 70, elle fédérera une dizaine de groupes locaux se consacrant à la mise en œuvre de sa devise « mieux connaître la nature pour mieux la protéger », en organisant notamment des camps de découverte ou d’entretien de réserves naturelles.
Emergence du mouvement environnemental belge
Au mois d’août 1970, la résolution de fonder Inter-Environnement est prise dans le célèbre restaurant bruxellois « Chez Léon » où l’éditeur Dominique de Wasseige a invité Michel Didisheim, le chef de cabinet du Prince Albert, l’urbaniste Jan Tanghe, Pierre Dulieu, chef de cabinet du ministre Califice, Beauduin du Bus, conseiller en relations publiques et Mark Dubrulle, alors employé d’une entreprise de consultance et qui deviendra l’un des premiers secrétaires fédéraux d’Agalev, le parti-mouvement des écologistes flamands[[Trente ans, Quatre fédérations d’environnement, le vendredi 18 mai 2001, discours prononcé à l’occasion du trentième anniversaire de la création d’Inter-Environnement, Centre d’Archives Privé Etopia, Fonds Inter-Environnement
]]. Au départ, l’intention de ce groupe est d’influencer les dirigeants patronaux et syndicaux pour les amener à tenter de concilier développement économique et respect de l’environnement. Cependant, l’accueil poli mais indifférent qu’ils reçoivent les convainc très vite de constituer un groupe de pression fédérant les associations et comités de quartier qui commencent à fleurir dans tout le pays. Inter-Environnement est officiellement créé en 1971. Son objectif consiste à réunir des associations existantes et à « exercer toutes les pressions voulues pour que s’améliore la qualité de la vie »[[SCHOONBRODT R., Inter-Environnement ou l’action contrainte, La Revue Nouvelle, Octobre 1978, p. 357.
]].
Un de ses premiers actes est d’envoyer un mémorandum au formateur du gouvernement Eyskens-Cools. Son seul résultat concret est la constitution d’un Comité interministériel composé de représentants de 19 départements, lequel ne se réunit qu’une seule fois[[Trente ans, Quatre fédérations d’environnement, Ibid.
]]. En 1974, la volonté de constituer des espaces préservés se traduit bien dans le vote d’une première loi sur la conservation de la nature. Mais il faut attendre les années 1980 pour qu’elle soit suivie d’applications concrètes[[Ecolo, Communiqué de presse pour les dix ans de la loi sur la protection de la nature)
]].
Suivant l’évolution d’autres organisations publiques belges, la fédération nationale sera scindée en quatre entités régionales indépendantes en 1975 (Inter-Environnement Wallonie, le Bond Beter Leefmilieu en Flandre, Inter-Environnement-Bruxelles et le Brusselse Raad voor Leefmilieu). Mais son développement ne fléchit pas[[MARCEL M., Le mouvement écologique wallon et ses différentes tendances dans les années 1970, Démocratie Nouvelle, Les Amis de la Terre, Inter-Environnement-Wallonie, Mémoire de fin d’études présenté en vue de l’obtention du grade de maître en histoire, promoteur Luc Courtois, Août 2009.
]]. L’appui discret du Palais Royal incite certaines entreprises à financer la fédération, au moins jusqu’en 1975, lorsque Inter-Environnement prend enfin position contre le nucléaire[[Trente ans, Quatre fédérations d’environnement, op. cit
]].
De telles associations naissent généralement en opposition à un projet qui perturbe ou détruit un cadre de vie quotidien, un quartier, une rue. A Bruxelles, un certain nombre de combats emblématiques s’expriment contre les ravages du modernisme qui, en 1965, a fait raser la Maison du Peuple de Bruxelles, chef d’œuvre de l’art nouveau signé par Victor Horta.
Aux yeux de toute une génération de responsables publics influencés par l’idéologie fonctionnaliste, la ville est davantage un lieu de travail que de vie. Et il faut construire des bureaux que leurs occupants doivent quitter en voiture, le soir venu. La Charte d’Athènes, écrite par l’architecte Le Corbusier, n’a-t-elle pas inspiré un avant-projet de plan de secteur pour la Belgique qui prévoyait de réduire la population de Bruxelles d’un million à 650.000 habitants[[SCHOONBRODT R., Vouloir et dire la ville », Quarante années de participation citoyenne à Bruxelles, Atelier de Recherche et d’Action urbaine, AAM Editions, 2007, p. 44.
]] ?
Le 8 mai 1969, l’Atelier de Recherche pour l’Action Urbaine qui se transforme quelques mois plus tard en « Atelier de Recherche et d’Action Urbaine » (ARAU) organise une première conférence de presse. L’ARAU devient le pionnier d’une conception de la ville qui n’est plus une fonction de la société industrielle, mais un lieu de vie et d’action pour ses habitants[[Ibid.
]]. L’ARAU s’engage non seulement pour donner une vision de la ville, mais aussi pour exiger la mise en place de vrais dispositifs de concertation avec les habitants.
La Belgique de la fin des « Trente Glorieuses », période où l’économie belge connaît une croissance moyenne de 4,8%[[DORCHY H., Histoire des Belges, De Boeck, Bruxelles, 1991, p. 293.
]], est marquée par la poursuite de l’urbanisation des campagnes. De 1967 à 1976, l’émission « Ce pays est à vous » programmée par la télévision de service public belge (RTB) contribue à la prise de conscience de la valeur du patrimoine naturel ou architectural d’un pays dont les territoires sont en plein chambardement. Les habitants de certains lieux menacés par les projets immobiliers peuvent y être entendus.
En août 1970, l’émission est consacrée à la construction de Louvain-la-Neuve[[Ce pays est à vous, La construction de Louvain-la-Neuve, [Visionnable en ligne], Archives de la RTBf, http://blog.sonuma.be/la-construction-de-louvain-la-neuve/ (consulté le 20 août 2013).
]]. Le reportage oscille entre l’ancien et le nouveau, passe des chemins creux et des petites maisons en briques rouges du Brabant wallon aux grues et aux bétonneuses bâtissant, au milieu des champs de betteraves, l’Institut de génie civil, le premier département de l’Université Catholique de Louvain transféré en terre wallonne. Les habitants d’Ottignies, interrogés par les reporters, ne semblent qu’à moitié convaincus par les promesses d’« expansion économique ». Leur scepticisme s’explique peut-être par la perspective de voir naître une ville nouvelle juste à côté de leur paisible petite ville, où, contrairement au prescrit de la Charte d’Athènes, il n’est plus question de séparer spatialement les fonctions du travail et de l’habitat, mais carrément de réconcilier la ville et la campagne, en permettant de vivre et de travailler dans un lieu qu’« il ne sera pas nécessaire de déserter pour fuir le bruit, la fumée, la laideur », comme le dit alors le commentaire de la télévision publique.
Au même moment, à Bruxelles, certains redécouvrent le plaisir de la ville, en sentant souffler, comme dans d’autres villes, l’esprit de contestation de l’autorité. En mai 1971, l’émission « Ce pays est à vous » consacre cette fois un long reportage à l’organisation d’une fête originale dans le Parc Josaphat à Schaerbeek. Elle fait le récit des deux semaines folles de printemps durant lesquelles ce lieu habituellement dédié aux concerts de kiosque et aux concours de tir à l’arc, héberge des animations et des concerts (avec notamment Jacques Higelin) qui lui donnent un petit air de Woodstock, la Mecque de la contre-culture. On y voit aussi le « Ridiculous Theater », une jeune compagnie new-yorkaise, envahir les rues de Schaerbeek et provoquer la population à prendre part aux « événements ». Les organisateurs du ne cherchent pas à choquer gratuitement les ouvriers pensionnés ou les vieilles dames en tailleur strict qui ont l’habitude d’y jouer aux cartes mais à les associer à la lutte contre l’intention des ingénieurs du Ministère des Travaux publics de faire traverser « leur » parc par l’autoroute venant de Louvain et devant se prolonger jusqu’au centre-ville. Les habitants sont ainsi invités à démolir à coups de masse un petit tronçon d’autoroute symboliquement bâti non loin de l’endroit où les bétonneurs comptent le faire passer. D’autres animations, comme une course de natation organisée dans le grand étang central, ou ce panneau « prière de s’étendre », simplement posé sur une grande pelouse, montrent que le lieu appartient à ceux qui en usent et qu’il ne peut être question que quelques bureaucrates décident à leur place de son affectation, fût-ce au nom de l’intérêt général. Des convergences – inédites – surviennent. Le bourgmestre de l’époque, Roger Nols, un ancien militant wallon qui finira à l’extrême-droite, accepte d’ouvrir le parc communal aux organisateurs du gigantesque happening (et en l’occurrence la compagnie Algol, animée par Alain de Wasseige, un futur cadre de l’administration culturelle) parce que lui non plus ne voit pas d’un très bon œil le projet des Travaux publics[[Archives en ligne SONUMA.
]].
L’idéologie automobile est alors encore presqu’incontestée et les rues de Schaerbeek, montrées presque vides par le reportage de la RTB, semblent comme suspendues dans le passé, prêtes à être envahies par des armées de voitures. Ce « Printemps de Schaerbeek » manifeste le début d’un changement culturel, comme l’indiquent la gigantesque poubelle invitant les participants à y jeter leurs déchets ou cette vieille voiture deux-chevaux qu’on peut démantibuler sur les pelouses. « Que faire des déchets que nous abandonnons partout derrière nous ? », « L’environnement, un mot savant qui s’apprend par des gestes simples » : les commentaires à la fois graves et inspirés du journaliste disent l’inquiétude d’un monde confronté à l’accélération du temps, oscillant entre la nostalgie et l’utopie.
Le 29eme jour
Mais à mesure que la conscientisation environnementale s’élargit, l’utopie cède la place à un sentiment d’angoisse qui touche même les responsables des institutions internationales. Le 9 février 1972, le commissaire européen en charge de l’agriculture, Sicco Mansholt, écrit une lettre poignante au président de la Commission européenne, Franco Maria Malfatti. Le social-démocrate néerlandais vient d’affronter la colère du monde paysan en raison d’une réforme éminemment productiviste de l’agriculture. Presqu’au même moment, il a pris connaissance d’un rapport réalisé par un centre de recherche d’une université américaine, le Massachussetts Institute of Technology (M.I.T.), à la demande du Club de Rome[[BARBIERI-MASINI E., The legacy of Aurelio Peccei and the continuing relevance of his anticipatory vision, European Support Centre, Fondazione Aurelio Peccei., [en ligne], <http://www.clubofrome.org/?p=1331> (consulté le 27 août 2013).
]] : The Limits to Growth.
Visiblement, le document, qui sera publié le 12 mars 1972, l’empêche de bien dormir : « Les problèmes sont si fondamentaux, si complexes, et si étroitement liés que l’on peut se demander : y a-t-il vraiment quelque chose à faire ? », écrit-il à son président. Ce que ce haut mandataire européen pointe dans sa note interne, c’est rien moins que l’interaction entre l’évolution démographique planétaire, la surconsommation des ressources et la pollution qui menace à terme la survie de l’humanité. Il préconise de ne plus orienter l’économie vers la maximisation du PNB, mais suggère de lui substituer l’Utilité Nationale Brute (U.N.B.), comme l’a définie Dennis Meadows, un des auteurs du rapport du M.I.T. Mansholt pense que l’Europe doit diriger la manœuvre et il propose qu’une directive globale réoriente complètement l’économie vers la poursuite de l’U.N.B. Il est d’ailleurs conscient que la planification qu’il propose risque de se heurter à de fortes oppositions et renvoie aux partis politiques la tâche « de considérer les moyens de rendre cette politique acceptable aux yeux du public et, partant, de la concrétiser ».
Quelques jours plus tard, le document de travail interne à la Commission européenne est publié par le Parti Communiste Français (P.C.F.) en appui de son « non » à l’élargissement de la Communauté européenne à neuf membres. Le P.C.F. de Georges Marchais dit vouloir révéler aux Français le vrai visage d’une « Europe de la misère », désirant « stopper la croissance économique » et « abaisser le niveau de vie »[[Le texte de la lettre de Mansholt est publié par le site de la revue française Ecorev www.ecorev.org (consulté le 27 août 2013).
]]. Du coup, tous les partis français sont appelés à dire s’ils sont « zéguiste » (Zero growth) ou non. Le « coup » – rétrospectivement plutôt cocasse du P.C.F., du moins au vu de l’orientation néo-libérale et productiviste que prendront les politiques européennes par la suite – n’empêchera cependant pas le « oui » à l’entrée de la Grande-Bretagne, du Danemark et de la Norvège de l’emporter avec plus de 68% des suffrages.
La lettre de Mansholt, qui retombe assez vite dans l’oubli, illustre assez bien l’espèce de « bulle » qui se crée entre 1973 et 1976 sur le thème des limites de la croissance[[BOULANGER P.-M., Sauvy et la question de la croissance, texte pour le Colloque 50 ans après le rapport Sauvy, la population wallonne entre enjeux du passé et défis du futur, octobre 2012.
]] et qui emporte notamment un certain nombre de cercles de dirigeants du secteur privé[[Mon père, Jean-Jacques Lechat, directeur d’une filiale du groupe Bekaert à Eupen découvre le rapport à l’école de cadres Insead de Fontainebleau et entame une série de conférences dans des clubs du Rotary.
]]. Le 12 mars 1972, le Club de Rome publie donc le rapport baptisé Limits to Growth. Il sera diffusé à près de dix millions d’exemplaires et notamment en français sous le titre de Halte à la croissance ?[[DELAUNAY J., Enquête sur le Club de Rome, et, MEADOWS D. H., MEADOWS D.L., RANDERS J., BEHRENS W.W., Rapport sur les limites de la croissance, Librairie Arthème Fayard, 1972.
]] Le rapport, qui se base sur une analyse systémique et sur une série de simulations effectuées par ordinateur, prévoit qu’à moins d’un changement radical de cap, la population mondiale connaîtra une décroissance aussi brutale qu’involontaire au cours de la seconde moitié du XXIe siècle. Basé sur une modélisation complexe des interactions entre différents paramètres tels que la population, la production industrielle, la consommation de ressources, la production alimentaire et la pollution, le rapport touche le grand public, même si ce n’était pas, loin de là, la première mise en garde du genre. La métaphore qui illustre la préface, « le nénuphar qui tue », frappe les esprits. « Un nénuphar sur un étang double sa surface tous les jours. Sachant qu’il lui faut 30 jours pour couvrir tout l’étang, étouffant alors toute forme de vie aquatique, quand en aura-t-il couvert la moitié, dernière limite pour agir ? Enfant, la réponse – pourtant évidente – le 29e jour, nous troublait », écrit Robert Lattes, membre du Club de Rome pour illustrer le caractère exponentiel de la croissance démographique et économique et pour laisser clairement entendre que l’humanité est à la veille du 29ème jour… Le rapport touche le grand public ; il confirme aussi avec l’autorité de l’argument scientifique, les intuitions partielles de nombre de pionniers de la cause environnementale et écologique. « En 1972, ayant lu Halte à la croissance ?, j’ai reçu un coup au cœur parce que jusque-là, je défendais des thèses partielles : lutte contre l’érosion, pour la fumure organique et surtout contre la menace de la famine du tiers monde. (…). J’aperçois à ce moment mieux l’ampleur des menaces qui ne sont pas seulement alimentaires (…), mais aussi énergétiques, atmosphériques, aquatiques, etc. », écrira notamment René Dumont, quelques années plus tard.[[DUMONT R., Seule une écologie socialiste, Robert Lafont, 1977, p.276. Cité par SAINTENY, op.cit. p.60.
]]
La globalité du défi auquel l’humanité est confrontée inspire directement le mot d’ordre « one Planet, one People » de la première Conférence des Nations Unies sur l’environnement qui se réunit à Stockholm les 15 et 16 juin 1972. A l’extérieur du forum – auquel la Belgique envoie une délégation dirigée par le Prince de Liège qui a emmené avec lui un représentant d’Inter-Environnement -, des milliers de jeunes se réunissent en forum parallèles. Les médias les désignent déjà sous l’appellation d’« écologistes ».[[SIMONNET D., L’écologisme, Que sais-je ?, PUF, 4e édition mise à jour, 1994, p. 19.
]]
Dans le monde francophone, en particulier, le mot fait florès. Toujours en 1972, le sociologue français, Edgar Morin, publie L’an 1 de l’ère écologique dans un supplément du magazine de gauche Le Nouvel observateur[[MORIN E., L’an I de l’ère écologique, (avec la collaboration de Nicolas Hulot), Paris, Tallandier, 2007. L’an 1 de l’ère écologique est publié pour la première fois aux pages 24 et 25 du numéro spécial du Nouvel Observateur intitulé Spécial écologie, La dernière chance de la terre en juin 1972 à l’occasion de la conférence sur l’environnement organisée par l’ONU à Stockholm du 5 au 16 juin. Ce numéro est réalisé sous la direction d’Alain Hervé.
]]. C’est un des tous premiers articles destinés au grand public francophone qui vulgarise l’application de l’écologie scientifique à la critique de l’économie de croissance. D’avril 1973 à février 1981, Le Nouvel Observateur est également à la base de la publication du Sauvage, un des premiers magazines écologistes destiné au public francophone, dans lequel un certain Michel Bosquet – pseudonyme d’André Gorz signe des articles qui jettent les bases d’une doctrine de l’écologie politique.
Enfin, le 1er novembre 1972, paraît en librairie le magazine La Gueule Ouverte, le « journal qui annonce la fin du monde », au ton délibérément provocateur. Fondé par Pierre Fournier, pacifiste convaincu et journaliste à Charlie Hebdo, le périodique ne publie cependant pas que des dessins de Reiser et de Cabu ou des billets de Cavanna, qui illustrent les ravages de la société de consommation de manière aussi caustique que pédagogique[[Centre d’Archives privé Etopia, Collection « La Gueule Ouverte ».
]]. C’est aussi une sorte de « moniteur » d’un mouvement écologique naissant qui publie des masses d’informations pratiques sur les projets, manifestations, conférences et luttes en train de s’organiser. Dans la vague anti-autoritaire de l’époque, le ton du magazine est franchement rigolard. Mais progressivement, l’humeur devient moins insouciante. La Belgique comme la plupart des pays occidentaux entre dans la crise économique.
Le 18 novembre 1973, les rues, routes et autoroutes de Belgique présentent un spectacle absolument inédit. Elles sont vides de toute circulation motorisée ou presque. Confronté à la menace de pénurie provoquée par l’embargo décrété par les pays arabes en réaction au soutien apporté par les USA à Israël dans la guerre du Kippour, le gouvernement belge a, dans l’urgence, décidé de mesures de rationnement, comme l’interdiction de circuler le dimanche, de rouler à plus de 80 km/h sur les routes et à plus de 100 km/h sur les autoroutes[[RTBf-Culture, Le 18 novembre 1973, ce Jour-là les voitures restent au garage, [en ligne], <http://www.rtbf.be/culture/musique/detail_le-18-novembre-1973-ce-jour-la-les-voitures-restent-au-garage> (consulté le 3 septembre 2013).
]]. La joie de la reconquête de l’espace public dans laquelle se lancent les piétons et les cyclistes se mélange à une grosse interrogation sur la pérennité du modèle économique et social. D’un seul coup, les alarmes lancées l’année précédente par le Club de Rome sur l’impossibilité d’une croissance illimitée dans un monde aux réserves par définition limitées, semblent devenir réalité.
Ecologie contre environnementalisme
En 1974, l’émergence de l’écologie politique s’accélère dans le monde francophone. La présence d’un « candidat de l’écologie » à l’élection présidentielle française de mai 1974 n’y est pas étrangère. Dans un premier temps, le petit groupe qui a préparé cette candidature a sollicité Philippe Saint Marc, mais celui-ci refuse, en partie parce qu’il ne se reconnaît pas dans les positions qu’il juge trop à gauche du comité de soutien[[VRIGNON A., Philippe Saint Marc, op.cit.
]]. L’agronome René Dumont qui vient de publier « l’Utopie ou la mort ! » en 1973 est sollicité ; il accepte.
L’attitude à adopter par rapport à cette candidature semble avoir été l’objet d’une intense discussion au sein de Démocratie Nouvelle, comme en témoigne le communiqué que signe Pierre Waucquez le 30 avril 1974. Dans un premier temps, D.N. « apporte son appui moral et politique à la candidature du professeur Guy Héraud, président du Parti Fédéraliste Européen et membre de l’Internationale Fédéraliste dont la campagne s’inscrit sous le triple mot d’ordre du Fédéralisme européen, de l’Autonomie des régions et de l’autogestion ». Mais ensuite, le même communiqué « souligne par ailleurs la pertinence des thèses défendues par l’écologiste René Dumont dans son combat courageux pour la survie de l’humanité ». Enfin, D.N. soutient, au second tour, le vote pour le candidat socialiste François Mitterrand « qui, en dépit de divergences d’idéologie, représente un progrès contre le conservatisme »[[DEMOCRATIE NOUVELLE, N°00, Mai 1974.
]]. René Dumont ne recueille qu’un petit score : 1,32%. Mais l’objectif de son comité de soutien est atteint : la notoriété de l’écologie a fait un pas de géant. Quant au fédéraliste Guy Héraud, il doit se contenter d’un score microscopique de 0,07%…
Progressivement, la thématique écologique émerge dans D.N.. En septembre 1974, D.N. fait une recension du livre « La Nature et l’Argent » écrit par Franz Foulon, conservateur du parc naturel de Furfooz. L’auteur de la recension, Jean-Gaston Humblet, cite Saint Marc, selon lequel « ce serait une étrange erreur que penser conserver la Nature en maintenant inchangé le système économique qui la détruit »[[HUMBLET J.G., La nature et l’argent, Démocratie Nouvelle N°1, septembre 1974.
]].
Le mois suivant, D.N. publie l’appel lancé trois ans plus tôt en 1971 par 2.200 scientifiques au secrétaire général de l’ONU, U Thant, concernant la dégradation de l’environnement planétaire. Bien que les constats soient graves (diminution des ressources naturelles, surpopulation, famines, guerre…), les scientifiques veulent croire en la capacité de l’humanité de se ressaisir. Dans un bref commentaire suivant la reproduction de l’appel, Paul Lannoye ne cache pas son scepticisme : « Bien sûr, la prise de conscience s’accentue mais, parallèlement, la situation se dégrade encore et les pouvoirs politiques inconscients ou timorés ne font pas grand-chose »[[LANNOYE P., Il y a trois ans déjà…, Démocratie Nouvelle N°2, octobre 1974.
]].
D.N. ouvre les colonnes de son mensuel aux luttes de défense de la nature et des paysages. Elles y côtoient des articles sans dimension environnementales, consacrés par exemple à la Révolution des œillets au Portugal ou aux nombreux conflits qui opposent des enseignants du réseau libre catholique à l’arbitraire de leurs pouvoirs organisateurs…
A l’automne 1974, Suzanne Moons critique vivement un projet de contournement à quatre bandes de Profondville, le long de la vallée de la Meuse, se plaignant que « partout, on sacrifie systématiquement au facteur rendement tout ce qui fait le charme de la vie »[[MOONS S., Profondeville, Remise en question du projet de contournement, Démocratie Nouvelle N°3, novembre 1974.
]]. En pleine crise économique, à un moment où la Belgique compte déjà 300.000 chômeurs, le secteur automobile connaît des ventes record. D.N. prend conscience du fait que sortir de la dépendance de la voiture demande des réformes en profondeur et des changements de style de vie ainsi qu’une réorientation politique. Or, le gouvernement Tindemans se garde bien de toucher au budget des Travaux publics : « du côté des autoroutes, la crise ne se fait pas sentir »[[LAMBERT G., Haro sur les services publics !, Démocratie Nouvelle N°18, avril 1976.
]].
D‘autres bétonneurs sont pareillement épinglés, comme les ingénieurs en charge de l’hydraulique agricole. Jean-Paul Herremans, administrateur du Groupement des Jeunes Protecteurs de la Nature (G.J.P.N.), s’en prend à ce service du ministère de l’agriculture qui, sous prétexte d’efficacité et de rendement, cure et bétonne les rivières, comme si c’étaient de simples égouts, sans prendre aucunement garde aux biotopes qu’elles hébergent[[HERREMANS J.-P., Des milliards pour la mort de nos rivières, Démocratie Nouvelle N°12, septembre 1975.
]].
L’identité écologiste de D.N. s’affirme progressivement. Et un tout petit début de mise en réseau internationale se dessine. Paul Lannoye rencontre ainsi René Dumont à la sortie des studios de la RTB où l’ex-candidat à la présidentielle est invité le 15 décembre 1974[[Démocratie Nouvelle N°5, janvier 1975.
]].
Parallèlement, D.N. se montre progressivement critique par rapport aux associations de protection de l’environnement. En octobre 1975, Paul Lannoye signe un article titré « Où en est le mouvement écologique ? » où il dresse un bilan peu flatteur de l’action des défenseurs de la nature et de l’environnement[[LANNOYE P., Où en est le mouvement écologique ?, Démocratie Nouvelle N°13, octobre 1975.
]]. Il y soutient que le paysage wallon est dévasté par des travaux autoroutiers et routiers démesurés, par l’extension des zones industrielles ; que la pollution de l’eau et de l’air n’ont pas été enrayées, etc. Certes, les protecteurs de la nature ont obtenu des mesures comme la protection des eaux de surface, mais elles sont insuffisantes. Sa critique est aussi sociale. Si un projet de barrage sur la Lesse a pu être empêché, c’est plus à cause des résidences secondaires qui s’y trouvent qu’à cause des écologistes… Les actions menées à la base sont bonnes et constituent un premier pas en direction de l’autogestion, mais il manque aux défenseurs de la nature « une vision globale » : « Il n’y a pas de mouvement écologique dans notre pays mais un hochepot d’associations aux motivations les plus diverses. On y trouve le meilleur mais aussi le pire », clame le physicien. A ses yeux, le pire, c’est lorsque les associations prolongent l’action de notables et de nobliaux voire de politiciens locaux. « Ils sont encore trop nombreux ceux qui bornent leur horizon à la protection du coq de bruyère et ne veulent sous aucun prétexte élargir leur vision des choses ; pour eux, la protection de la nature n’a rien à voir avec la politique mais est une activité culturelle au même titre que le cinéma ou la sculpture. Ils ne font pas de politique ; ils la laissent faire par les autres, c’est-à-dire le pouvoir en place. Ils sont récupérés sans le savoir ».
Lannoye ne voit pas d’un meilleur œil le regroupement de ces associations dans des fédérations comme l’Entente Nationale pour la Protection de la Nature ou Inter-environnement (qu’il ne cite pas) : « la cohabitation actuelle de tous les protecteurs de la nature, aux options souvent divergentes, dans des organisations communes a pour conséquence d’annihiler les efforts des éléments progressistes et d’empêcher la naissance d’un vrai mouvement écologique ». Le reproche d’apolitisme, voire de conservatisme n’est pas loin.
Selon l’animateur de D.N., ce qui manque aux organisations environnementales, c’est de s’intégrer dans un projet global de société telle que celui offert par Démocratie Nouvelle : « c’est parce que nous croyons à l’urgence d’une action concertée et cohérente que nous avons diffusé notre projet de société, un projet qui entend faire du respect de la nature un objectif prioritaire ». Et ce projet ne peut se réduire à assurer la qualité de vie et le respect de la nature au bénéfice d’une minorité : « le centre de nos préoccupations c’est l’épanouissement des hommes, de tous les hommes ; la nature et ses bienfaits ne peuvent être réservés à une classe de privilégiés et la lutte contre la pollution ne peut être supportée par les seules classes laborieuses. C’est là un préalable qu’il fallait rappeler »[[En novembre 1975, D.N. publie la réplique indignée du Président des Naturalistes de la Haute-Lesse, P. Limbourg, qui se demande où sont les luxueuses villas évoquées par Lannoye et le prie de ne plus lui envoyer le périodique de D.N. « qui pourra ainsi davantage venir en aide aux éléments progressistes du mouvement écologique ayant une vision globale de la société et non récupérables par le pouvoir ». Démocratie Nouvelle N°14, Novembre-Décembre 1975.
]].
De démocratie nouvelle aux amis de la terre
La lutte antinucléaire : un combat fondateur
La lutte contre le programme nucléaire offre une occasion de montrer la nécessité d’un mouvement politique fort, autonome, structuré autour du fédéralisme intégral et de l’écologie. Elle permet à D.N. et bientôt également aux Amis de la Terre de se démarquer d’Inter-Environnement, qui ne rejoint le front anti-nucléaire qu’en 1977. L’industrie nucléaire, ses intérêts privés, ses relais politiques et son opacité fournissent ainsi un terreau identitaire durable pour les écologistes de toute l’Europe. La Wallonie et la Belgique ne font pas exception, même s’il faut bien constater que la mobilisation y reste plutôt modeste.
La décision de construire les premières centrales belges à Doel et à Tihange est prise à partir de 1968 et ne rencontre au départ quasiment aucune opposition. En Belgique, le nucléaire ne fait pas débat avant 1974. En 1965, la RTB consacre une édition de son émission « Wallonie 65 » à l’enjeu énergétique. Le journaliste Henri Mordant – futur président du R.W. à partir de 1979 – y présente le nucléaire comme une étape obligée pour la Wallonie[[Cité par MOONS A. p. 53
]]. Il est vrai qu’à l’époque, seul son volet militaire préoccupe une partie de la gauche pacifiste. Paul Lannoye ne commence à s’intéresser réellement aux dangers du nucléaire civil que dans les années 1970. En Belgique, au moment de la création de D.N., il n’existe que quelques locales très peu peuplées de l’Association pour la Protection contre les Rayonnements Ionisants (APRI), une association créée en France en 1962 par l’instituteur Jean Pignero. On y trouve notamment l’écrivaine verviétoise, Michelle Beaujean, qui sera aussi une des fondatrices de la section belge des Amis de la Terre et ensuite militante à Alternative Libertaire sous le pseudonyme de « Chiquet Mawet », période où elle prendra nettement ses distances par rapport à l’écologie politique organisée[[Wikipedia, Chiquet Mawet, <http://fr.wikipedia.org/wiki/Chiquet_Mawet > [En ligne] (consulté le 12 septembre 2013).
]].
A partir de 1972, le magazine La Gueule Ouverte, que Lannoye lit régulièrement, publie de nombreux articles consacrés à la lutte antinucléaire. Son animateur, Pierre Fournier, participe à la lutte contre la centrale nucléaire de Bugey dans l’Ain[[La Gueule Ouverte N°5, Mars 1973. Pierre Fournier tient deux pages consacrées à la lutte anti-nucléaire dans Charlie-Hebdo, et cela depuis sa création en novembre 1970. C’est Bernier, le patron de Charlie-Hebdo qui, en 1972, propose à Fournier de créer un mensuel, consacré à l’écologie, dont il serait le responsable. Ce sera La Gueule Ouverte. C’est encore Fournier qui a organisé, en utilisant les colonnes de Charlie-Hebdo pour en assurer la publicité, la première manifestation anti-nucléaire en avril 1971 à Fessenheim en Alsace, et ensuite la deuxième manifestation qui a connu un succès retentissant avec 15.000 manifestants le 10 juillet 1971 à Bugey dans l’Ain. Le succès est tel que la presse a été obligée d’en faire l’écho (précisions apportées par Jean Liénard).
]]. C’est en lisant La Gueule Ouverte que Paul Lannoye est incité à se rendre à Versailles pour assister à une conférence que l’association Nature et Progrès organise sur le thème du nucléaire. Deux scientifiques américains critiques du nucléaire y participent, le biologiste Arthur Tamplin et le physicien John Gofman[[Interview de Paul Lannoye par Benoît Lechat, les 30 septembre et 9 octobre 2010.
]].
En septembre 1974, soit quasiment à la veille de l’inauguration de la première centrale nucléaire de Tihange, Démocratie Nouvelle soutient que le gouvernement belge a l’intention de construire dans la seule vallée de la Meuse pas moins de cinq centrales nucléaires d’une puissance totale de 4.200 Mégawatts (MW).
« Outre les centrales de Chooz (en France) et de Tihange, il est prévu une centrale de 1000 MW à Visé, une autre de même puissance à Andenne et une seconde unité à Tihange ». Le ton de l’article est encore relativement mesuré et ne prend pas formellement position contre le nucléaire, annonçant cependant que « la commission de l’Environnement de Démocratie Nouvelle » a été chargée de l’étudier et de déposer un rapport dans le plus bref délai ».[[LANNOYE P., Tihange, Indépendance énergétique ou pollution nucléaire ?, Démocratie Nouvelle N°1, septembre 1974.
]] Le physicien évoque cependant le « courage » de l’APRI et de « Survie Meuse », deux petites associations (la dernière est animée par un certain Maurice Eugène André, un militaire retraité avec lequel Les Amis de la Terre et les Ecolos auront par la suite quelques tensions…), qui tentent d’alerter le public sans guère obtenir l’attention des médias. Et cela même si Lannoye cite un long extrait d’un appel de 200 médecins européens demandant l’arrêt du nucléaire parce que celui-ci est « un danger pour l’humanité et pour toute la biosphère ». Le numéro suivant de D.N. rapporte que plusieurs membres de D.N. ont visité la centrale de Tihange dont l’ouverture est imminente et « ont pu se rendre compte du peu de cas que l’on se fait de l’information du public ».
Mais le 23 octobre 1974, au cours d’une conférence de presse organisée à Bruxelles, Démocratie Nouvelle présente un dossier spécial : « L’Industrie nucléaire en question ». L’organisation namuroise lance aussi une campagne d’affichage. Sous le titre choc « Vous et plus encore vos enfants sont en danger de mort », l’affiche affirme qu’avec l’accord de tous les partis politiques, il y aura bientôt onze centrales en Belgique, dont cinq dans la seule vallée de la Meuse : « la loi autorise ces centrales à rejeter une radioactivité qui augmentera de 10% le nombre de cancers et de leucémies, de 5 à 50% les cas de diabète… Allez-vous accepter cela pour satisfaire les intérêts de la Westinghouse et des compagnies d’électricité ? »[[Démocratie Nouvelle dit non à l’industrie nucléaire, Démocratie Nouvelle N°3, novembre 1974. A l’époque, Westinghouse est la multinationale américaine qui a repris (en partie) les ACEC de Charleroi qui s’étaient lancées dès le début des années 1960 dans la construction de centrales nucléaires.
]]. Mais, plus fondamentalement encore, D.N. juge que « le nucléaire est le meilleur révélateur de l’absurdité d’un système qui a fait de la croissance à tout prix son évangile et qui croit aveuglément en la technique, même si c’est au mépris de la personne humaine »[[Le front d’action anti-nucléaire est né, Démocratie Nouvelle, N°3, Novembre 1974.
]]. En Belgique francophone, la lutte anti-nucléaire est d’abord une affaire mosane, notamment parce que les centrales ont besoin de quantités importantes d’eau. Mais la mobilisation de la population n’est pas du tout comparable à celle que les projets de centrale provoquent en Allemagne, par exemple à Wyhl dans le Bade-Würtemberg où les agriculteurs et les représentants de la contre-culture s’allient dans une lutte de longue haleine.
La Wallonie ne voit pas de convergence populaire entre la lutte anti-nucléaire et un régionalisme s’opposant au centralisme d’Etat, comme c’est le cas à la même époque en Bretagne ou en Alsace[[Pour le sociologue Alain Touraine, l’action antinucléaire « n’est pas isolable d’un ensemble de campagnes contestataires parmi lesquelles la lutte pour l’autonomie des régions et pour la démocratie locale contre l’appareil administratif centralisateur et autoritaire ». (Touraine, A. (dir.), Mouvement sociaux d’aujourd’hui. Acteurs et analystes, Paris, 1982). En Wallonie, à Andenne entre 1976 et 1978, il y a bien une convergence populaire, on le verra, entre écologistes antinucléaires et population locale, mais cette convergence n’a qu’une portée locale, relevant quasiment de l’effet nimby (« not in my backyard », « pas dans mon jardin »).
]]. Est-ce parce que dans la vallée de la Meuse, la présence d’industries lourdes fortement polluantes n’est pas récente et que le nucléaire, par son côté futuriste, peut apparaître comme une technique prometteuse d’emplois dans une période de désindustrialisation?
Démocratie Nouvelle suscite, par ailleurs, la création d’un Groupe Interuniversitaire pour l’étude des problèmes de l’énergie (GIPE). Celui-ci demande un moratoire de deux ans et l’organisation d’un débat public avant toute implantation de nouvelle centrale. Un des signataires, Georges Thill, explique que ceux-ci ne sont que « des citoyens comme les autres, que leur formation professionnelle met peut-être plus à même d’aborder la lecture de dossiers techniques de toutes sortes » et qui refusent « une information unilatérale sollicitée par des intérêts économiques puissants »[[WAUCQUEZ P., Les scientifiques belges dans la bataille, Démocratie Nouvelle N°9, Mai 1975.
]].
La crise du pétrole et l’inflation qu’elle alimente poussent la Commission européenne à tabler sur l’existence de 200 centrales nucléaires en Europe en 1985. La lettre de Sicco Mansholt paraît bien loin… Mais ces plans suscitent une inquiétude croissante. Le 30 janvier 1975, les fédérations Inter-Environnement donnent une conférence de presse dans laquelle elles demandent « un moratoire sur de nouvelles décisions avant un examen plus approfondi », cette prise de position entraîne aussitôt l’arrêt de leur financement par l’Association des Entreprises Electriques de Belgique[[MOONS A. op.cit. p. 34 .
]].
En février 1975, la Revue Nouvelle – dont fait partie Georges Thill – publie un dossier consacré à l’énergie et au nucléaire « Energie, qui décide en Belgique ? ». La revue met en question les processus de décision et évoque l’existence d’un lobby de l’énergie dépourvu de contrepoids démocratique[[La Revue Nouvelle – Energie : qui décide en Belgique ?, N°2, Février 1975.
]] . Le mois suivant, le ministre de l’économie, le démocrate-chrétien André Oleffe, bloque pour une durée de trois mois le programme nucléaire belge, le temps qu’une commission des sages donne un avis sur la poursuite de celui-ci, sans remettre en question les choix opérés jusque-là…[[MOONS A., op.cit. p. 68.
]] Le nucléaire commence enfin à faire débat.
Le 19 juin 1975, un Front d’Action Anti-Nucléaire (FAAN) appelle à une manifestation le 13 septembre suivant, car le rapport de la Commission des sages est attendu pour la fin du mois. Le FAAN regroupe D.N., « Survie Belgique », l’APRI, le front anti-nucléaire flamand VAKS (Verenigde Aktiegroep voor kernstop), des associations de pêcheurs, les jeunes protecteurs de la nature (le GJPN) et quelques groupes locaux[[Le front d’action anti-nucléaire est né, Démocratie Nouvelle N°11, août 1975.
]]. Les fédérations environnementales n’en font pas partie[[Trente ans, Quatre fédérations d’environnement, op. cit, p.7.
]].
La première manifestation antinucléaire wallonne ne réunit guère plus de 800 personnes. Ce n’est pas si mal pour un début… Dans l’édito qu’il consacre le mois suivant à la manifestation, Lannoye avance que certains acteurs (qu’il ne désigne pas) ont laissé entendre qu’un « parti politique » (D.N.) se sert du combat antinucléaire pour faire campagne. L’explication de l’auteur de l’article est éclairante : « en participant de manière radicale au mouvement anti-nucléaire, Démocratie Nouvelle a choisi un juste combat (…) qui a (…), l’immense mérite d’être parfaitement exemplaire. Notre démarche est claire, elle consiste à mener toute action s’inscrivant dans le sens de l’avènement d’une société fédéraliste, autogestionnaire et écologique. Un point c’est tout. Quel que soit le poids électoral futur que Démocratie Nouvelle puisse avoir, son influence extérieure sur les partis est d’ores et déjà importante. Leurs réactions le montrent »[[LANNOYE P., Après Andenne, Le sens d’un engagement, Démocratie Nouvelle N°13, octobre 1975.
]].
La fin de Démocratie Nouvelle : vers le mouvement écologiste
En 1975, Démocratie Nouvelle envisage donc encore de participer aux élections. Il est vrai que les années 1970 ressemblent à une campagne électorale quasiment ininterrompue : sur la décennie, il n’y a que trois années sans scrutin! De 1976 à 1979, pas moins de quatre élections succèdent. L’instabilité politique belge est particulièrement propice à la constitution d’une nouvelle force politique. Mais elle sollicite une énergie considérable de la part de tous les militants bénévoles qui s’engagent à D.N., puis aux Amis de la Terre et dans les listes écologistes qui préfigurent Ecolo.
Dans la perspective des communales du 10 octobre 1976, le premier scrutin communal faisant suite aux fusions de communes, D.N. suscite la constitution de la liste « Combat pour l’Ecologie et l’Autogestion » qui se présente à Namur. C’est la toute première fois que le mot « écologie » apparaît sur une liste électorale en Belgique. Officiellement, la liste est censée résulter d’une « concertation fructueuse » avec des militants issus d’autres organisations, comme « Namur 80 », le Mouvement Chrétien pour la Paix, la Jeunesse Ouvrière Chrétienne ou un « Comité Namurois pour la Liberté d’Expression ». Mais en réalité, l’essentiel de l’initiative revient à D.N. et la plupart des candidats sont issus de ses rangs[[MAHOUX P. et MODEN J., Le mouvement Ecolo, Centre de Recherche et d’Information socio-politiques, Courrier hebdomadaire, CH 1045-1046 – 22 juin 1984, p.5.
]].
D.N. justifie sa participation par une volonté d’avancer des propositions « qui modifient profondément la nature des élections ». Son ambition est de faire progresser le fédéralisme intégral et l’autogestion communale, en les proposant directement aux Namurois. La liste diffuse ainsi un tract appelant les « habitants des petites communes du Grand Namur » à protester contre la disparition des listes locales au profit des grands partis en constituant un comité de quartier « élu et contrôlé par vous », ainsi qu’en réclamant le droit d’initiative et le référendum. Les fédéralistes intégraux invitent les nouveaux citoyens namurois – qui viennent d’être rattachés au grand Namur dans le cadre des fusions de communes – à autogérer leurs villages et à voter pour la liste « Combat » dont le but est précisément de leur donner « réellement la parole ». La liste présente, par ailleurs, un certain nombre de priorités sociales et écologique (espaces verts, soutien aux PME non polluantes, lutte contre le gaspillage…). L’appel de D.N. a beau être enthousiaste, le « test de popularité » n’est pas encore très concluant. La Liste « Combat » recueille tout juste 1,9% des voix sur Namur[[Ibid.
]].
Au lendemain des élections, Lannoye tire les enseignements du scrutin. Tout d’abord, il condamne sa personnalisation croissante et constate la défaite des listes progressistes, comme celles qui ont rassemblé des socialistes et des démocrates-chrétiens. Il se réjouit de la « raclée magistrale », prise par un R.W. qui limite les dégâts là où il attire des électeurs de droite avec des personnalités comme Jean Gol, « connu pour ses positions droitières et même réactionnaires ». Mais surtout, Lannoye constate que, pour la première fois, des « listes écologiques » se présentaient en Wallonie. A Mons, la liste « Vivre-Combat pour l’Environnement » qui défend des thèmes tout à fait comparables à ceux de « Combat pour l’écologie et l’autogestion » réalise un score de 2,1%. Elle est animée notamment par Jean Liénard qui est une des chevilles ouvrières de la section belge des Amis de la Terre et par l’avocat François Colette qui sera lui aussi très actif dans la création d’Ecolo. A Charleroi, une liste « Blanche neige et les sept nains » (Parti de Blanche Neige Zé des sept nains – P.B.N.Z.). – qui se propose de « blanchir le pays noir » ne réunit que 0,4% des suffrages[[MAHOUX-MODEN, op. cit, p. 5.
]]. Un de ses animateurs est le poète et écrivain wallon André Gauditiaubois[[LEROY M., Voyage chez l’homme qui écrit pour William Dunker, Le Soir, 18 janvier 2006.
]]. En 1976, la naissance de l’écologie politique wallonne n’est pas un monopole namurois. Mais tant que la section belge des Amis de la Terre n’a pas pris sa vitesse de croisière, D.N. est la seule organisation réellement structurée et disposant d’un périodique diffusé dans toute la Wallonie et à Bruxelles.
Au lendemain du scrutin, D.N. se réjouit des 1200 électeurs namurois qui ont fait confiance à « Combat » et ont donc marqué leur accord sur un programme « à la fois révolutionnaire et non conformiste ». Surtout, elle se réjouit que l’objectif de diffusion et de popularisation des options autogestionnaire et écologique ait été atteint comme en témoigne « les multiples témoignages de sympathie et les adhésions ». Le scrutin communal d’octobre 1976 constitue la première étape d’une longe liste d’élections qui vont permettre de renforcer la notoriété de l’écologie politique. La constitution du nouveau mouvement social et l’émergence de sa forme électorale sont quasiment contemporaines.
Mais la transformation des fédéralistes intégraux en écologistes rend leur réceptacle initial de plus en plus exigu. Dès le mois d’août 1976, le périodique lance à ses abonnés un appel au secours. Sous le titre « D.N. in memoriam ? », l’organisation souligne que malgré son succès, la publication de chaque numéro est déficitaire. Si les lecteurs veulent que leur revue survive, il faut impérativement augmenter le nombre de ses abonnés. Les envois promotionnels n’y font rien. Les personnes qui pourraient se mobiliser restent désespérément passives[[Dans l’éditorial du numéro 14 de Démocratie Nouvelle, Jean-Marie Maizières estime qu’il faut au moins 1000 abonnés supplémentaires pour que la revue survive, et il regrette que les envois de plusieurs centaines d’exemplaires promotionnels ne soient pas suivis de réponse. (MAIZIERES J.-M., Faire le point, Démocratie Nouvelle Novembre-Décembre 1975). Le 16 novembre 1976, Suzanne Moons écrit aux membres de D.N. pour les inviter le 12 décembre à une réunion spéciale qui « prendra une décision irrévocable quant à l’avenir du journal ». (Centre d’archives privées Etopia, Fonds Donat Carlier).
]]. Le soutien de Pierre Waucquez s’est réduit, non seulement parce qu’il ne touche plus ses indemnités parlementaires mais également parce l’activité de son entreprise commence à être affectée par la crise[[Interview de Pierre Waucquez par Donat Carlier, 1999.
]].
Surtout, il apparaît de plus en plus clairement que le temps est venu d’élargir davantage le mouvement notamment pour renforcer la lutte antinucléaire et faire bouger les partis politiques traditionnels. D’une certaine manière, Démocratie Nouvelle a pleinement joué son rôle en accumulant un bagage d’idées et d’expériences et en commençant à mettre un certain nombre de personnes en réseau. Le petit esquif namurois, insensiblement, se fond dans le nouveau vaisseau écologiste qui est en train de prendre le large grâce à la création de la section belge des Amis de la Terre.
Les Amis de la Terre : des écologistes en réseaux
L’année 1976 n’est pas seulement marquée par la participation aux élections communales du mois d’octobre. Dès le mois de février, une nouvelle organisation apparaît dans le paysage vert avec la création de la section belge des Amis de la Terre. En se mettant à la pointe de l’organisation de la lutte anti-nucléaire, D.N. a permis la rencontre de personnes qui partagent la même sensibilité démocratique et écologique, comme Paul Lannoye et Jean Liénard, ingénieur technicien chimiste à la Faculté Polytechnique de Mons.
C’est en 1972, en lisant l’hebdomadaire français Le Nouvel Observateur, que Jean Liénard a découvert l’adresse des Amis de la Terre France et s’est abonné à leur revue : Le Courrier de la Baleine. Il y a lu avec passion les articles consacrés au nucléaire et aux impacts sanitaires de l’industrie chimique qu’il connaît bien. A l’époque, elle est fort représentée dans sa région de Mons. Liénard découvre ainsi que les Amis de la Terre français font partie du réseau international des Friends of the Earth qui ont été fondés en 1969 aux USA par David Brower, alors président du Sierra Club, association environnementale créée en 1892. Dès l’origine du nouveau mouvement, Brower a voulu relier la destruction de la nature à l’évolution globale de la société[[SAMUEL P., Histoire des Amis de la Terre, 1970-1989, 20 ans au cœur de l’écologie, document téléchargeable sur le site des Amis de la Terre-France. http://www.amisdelaterre.org/IMG/pdf/Histoire_des_AT_1970-1989.pdf (consulté le 10 novembre 2013).
]]. Contrer la première implique d’agir sur la seconde de manière globale et coordonnée. L’année même de la création des Amis de la Terre aux USA, des antennes du mouvement sont lancées en Grande-Bretagne et en France. A la fin de 1969, le journaliste Alain Hervé et Ewin Matthews, un avocat américain résidant à Paris, ont mobilisé une équipe d’une quinzaine de personnes. Ils disposent d’un local installé au 25, Quai Voltaire, prêté par le journaliste Philippe Viannay, grand résistant. Un comité de parrainage est constitué de personnalités illustres, comme Claude Lévi-Strauss, Marguerite Yourcenar, Théodore Monod et Jean Rostand[[Ibid.
]].
L’appel lancé dans la presse française fait très rapidement affluer les demandes d’adhésion, parmi laquelle figure celle de Jean Liénard. Dès lors, quand celui-ci entend à la RTB la recension de la conférence de presse organisée le 23 octobre 1974 par Démocratie Nouvelle pour présenter son dossier sur le nucléaire, il prend rapidement contact avec Paul Lannoye, afin de l’inviter à Mons. Une conférence-débat y est organisée le 23 mai 1975[[Interview de Jean Liénard par Benoît Lechat, le 3 juin 2010.
]]. Rapidement, les deux hommes évoquent la création d’une section belge des Amis de la Terre et écrivent aux Amis de la Terre français qui les convient à Paris, dans leurs locaux du Quai Voltaire. Jean Liénard, qui met à profit ses vacances de l’été 1975 pour effectuer le déplacement, y fait la connaissance de Brice Lalonde et surtout de Pierre Samuel, mathématicien qui a cofondé quelques années plus tôt l’association « Vivre et Survivre ». Pierre Samuel explique alors à Liénard le mode d’emploi des Amis de la Terre[[Ibid.
]].
L’association est créée sous la forme d’une ASBL lors d’une réunion qui a lieu à Huy le 13 février 1976. Bien qu’invité, Liénard n’y participe pas, « pour cause de verglas sur les routes »[[SAMUEL P., op.cit.
]]. Le premier conseil d’administration compte, outre Paul Lannoye, son épouse Nicole Martin, Roland Libois (professeur de zoologie à l’Université de Liège et membre de l’association ornithologique AVES) et Georges Trussart[[Statuts de l’ASBL Les Amis de la Terre Belgique, Centre d’archives privées Etopia, Fonds Amis de la Terre.
]].
Les Amis de la Terre Belgique et Démocratie Nouvelle coexistent donc pendant une petite année. Jean Liénard participe aussi avec l’avocat montois François Colette à la confection de la liste communale montoise « Vivre-Combat pour l’Environnement » et c’est par son intermédiaire que des contacts sont noués avec la liste « Combat » de Namur. Une réunion d’évaluation qui associe également les carolos de « Blanche Neige et les sept nains » a d’ailleurs lieu à la fin de 1976[[TIMMERMANS J, Une autre manière de faire de la politique ?, Mémoire de licence en information et Arts de Diffusion, Faculté de philosophie et lettres, Université de Liège, 1982. Il s’agit d’un document très précieux parce qu’il contient de nombreuses indications sur la période précédent la création d’Ecolo. Centre d’Archives privé Etopia.
]].
Les deux derniers numéros de Démocratie Nouvelle qui datent de septembre et d’octobre-novembre 1976 évoquent l’existence des Amis de la Terre[[Démocratie Nouvelle, N°21 et LANNOYE P., Les amis de la terre contre le nucléaire, N°22, septembre et octobre-novembre 1976.
]]. La nouvelle association y occupe une page complète avec un dossier consacré au rapport de la Commission d’évaluation en matière nucléaire.
Dans un communiqué annexé à ce dossier, les Amis de la Terre dressent un parallèle quelque peu audacieux entre l’intérêt que suscite à l’époque le débat sur la dépénalisation de l’avortement et le nucléaire : « les condamnations à mort anonymes qu’implique l’acceptation du parc nucléaire tel qu’il est prévu en Belgique démentent le prétendu respect pour la vie qui inspire, paraît-il, les hésitations de nos mandataires politiques face au problème de l’avortement, c’est-à-dire dans un domaine où aucune vie consciente n’est mise en cause mais simplement l’opportunité d’en créer une. Les Amis de la Terre affirment que c’est à la population de décider si elle accepte le programme nucléaire, comme c’est aux individus de décider s’ils acceptent le risque de mettre un enfant au monde. » [[Ibid.
]]
Un manifeste écologiste, autogestionnaire et… wallon
Le 6 février 1977, tout juste un an après sa création formelle, la section belge des Amis de la Terre approuve son Manifeste, un document de dix-huit pages qui reprend une série d’idées déjà présentes chez Démocratie Nouvelle, comme l’autogestion et le fédéralisme intégral. Celles-ci sont cependant radicalisées et intégrées dans une critique de la civilisation industrielle dont la fin est prophétisée[[Manifeste des Amis de la Terre, le 6 février 1977. [En ligne]. <https://www.etopia.be/spip.php?article2308> . Etopia, Revue d’écologie politique N°12, juillet 2013, p.263-284.
]].
Le Manifeste en impute la responsabilité au capitalisme et à sa recherche du profit qui provoque un appauvrissement des relations humaines et une prolétarisation généralisée, « l’homme étant dépossédé de son travail ». Les Amis de la Terre – qui veulent tendre vers l’abolition du salariat – évoquent l’octroi général d’un minimum social (déjà présent en germes dans le manifeste du C.LA.F.) et qui ressemble fortement à ce qui s’appellera plus tard l’allocation universelle, même si ce minimum est assorti de la contrepartie pour chacun d’un service civil « en fonction de ses capacités ». Les nouveaux écologistes veulent également combiner l’écologie (par la généralisation des études d’impact) avec l’autogestion (par la prise des décisions par les personnes concernées). Mais il n’y a pas de convergence automatique entre les deux : comme le dira à la même époque, André Gorz, une centrale nucléaire autogérée reste une centrale nucléaire, elle ne devient pas écologique pour autant[[GORZ A/.BOSQUET M., Ecologie et politique, Editions du Seuil, Paris, 1978.
]].
Les Amis de la Terre reprennent également de D.N. l’idée d’une planification « désétatisée », assurée en l’occurrence par les collectivités locales et régionales qui doivent effectuer les arbitrages entre entreprises autogérées et établir leur utilité sociale.
Les premiers écologistes se raccrochent à l’approche « volontariste » de Démocratie Nouvelle. « L’autogestion est la base d’un système social qui mise sur l’élévation du niveau de conscience et de responsabilité de chacun », affirme-t-on. L’écologie et l’autogestion forment un « projet éducatif », la lutte économique ne pouvant être séparée de la lutte culturelle. Pour changer les représentations sur la croissance, il faut notamment utiliser d’autres indicateurs de la richesse que le Produit National Brut et, en l’occurrence, ce que les Amis de la Terre appellent le « bien-être régional brut ».
Le rejet du capitalisme se marque aussi dans leur volonté de supprimer le droit à l’héritage: « Ce n’est pas une accumulation du capital qui donne le droit de produire. C’est un avis collectif qui fonde le droit de disposer du capital ».
Les Amis de la Terre reprennent largement la doctrine du fédéralisme intégral. Celui-ci doit faire correspondre les institutions aux « communautés de vie » et rendre la parole aux populations. « La vie moderne brisant les collectivités réelles dans un long processus de déshumanisation, il convient de les retrouver », dit le Manifeste sans jamais expliquer toutefois comment identifier ces « collectivités réelles », sinon en donnant « la parole aux gens ».
Le fil conducteur de leur pensée reste le refus d’inspiration proudhonienne de toute souveraineté imposée par en haut. Parce que « dans une société autogérée, le concept de représentant du peuple prend un sens très différent, puisque le contrôle est permanent et que les décisions restent l’apanage exclusif des populations concernées ». En quelque sorte, l’élu n’est jamais un « dirigeant » (un chef), il n’est qu’un porte-parole, un « vecteur ». Il n’est là que pour exécuter ce que le collectif lui impose de faire. Son jugement personnel n’est sans doute pas complètement suspendu, mais son adéquation à la volonté des « collectivités réelles » fait l’objet d’une surveillance constante. Le Manifeste résume en une formule le choix de l’autogestion comme « l’exercice réellement collectif de la liberté, de la responsabilité, de la décision et du pouvoir ».
Enfin, le document entend situer le mouvement dans l’offre politique existante. Les Amis de la Terre ne se disent pas explicitement « de gauche », mais ils se situent par rapport à elle en renvoyant dos à dos ce qu’ils appellent la « gauche doctrinaire » (« personne n’est porteur de toute la vérité révolutionnaire ») et la « gauche gestionnaire », lançant au passage un vibrant « il n’y aura jamais de capitalisme social ! ». Leurs propositions « excluent donc l’espérance d’un capitalisme qui prendrait en compte les contraintes écologiques comme il a pris en compte d’autres contraintes (congés payés, force syndicale, sécurité sociale,…) ». En revanche, un soutien sans équivoque est apporté aux luttes nouvelles menées par des forces de gauche « qui tentent d’enfoncer un coin dans les schémas anciens du pouvoir, notamment par l’action syndicale novatrice, par l’action culturelle originale, par une présence dans les communautés de base, par la prise en compte de la revendication écologique ».
Last but not least, le Manifeste se termine sur la revendication vibrante d’un ancrage wallon. « La Wallonie a besoin d’un mouvement politique original capable d’analyser les raisons profondes de son malaise et de proposer des choix novateurs quant à l’orientation de son développement. On parle du déclin wallon : il s’agit plutôt du déclin de la capacité des Wallons à prendre leur problème en main, du déclin de leur combativité. La solution du déclin ne passe pas par la relance des investissements capitalistes. Pour les Wallons, la maîtrise de leur destin collectif régional passera immanquablement par une véritable politique écologique autogérée dans les quartiers, les écoles, les entreprises, le secteur culturel, etc. Seule formule vivante capable de réaliser l’épanouissement de tous. Notre mouvement fait pour cela des choix clairs en matière économique et sociale, sans être sectaire et en respectant la pluralité des opinions. C’est d’une rupture avec les vieilles structures, avec les puissances économiques qui l’exploitent et la classe politique qui la trahit dont la Wallonie a besoin ».
Du discours quasiment messianique de François Perin pour le congrès du R.W. de 1971 au Manifeste des Amis de la Terre de 1977, la continuité paraît totale sur un point crucial : la cause des problèmes de la Wallonie. Pour Perin comme pour les Amis de la Terre, il ne faut pas la rechercher à l’extérieur d’elle-même, mais en son sein et, singulièrement, dans le conservatisme de sa classe dirigeante. Mais les écologistes apportent une nouveauté de taille, à savoir la réorientation écologique du développement wallon. En creux du Manifeste, on décèle aussi une lecture critique du programme des réformes de structures du M.P.W. et de la gauche syndicale. Ce ne sont pas les investissements capitalistes ou étatiques dans les secteurs industriels traditionnels qui aideront la Wallonie à s’en sortir, mais une reconversion complète de son économie partant du dynamisme de ses habitants. En 1986, le centre d’étude et de formation d’Ecolo (CEFE) aura l’occasion de développer cette approche dans un livre intitulé « De la croissance au développement »[[CEFE, De la croissance au développement, Approche écologiste de la crise et des politiques industrielles en Wallonie, Namur, 1986.
]]. Dès 1977, la première organisation écologique belge entend proposer une alternative sociale et économique globale à la société industrielle défendue par les partis de gauche et de droite, comme par les syndicats. C’est sans doute précisément parce qu’ils osent cette critique d’un système en plein déclin que leurs adversaires s’acharneront à les caricaturer en défenseurs des petits oiseaux…