Par maints aspects, l’émergence des mouvements et des partis verts au cours du dernier quart du XXème siècle fait penser au jaillissement des champignons qui naissent en quelques heures dans les sous-bois au début de l’automne. Tout comme l’éclosion simultanée et parfois massive de bolets ou d’amanites à des lieues de distance fascine le mycologue amateur, la naissance rapide de ces nouvelles organisations politiques ravit l’observateur historique par son apparente spontanéité. Dès le début des années 1970, dans des parties du monde aussi éloignées que la Tasmanie, la Belgique, l’Angleterre, la Suisse ou l’Angleterre, des groupes plus ou moins grands s’emparent de la couleur verte et du mot « écologie » afin de défendre une manière de vivre respectant ce qu’ils appellent tantôt « la nature » ou « l’environnement »[[DANN C., From Earth’s last islands : the development ot the first two Green Parties New Zealand and Tasmania. Lincoln University, NZ, 1999. [En ligne]. < http:// www.globalgreens.info > (consulté le 25 août 2013).
]]. Ces nouveaux mouvements ont beau porter le nom d’une science (ils se disent « écologiques » ou « écologistes »), leur engagement est résolument politique. Pour construire rapidement une société plus respectueuse de la « nature », ils veulent rendre aux citoyens une parole qu’ils jugent confisquée par les pouvoirs en place. Partout ou presque, les premiers Verts partagent une volonté identique de combiner un renforcement de la démocratie avec une transformation des modes de vie. Partout, la défense de l’environnement et l’approfondissement de la participation citoyenne sont directement liés.
Pour comprendre cette double exigence, il faut revenir aux transformations que traversent les sociétés industrielles dans le dernier quart du XXe siècle. Elles sont à la fois économiques, sociales et culturelles. Elles concernent tant les modes de production économique, que les modes de vie et les formes de transmission des savoirs. Elles sont portées par des nouvelles générations nées après la guerre, mais pas seulement. Elles sont radicalement nouvelles et en même temps elles renouent avec des mouvements parfois beaucoup plus anciens. Schématiquement, les mouvements verts se situent au croisement des exigences de participation des générations nées après la guerre et des critiques du progrès technique qui sont alors formulées par de plus en plus de scientifiques. Ce que tous ces acteurs mettent fondamentalement en cause, c’est l’utopie à l’œuvre dans la société industrielle quant à sa capacité d’amener « une réconciliation des hommes avec leurs semblables par la médiation de la science, de la technique et de la production de biens »[[BASTENIER A., La société industrielle et ses contestataires : étapes historiques, in Ecologie, Des mouvements en mouvement, La Revue Nouvelle, Octobre 1978, p. 300.
]]. Le progrès matériel et technique n’est plus nécessairement porteur de progrès humain. Loin d’apaiser les conflits entre les hommes, il peut déboucher sur la barbarie, comme l’expérience de la seconde guerre mondiale l’a démontré et comme la menace de l’armement nucléaire ne cesse alors de le rappeler.
Comme nous y invitent Marnix Beyen et Philippe Destatte, dans le dernier volume de la Nouvelle Histoire de Belgique, il faut se garder de raconter l’histoire des années 1970 comme l’entrée dans un monde tout à fait nouveau[[BEYEN M. et DESTATTE P., Un autre pays. Nouvelle histoire de Belgique, 1970-2000, Bruxelles, Le Cri, 2009, p. 7-14.
]]. Cela vaut aussi pour le mouvement écologiste. Son irruption est certes rapide, elle est préparée de longue date. Comme les champignons qui ne sont rien sans le mycélium qui les précède et les nourrit, elle n’est pas seulement le résultat de la germination hasardeuse de quelques idées déposées au hasard du vent de l’histoire. Elle résulte aussi d’évolutions antérieures. L’émergence mondiale du thème de l’écologie a beau marquer un tournant profond du rapport que les sociétés entretiennent avec elles-mêmes, leur environnement naturel et leur avenir, elle a été longuement anticipée.
Les formes qu’elle prend varient en fonction des contextes historiques. En Belgique, la naissance de l’écologie politique est ainsi indissociable du processus de fédéralisation. Celle-ci est l’aboutissement d’une lutte de plusieurs générations. Mais au moment de sa mise en œuvre, les mouvements sociaux qui l’ont portée entament leur phase descendante. Leur exigence d’émancipation est rejouée par une nouvelle génération qui entend lui donner un nouveau contenu et qui, à travers cette redéfinition, s’ouvre à l’écologie politique. Le fédéralisme des premiers écologistes belges sert moins à assurer la défense de la Wallonie et de Bruxelles qu’à construire une alternative à la société industrielle et à sa domination par le système des partis.
La première partie de cet ouvrage raconte ce passage du fédéralisme à l’écologie. Il montre en quoi ce lien leur permet à la fois de défendre le « monde vécu » des groupes sociaux ou des collectivités locales menacé par le système industriel et de prendre en compte les problèmes globaux de l’éco-système planétaire. Sur un plan institutionnel, leur conception du fédéralisme évolue de la défense de leur région à une critique radicale du fonctionnement démocratique des partis et de l’Etat belges. En interne, ce qu’ils appellent le « fédéralisme intégral » leur permet de fédérer, c’est-à-dire de rassembler progressivement dans une même structure, un ensemble de groupes et de personnes issues de mouvements qui n’entretiennent plus guère de rapport avec les luttes politiques du mouvement wallon. La mise en œuvre progressive de cette doctrine ne va pas sans difficulté, mais en comparaison avec d’autres mouvements verts, elle s’effectue suffisamment vite pour asseoir rapidement un monopole sur la représentation politique de l’écologie.
Une éclosion longuement préparée
De l’hiver 60 au mai 68 belge
Le 11 novembre 1972, le magazine Forces wallonnes, l’organe officiel du Rassemblement Wallon (R.W. ), un parti qui venait de recueillir un an plus tôt les suffrages de 21% des électeurs wallons aux élections législatives nationales belges, annonça l’éviction définitive d’une série de ses membres[[FORCES WALLONNES, N°39, 11 novembre 1972, p.8.
]]. Les noms de Paul Lannoye et de Pierre Waucquez figuraient tout en haut d’une liste de personnes ne faisant plus partie du R.W. et ne pouvant plus s’exprimer au nom du R.W. . Cette information d’apparence anodine ne devait guère retenir l’attention des grands médias belges alors mobilisés par la fin du gouvernement Eyskens-Cools, déchiré par le dossier du rattachement des Fourons, une petite commune belge majoritairement francophone, de la province de Liège à la province flamande du Limbourg. La croissance fulgurante du R.W., créé quatre ans plus tôt, n’avait-elle pas été émaillée de nombreux conflits entre groupes locaux auto-constitués et l’appareil central d’un parti dominé par la figure magistrale du constitutionnaliste liégeois François Perin ?[[DELFORGE P., Rassemblement Wallon, in DELFORGE P., DESTATTE P. et LIBON M. (dir.), Encyclopédie du mouvement wallon, Charleroi, Institut Jules Destrée, 2000-2001, 3 vol., p. 1347-1364.
]]
Le ton quelque peu autoritaire de la communication semblait certes indiquer que ces personnes avaient été au centre d’un conflit non dénué de violence verbale. Mais c’était somme toute banal à une époque encore très dominée par les passions politiques. Il n’y avait décidément pas de quoi faire la Une des journaux. Ceux-ci étaient logiquement très loin de s’imaginer que cet épilogue d’une affaire qui avait, il est vrai, quelque peu secoué le jeune parti wallon tout au long de l’année 1972, allait déboucher huit ans plus tard sur la création officielle du mouvement Ecolo, une organisation politique qui aurait un jour des ministres dans plusieurs gouvernements.
Seul un regard rétrospectif peut établir que l’exclusion de ce petit groupe et la création consécutive, quatre mois plus tard, en février 1973, de l’organisation politique « Démocratie Nouvelle », constituent le début d’une aventure de quarante ans. Une histoire dont le début sera marqué par une rapide transition : d’un engagement centré sur le fédéralisme et le renouvellement de la démocratie à une prise de conscience de l’enjeu écologique global.
L’exclusion de Paul Lannoye et de ses compagnons illustre bien le chassé-croisé entre générations de mouvements sociaux. Elle est l’aboutissement d’un long processus mêlant adhésion et répulsion à l’égard des fédéralistes qui dominent le mouvement wallon dans l’après-guerre, et en particulier à l’égard de la figure de François Perin, son chef de file incontesté.
Né en 1939, Paul Lannoye achève ses études de physique à l’ULB au moment des grèves de l’hiver 60. « Etudiant non politisé », il prend cependant alors « conscience de l’état de déliquescence de l’économie wallonne »[[Interview de Paul Lannoye par Benoît Lechat, Namur, les 30 septembre et 9 octobre 2010.
]]. Quelques mois après que l’indépendance du Congo a été accordée dans une improvisation quasi-totale, la majorité sociale-chrétienne-libérale, dirigée par le Premier ministre Gaston Eyskens, a lancé un plan d’économies budgétaires qui touche essentiellement les services publics. La « loi unique » provoque un mouvement de grèves à la pointe duquel se trouvent les travailleurs du vieux sillon industriel wallon, lequel avait fait de la Belgique la seconde puissance industrielle mondiale au XIXe siècle, juste après la Grande-Bretagne.
A l’époque, une bonne partie de la gauche européenne a les yeux tournés vers la Wallonie. La classe ouvrière que l’on disait endormie par les compromis au lendemain de la seconde guerre mondiale y fait preuve d’une combativité inattendue. Dans un article publié par la revue Les Temps Modernes, André Gorz – qui a couvert le conflit pour le magazine L’Express sous le pseudonyme de Michel Bosquet – évoque « Le Démenti Belge »[[GORZ A., Le démenti belge, Les Temps modernes, février 1961, p. 1051.
]]. Celui qui, à partir des années 1970, sera le maître à penser de toute une génération d’écologistes, y relève que les travailleurs de la métallurgie ont pris la tête du mouvement alors qu’ils ne sont pas directement touchés par la Loi unique. Quel est, dès lors, le vrai moteur de la grève ? Gorz estime que la mobilisation est d’abord portée par le programme de réforme de structures élaboré par le Congrès de la F.G.T.B. en 1954. Ce programme, à la fois anticapitaliste et réformiste, préconisant une gestion centralisée de l’économie et l’étatisation d’un certain nombre de secteurs comme le crédit, rencontre un succès nettement plus grand en Wallonie qu’en Flandre. « Tout se passe comme si l’unité nationale belge était l’outil dont se sert une bourgeoisie sclérosée pour vaincre à distance et maintenir sous tutelle une classe ouvrière wallonne à laquelle elle ne peut tenir tête dans la lutte directe », affirme Gorz qui voit bien la convergence qui se forme entre la revendication des réformes de structures et celle du fédéralisme. « Il n’est d’autre moyen pour la classe ouvrière wallonne de ne pas être volée de ses victoires, que d’en finir avec l’unité de la Belgique »[[GORZ A., op.cit., p. 1055.
]], estime-t-il contre l’avis de nombreux marxistes européens qui critiquent la revendication fédéraliste au motif qu’elle divise la classe ouvrière belge[[Voir aussi ALALUF M., Qu’est-ce que les grèves de 1960-1961 ont fait à la sociologie ?, in COURTOIS Luc, FRANCQ Bernard et TILLY Pierre. Mémoire de la Grande grève de l’hiver 1960-1961 en Belgique, Bruxelles, Le cri, 2012, p. 187-195.
]]. Une autre lecture du conflit, effectuée au lendemain des grèves par le sociologue Maurice Chaumont, relie la grande grève à l’incapacité du système belge à sortir d’une politique de « très court terme centrée sur le maintien de ce qui est », révélée par les deux crises que viennent de subir la Belgique : la crise charbonnière et la crise congolaise[[CHAUMONT M., Eléments d’une analyse sociologique des grèves, La Revue Nouvelle, Mars 1961, p.225-239.
]]. En somme, selon Chaumont, les travailleurs wallons se sont mobilisés pour demander des politiques capables d’enrayer un déclin économique qui se traduit dès l’année 1962 par le dépassement de la Wallonie par la Flandre dans les parts relatives du PIB belge.
Mais il faudra encore attendre plus d’une décennie avant de commencer à répondre réellement à leurs préoccupations. Au lendemain des élections législatives du 25 avril 1961, le Parti Socialiste Belge (P.S.B, encore unitaire) entre au gouvernement et participe à des réformes institutionnelles qui renforcent encore l’impression de lâchage de la Wallonie par sa classe politique. Le Mouvement Populaire Wallon (M.P.W.), créé par André Renard au lendemain de la grande grève, devient rapidement un mouvement de masse. Le 26 mai 1963, pas moins de 50.000 personnes manifestent à Charleroi pour soutenir la revendication fédéraliste[[DELFORGE P., Mouvement Populaire Wallon, in DELFORGE P., DESTATTE P. et LIBON M. (dir.), Encyclopédie du mouvement wallon, Charleroi, Institut Jules Destrée, 2000-2001, 3 vol., p. 1140.
]]. Le succès de ce véritable « printemps wallon » est alimenté par l’accord sur la frontière linguistique qui a rattaché les Fourons à la province du Limbourg et laissé en dehors de la région bruxelloise six communes de la périphérie. Le M.P.W. participe à une pétition en faveur du référendum d’initiative populaire et contre la modification de la répartition des sièges de parlementaires entre communautés. Ce pétitionnement recueille pas moins de 645.499 signatures, malgré la pression du Parti Socialiste Belge qui n’hésite pas à qualifier les dirigeants du M.P.W. de « rexistes »[[DELFORGE P. , op. cit, p. 1141.
]].
Comme toute une génération de jeunes universitaires wallons, Paul Lannoye qui a voté « une dernière fois » pour les socialistes aux législatives de 1961[[Interview de Paul Lannoye par Benoît Lechat, les 30 septembre et 9 octobre 2010.
]], s’estime trahi. Il est attiré par la figure haute en couleurs de Fernand Massart, un ancien combattant des forces britanniques (il avait refusé de rallier les forces belges en Angleterre) élu parlementaire socialiste et qui vient de voter contre les lois linguistiques en affirmant que « demain les mandataires wallons devront choisir entre leur peuple et leurs poches ».[[DELFORGE P., Fernand Massart, in DELFORGE P., DESTATTE P. et LIBON M. (dir.), Encyclopédie du mouvement wallon, Charleroi, Institut Jules Destrée, 2000-2001, 3 vol., p. 1082.
]] Aux élections de mai 1965, Lannoye fait partie des 18.000 Namurois qui votent pour Massart qui se présente sous la bannière d’un Rassemblement Démocratique Wallon nouvellement créé. Celui-ci n’est cependant pas élu. Mais ce n’est que partie remise.
A partir de mai 1966, la vague de contestation étudiante, poussée par le mouvement de la contre-culture venu des USA, atteint la Belgique. Le mai 68 belge est un singulier mélange. La révolte d’une génération contre les schémas autoritaires de la société industrielle croise les clivages intérieurs de la Belgique, sans les remettre en question. A Louvain, des étudiants qui se pensent de gauche se mobilisent aux côtés des nationalistes flamands contre la volonté des évêques belges de maintenir en terre flamande une université bilingue[[LECHAT B, Mai 68 en Belgique, la brèche éclatée, Etopia, [En ligne],<https://www.etopia.be/IMG/pdf/Lechat_mai_68.pdf>, consulté le 25 août 2013.
]]. En février 1968, la tension communautaire est à son paroxysme. Le Parti social-chrétien est sur le point d’exploser en deux ailes. Le gouvernement Van den Boeynants tombe. De nouvelles élections sont convoquées. A Bruxelles, le 12 février 1968, Paul Goossens, le leader des étudiants flamands, doit être protégé par la police de la hargne d’étudiants francophones qui veulent l’empêcher de « semer le désordre, la haine et la violence à l’ULB après avoir si bien réussi à le faire à Louvain ». Le 17 mars, le MUBEF (la fédération des étudiants francophones) qui s’est réuni à Liège, acte que « la Belgique est un Etat binational composé de deux communautés nationales et d’une entité, Bruxelles, à traditions socioculturelles et à situations économiques différentes ». Le soir même, la délégation des étudiants de l’UCL décide de se retirer du mouvement[[GOVAERT S., Mai 68 : c’était au temps où Bruxelles contestait, Politique et Histoire, Bruxelles, 1990, p.52-53.
]].
Le 31 mars, les listes wallonnes hâtivement regroupées au sein du Rassemblement Wallon récoltent un total de 175.181 voix à la Chambre et 156.198 voix au Sénat, ce qui permet au nouveau parti de faire élire sept députés, dont Fernand Massart, et de se profiler comme la troisième force politique de Wallonie. Une des premières décisions du nouveau gouvernement – dont ne fait pas partie le R.W. – est d’imposer une nouvelle implantation à la section francophone de l’UCL.
Enfin, le 13 mai 1968, les étudiants de l’Université Libre de Bruxelles – dont le regard est rivé sur les événements qui secouent la capitale française – se lancent dans une lutte pour la démocratisation de leur université. « Appliquant le principe de la démocratie directe, les 500 participants décident de s’ériger en assemblée libre d’étudiants, de poursuivre leur action de solidarité avec les étudiants et travailleurs français et de commencer dans leur propre établissement la critique de la structure et de la fonction actuelle de l’université », affirme un tract distribué deux jours après le déclenchement de la contestation[[GOVAERT S., op. cit, p.60.
]]. L’assemblée libre entame ensuite une longue occupation des bâtiments centraux de l’ULB qui s’achèvera par l’annonce de la réforme des statuts de l’université. Les quelques dizaines d’« enragés » qui résistent encore le 29 juin après cette décision diffusent un communiqué dans lequel l’assemblée libre affirme que « consciente des contradictions dans lesquelles l’enferme sa tentative d’abolir à l’université l’oppression de la société bourgeoise, (elle) décide de retourner à ses sources et d’entreprendre la contestation permanente d’une société pourrie par la consommation des biens matériels et basée sur le profit »[[GOVAERT S., op. cit, p.81;
]].
Le fédéralisme comme moyen ou comme projet ?
Paul Lannoye, qui travaille alors comme assistant aux facultés des sciences et des sciences appliquées de l’ULB, ne participe pas activement à ces événements. Il apprécie certes la critique de la société de la consommation, mais il n’éprouve – c’est un euphémisme – aucune sympathie pour les mouvements et pour la rhétorique gauchistes. C’est au sein d’un Rassemblement wallon en pleine croissance qu’il entame son engagement politique proprement dit. En 1970, il est secrétaire de la locale de Saint-Marc et, l’année suivante, président de la cantonale de Namur-Nord[[DELFORGE P. , Paul Lannoye, in DELFORGE P., DESTATTE P. et LIBON M. (dir.), Encyclopédie du mouvement wallon, Charleroi, Institut Jules Destrée, 2000-2001, 3 vol., p. 917-918.
]].
Plusieurs facteurs expliquent son engagement : d’abord sa conscience wallonne dont l’éveil remonte à l’hiver 60 ; ensuite, le fait que le R.W. soit le seul parti de l’époque un tant soit peu ouvert aux thèmes émergeant dans la vague de ce qu’on appellera plus tard le « post-matérialisme » (la participation démocratique, l’autogestion, l’environnement…). Mais Lannoye est aussi séduit par la figure de François Perin. L’éloquence caustique avec laquelle le professeur de droit constitutionnel de l’Université de Liège fustige le système belge des partis séduit le jeune physicien, comme nombre d’autres intellectuels de sa génération[[Interview de Paul Lannoye par Benoit Lechat, les 30 septembre et 9 octobre 2010.
]]. Dès 1959, deux ans avant l’Hiver 60-61, dans un livre visionnaire baptisé « La démocratie enrayée »[[PERIN F., La démocratie enrayée, Institut des Sciences Politiques, 1960.
]], Perin a dressé le constat de l’incapacité structurelle des gouvernements belges à anticiper les mutations de long terme, notamment parce que ceux-ci sont sous l’emprise excessive des partis [[« A l’aube du marché commun, la Belgique est surprise par une crise structurale de l’industrie charbonnière prévisible depuis longtemps sans qu’aucune réforme énergique ait pu être envisagée. Le vieillissement de l’appareil industriel du pays fait l’objet actuellement de jugements sévères dont les éléments ne sont pourtant pas neufs. Il serait injuste de dire que nos gouvernements furent insouciants : la vérité est qu’ils sont paralysés ». PERIN F. op. cit, p. 9-10.
]]. En 1965, il a co-signé avec Jean Ladrière et Jean Meynaud, un des plus grands classiques de la science politique belge : « La décision politique en Belgique », en collaboration avec le CRISP qu’il a contribué, avec d’autres grands intellectuels de sa génération, à lancer à la fin des années 1950[[MABILLE X. in, Emmanuel Mounier en Belgique, 70 ans d’Esprit, Wolu-Culture – secteur Lettres, 2002, p. 65-75.
]].
Le discours qu’il tient au sujet des partis en 1966 pourrait aisément être qualifié de populiste s’il était tenu en ce début du XXIe siècle : « Le régime parlementaire belge est devenu le régime exclusif des partis. Le peuple est court-circuité par eux. Les partis sont incapables de résoudre les problèmes ; ils mettent le pays dans l’impasse. (…). Seul le peuple, INDEPENDANT des partis, peut trancher les nœuds gordiens par la pratique du référendum d’initiative populaire. Les partis n’en veulent point : ils veulent garder le monopole de la décision politique. Vingt ans d’incurie prouvent pourtant qu’ils sont incapables de décisions profondes et réelles. Ils attirent ainsi, comme des paratonnerres, les catastrophes qu’ils redoutent ! » [[Forces Wallonnes, 19 février 1966, cité par GHEUDE J., François Perin, Ecrits et mémoires, Quorum, 1999, p. 97.
]] .
Perin a d’abord été membre du P.S.B avant de rejoindre le M.P.W. d’André Renard, puis de devenir président du R.W. en juin 1968. Le voici mis au défi de structurer un parti en plein boom, de l’intégrer dans le jeu politique et de faire avancer ses priorités institutionnelles dans le cadre des négociations qui préparent la première phase de la réforme de l’Etat belge. Il s’agit d’une entreprise d’autant plus difficile que le déferlement de son éloquence peut s’effectuer « avec une certaine véhémence »[[Interview de François Perin par Benoît Lechat, le 27 septembre 2012.
]], ce qui n’est pas nécessairement propice à l’harmonie au sein d’un néo-parti où les vagues de militants s’agrègent tant bien que mal. Le noyau de départ des « historiques », qui militent dans le mouvement wallon de longue date, doit cohabiter avec de nombreux militants souvent d’origine catholique – poussés au R.W. par le traumatisme de l’affaire de Louvain – et qui leur apparaissent parfois comme des « militants de la 25e heure »[[Interview de Ghislain Delwiche par Benoît Lechat et Szimon Zareba, le 9 avril 213.
]]. Enfin, il y a des membres, généralement plus jeunes, qui sont attirés par l’ouverture du R.W. à « l’innovation politique », à l’instar de Paul Lannoye.
Réuni en Congrès les 20 et 21 mars 1971, le R.W. se dote d’une doctrine qui tente de renforcer la cohésion entre ces différentes composantes. Même s’il soutiendra plus tard que le R.W. ne devait être qu’un parti éphémère destiné à faire avancer la fédéralisation et puis à disparaître une fois cette mission accomplie, Perin tente alors de faire valoir une conception beaucoup plus ambitieuse du fédéralisme : le « fédéralisme intégral ».
Dès la fin des années 1940, Maurice Bologne, une des têtes pensantes du mouvement wallon, a rallié l’Union fédéraliste des Communautés ethniques européennes. Il est amené à être en contact avec une série de penseurs comme Alexandre Marc et Denis de Rougemont[[DELFORGE P. Maurice Bologne, in DELFORGE P., DESTATTE P. et LIBON M. (dir.), Encyclopédie du mouvement wallon, Charleroi, Institut Jules Destrée, 2000-2001, 3 vol., p.165.
]]. C’est également le cas de François Perin[[LEPINE F., Doctrines fédéralistes et mouvement wallon, in DESTATTE P. (dir.), L’Idée fédéraliste dans les Etats nations, Regards croisés entre la Wallonie et le monde, Institut Destrée, Presses Universitaires Européennes, Coll. « La Cité européenne », N°20, Bruxelles, p. 261-272.
]]. Leur écho résonne dans son discours au Congrès de 1971. En 1954, Alexandre Marc a créé le Centre International de Formation Européen (CIFE) où de très nombreux artisans de la construction européenne – ainsi que des animateurs des mouvements régionalistes qui fleurissent alors dans toute l’Europe – viennent se former. Comme Denis de Rougemont, il fait partie d’une génération d’intellectuels qui, dès les années 1930, ont cherché une alternative à la fois au libéralisme, au fascisme et au communisme. Les revues qu’ils animent – comme « l’Ordre Nouveau » (sans aucun rapport avec l’organisation d’extrême droite parue dans les années 1970 en France) ou « Esprit » – constituent ce milieu que les historiens des idées appellent les « non-conformistes »[[LOUBET DEL BAYE J.-L., Les non-conformistes des années 30. Une tentative de renouvellement de la pensée politique française, Seuil, 1969 (Points, Seuil, 2001).
]] ou les « nouvelles relèves »[[DARD O., Le rendez-vous manqué des relèves des années 30, Presses Universitaires de France, 2002. Voir aussi sur le même sujet JACOB J. Le retour de ‘L’ordre nouveau’, les métamorphoses d’un fédéralisme européen, Librairie Droz, 2000.
]]. Dans la période de crise et de confusion des années 1930, leurs tâtonnements idéologiques amènent parfois certains d’entre eux à l’extrême limite du fascisme. Mais nombreux sont ceux qui, dès 1940, ont choisi la voie de la résistance[[L’historien Zeev Sternhell a résolument classé ces revues et nombre de leurs auteurs dans la catégorie du « fascisme à la française », en ce compris Emmanuel Mounier. Mais cette lecture est contestée par d’autres historiens.Voir STERNHELL Z., Ni droite ni gauche, l’idéologie fasciste en France, Editions du Seuil, Paris 1983. Et pour les critiques de Sternhell, voir notamment JULLIARD J. Sur un fascisme imaginaire : à propos d’un livre de Zeev Sternhell, Annales, volume 39, p. 849-861, 1984.
]]. Après la guerre, ils ne reviennent guère sur leurs écrits de jeunesse (dans les années 1970, Lannoye, comme tous ceux de sa génération, n’en a aucune connaissance[[Interview de Paul Lannoye par Benoît Lechat, les 30 septembre et 9 octobre 2010.
]]) et recyclent leurs critiques de l’individualisme libéral comme du collectivisme marxiste dans le projet d’un gouvernement fédéral de l’Europe, réduisant le poids des Etats-nations et permettant le développement autonome des régions. Leur objectif est de développer des structures institutionnelles permettant la coexistence pacifique des appartenances multiples. Ce sont, en effet, ces dernières qui, selon eux, caractérisent la personne humaine, entité globale, ancrée dans des socialités complexes, loin de l’isolement lié à l’individualisme libéral et des contradictions entre classes sociales du marxisme.
En 1971, leur fédéralisme intégral permet à Perin de tenter de doter son parti d’une doctrine originale. « La décentralisation, l’autonomie des cellules de base démocratisées (entreprises, écoles), l’association des entités autonomes aux divers niveaux, le respect de la liberté et de la diversité dans l’harmonie des vastes ensembles, n’est-ce pas la philosophie même du fédéralisme ? », écrit-il.[[PERIN F., Lettre aux membres du Rassemblement Wallon, Forces Wallonnes N°10, 13 mars 1971, p. 4-5.
]] Perin s’attache aussi à intégrer dans la doctrine du R.W. ce qu’il estime constituer le meilleur des doctrines catholique, socialiste et libérale. Du catholicisme, il garde l’importance de la morale – « une poignée de gouvernants et quelques milliers de fonctionnaires ne peuvent pas tirer grand-chose d’un peuple sans vigueur ». Du socialisme, il entend conserver la générosité et la lutte pour la sécurité sociale, à laquelle les libéraux progressistes et les démocrates chrétiens ont également contribué. Mais l’erreur historique qu’il attribue au socialisme a été de se braquer sur la propriété et de vouloir substituer l’Etat au privé avec, pour résultat, que « le socialisme s’est trop identifié avec ses mandataires et avec ses gestionnaires des services publics »[[Ibid.
]]. Enfin, il renouvelle l’idéal émancipateur du libéralisme, mais veut l’appliquer contre le pouvoir de l’argent et les nouvelles formes de despotisme comme le conditionnement publicitaire.
Le discours wallon de Perin prend des accents quasiment messianiques : « Nous prenons conscience que le combat est d’abord un combat contre nous-mêmes. En Wallonie tout spécialement, ce n’est pas une petite affaire : que de conservatisme de tout bord, que de bornés et d’aveugles, que de sclérose et de vieillissement ! Il faut faire passer par notre peuple un souffle créateur ; le danger de l’inertie est pire que le danger flamand. D’une certaine façon, nous devons être reconnaissants à l’égard des Flamands tentés par l’égoïsme et le goût de l’hégémonie de nous faire sortir de notre inertie ! Mais la menace réelle des autres ne peut nous dispenser de voir nos propres responsabilités. L’autonomie est une libération, mais c’est aussi un moyen de nous mettre nous-mêmes au pied du mur. Tout ne s’explique pas par le thème « c’est la faute aux autres ! Ni l’Etat, ni l’argent, nous n’acceptons aucune domination. La société que nous voulons est une société faite d’êtres libres et divers, de communautés multiples, autonomes et associées, c’est la société fédéraliste. Elle est possible dans l’Europe occidentale entière du Cap nord à Gibraltar »[[Ibid.
]]. Sur le plan institutionnel, le schéma proposé par le Congrès du R.W. suit le même canevas que la première réforme de l’Etat de 1970 en combinant les niveaux européen, régional et communautaire… Avec une différence de taille : le niveau national est appelé à terme à disparaître dans une Europe des régions.
Il est peu probable que l’adhésion du R.W. au fédéralisme intégral explique sa victoire écrasante aux élections du 7 novembre 1971. Car très vite, son application ne semble plus constituer une priorité absolue de sa direction, du moins en interne. Paul Lannoye l’apprendra à ses dépens. Le Rassemblement wallon atteint son apogée. Avec 21% des voix, il est désormais le deuxième parti wallon. Il réalise son meilleur résultat dans l’arrondissement de Nivelles avec 36,1%. Dans celui de Namur, il passe de 16,3 % à 28,8% (35,6% au Sénat). Un tel score permet d’obtenir pour la régionale namuroise la cooptation au sénat de son président, l’industriel Pierre Waucquez, qui, du coup, démissionne de son mandat interne.
Avec son appui, Paul Lannoye présente alors sa candidature. Lors d’une assemblée générale qui se réunit le 29 janvier 1972, il est élu avec un score incontestable de 127 voix sur 135[[Interview de Pierre Waucquez par Donat Carlier, 1999.
]]. Aussitôt, le nouveau président de la régionale assortit l’exercice de son mandat de président d’une lourde condition que l’assemblée lui accorde: aucun membre du bureau de la régionale ne peut désormais cumuler une fonction démocratique interne avec un mandat externe, que ce soit dans un conseil communal, provincial ou dans un parlement.
Cette condition force certains cadres du parti à un choix douloureux, comme Constant Dozo, conseiller provincial, ou Georges Neuray[[DELFORGE P., Georges Neuray, in DELFORGE P., DESTATTE P. et LIBON M. (dir.), Encyclopédie du mouvement wallon, Charleroi, Institut Jules Destrée, 2000-2001, 3 vol., p. 1172.
]], conseiller communal à Gembloux, obligés de choisir entre mandats externe ou interne. Sans le savoir, Lannoye réveille aussi le clivage entre « anciens » et « nouveaux » membres. La régionale namuroise est en ébullition… Au congrès du R.W. des 25 et 26 mars 1972, avec André Van den Heede, le jeune physicien revendique, en vain, la suppression du cumul des mandat dans l’ensemble du parti[[DELFORGE P., Rassemblement Wallon, in DELFORGE P., DESTATTE P. et LIBON M. (dir.), Encyclopédie du mouvement wallon, Charleroi, Institut Jules Destrée, 2000-2001, 3 vol., p. 1353.
]].
Les « anciens » du R.W. namurois se mobilisent et battent le rappel des membres, en laissant entendre que Lannoye n’est qu’un opportuniste, poussé par l’ambition et qui veut prendre le contrôle du parti…[[Interview de Ghislain Delwiche par Benoit Lechat et Szymon Zareba, le 9 avril 213.
]] Sa motivation de l’époque – il entend combattre toute forme de concentration du pouvoir – n’est pas comprise par les « anciens ». Une longue période de crise s’ouvre alors au R.W. namurois. Finalement, le Bureau Fédéral du R.W. charge une « Commission des Sages » d’instruire le dossier. Elle rencontre une vingtaine de persofnnes et dépose ses conclusions le 21 octobre 1972 au cours d’une réunion du Bureau fédéral qui a lieu à Namur sous la présidence de François Perin. La mise sous tutelle de la régionale est complète[[Le PV de la réunion atteste de cette mise au pas centralisatrice et oligarchique de la régionale namuroise : « étant donné l’inutilité de réunir, dans le climat actuel, une assemblée générale ou un congrès de la Régionale de Namur dont le seul résultat serait de conduire à un affrontement généralisé, la Commission propose de constituer un Comité régional provisoire composé des actuels présidents, secrétaires et trésoriers des cantonales, qui demeurent la base saine de la régionale (nous soulignons), ces bureaux cantonaux restant en fonction pendant la durée de la période transitoire ». A la régionale de Namur du RW, Forces Wallonnes N°39, 11 novembre 1972, p.8.
]]. Les décisions prises au cours de l’Assemblée générale du 29 janvier 1972 sont annulées, en ce compris la désignation de Paul Lannoye. Un comité régional provisoire est désigné pour diriger la régionale pendant une période de deux ans. Il est présidé par Georges Neuray, Constant Dozot et Fernand Massart, tous trois mandataires élus. Last but not least, le Bureau fédéral conclut que ceux qui ne se conforment pas à ces décisions « s’excluaient d’eux-mêmes du R.W. ». « Quelques personnes ayant passé outre à la décision du Bureau Fédéral se sont exclues d’elles-mêmes du R.W. Ce sont MM. Wauquez, Lannoy, Crispeels, Vandeneede, Loodts et Vassart. Ces personnes n’ont donc plus aucun titre ni qualité pour parler ou agir au nom du Rassemblement Wallon »[[Ibid.
]], conclut le Procès-Verbal de la réunion qui est publié dans le magazine du R.W. « Forces Wallonnes »[[Ibid.
]].
A la même époque, des conflits similaires éclatent entre plusieurs locales et régionales et la direction du parti, à la tête duquel François Perin entend imposer sa vision et son autorité… La régionale du Brabant wallon apporte son soutien à Lannoye[[PIROTTE A., Le coq déchaîné (1972-1974), in DELFORGE P., DESTATTE P. et LIBON M. (dir.), Encyclopédie du mouvement wallon, Charleroi, Institut Jules Destrée, 2000-2001, 3 vol., p. 370-371.
]]. Il s’agit d’une des plus marquées à gauche et la plus sensible au fédéralisme intégral. Son président, Jean-Emile Humblet, n’est-il pas membre du bureau du CIFE d’Alexandre Marc et enseignant au Collège d’Etudes fédéralistes d’Aoste ?[[GREILSHAMMER A., Les mouvements fédéralistes en France de 1945 à 1974, Presses d’Europe, p. 127-128.
]] En mars 1972, juste au moment où Lannoye tente en vain de convaincre le Congrès du R.W. d’adopter sa revendication de décumul intégral, la régionale brabançonne est à l’origine de la publication du « Coq Déchaîné » un périodique qui défend une vision très radical-démocratique du fédéralisme et qui souhaite la voir appliquée d’abord en interne du R.W. [[PIROTTE A., op.cit.
]]. On y retrouve des articles sur des luttes sociales ou régionales menées ailleurs en Europe sous la plume de Paul Delahaut et de Jean-Gaston Humblet[[Il n’entretient aucun rapport de parenté avec Jean-Emile Humblet.
]]. Celui-ci deviendra, quelques semaines plus tard, un des signataires du Manifeste de Démocratie Nouvelle ainsi qu’un des premiers permanents d’Ecolo, au début des années 1980.
De la démocratie radicale à l’écologie
Démocratie Nouvelle : mouvement de réflexion et d’actions politiques
Presque dès le lendemain de leur exclusion du R.W., Paul Lannoye et Pierre Waucquez créent une association politique d’un genre inédit, qu’ils baptisent « Démocratie Nouvelle » (D.N.). Ce n’est ni un parti à proprement parler, ni un « club », mais un mouvement de réflexion et d’action politiques, comme l’annonce le manifeste qu’ils publient en février 1973[[Manifeste pour une Démocratie Nouvelle, Février 1973, [En ligne], https://www.etopia.be/IMG/pdf/r12_02_democratie_nouvelle_web.pdf (consulté le 25 août 2013).
]], soit tout juste cinq mois après leur expulsion du R.W.. Sa lecture est éclairante à bien des égards, et notamment parce qu’on y découvre les principaux traits du système d’action du futur mouvement Ecolo, du moins à l’état embryonnaire. D.N. dit ainsi refuser de devenir un parti dont la direction et les élus seraient coupés de leurs membres. Le mouvement envisage de participer aux élections (ce n’est pas totalement explicite), mais il souligne que « les structures (…) ne seront jamais confiées aux mandataires, ceux-ci se limitent à leur rôle de porte-parole ». Son intention est de rendre à la base des partis ou des entités politiques, quelles qu’elles soient, le pouvoir qui aurait été confisqué par des « minorités incontrôlées et incontrôlables »[[Idem p. 7.
]]. Le souvenir de l’élection volée de la présidence du R.W. namurois est visiblement encore tout frais…
Le petit mouvement n’aura pas l’occasion de mettre ses principes à l’épreuve. Aux élections législatives du 10 mars 1974, quelques-uns de ses membres – dont Pierre Waucquez qui occupe la tête de liste – figurent sur une liste d’Union Démocratique et Progressiste (U.D.P.) avec d’anciens communistes et des démocrates chrétiens[[DELFORGE P. Union Démocratique Wallonne, in DELFORGE P., DESTATTE P. et LIBON M. (dir.), Encyclopédie du mouvement wallon, Charleroi, Institut Jules Destrée, 2000-2001, 3 vol., p. 1563.
]]. Elle ne recueille que 2,4% dans l’arrondissement de Namur et 1,10% dans celui de Dinant-Philippeville. Paul Lannoye en gardera une méfiance durable à l’égard des cartels électoraux.
Après cet échec électoral, D.N. privilégie le travail de fond, en se concentrant sur un certain nombre de thématiques qui émergent du bouillonnement idéologique du début des années 1970. C’est alors une sorte de think tank auquel on aurait ajouté une forte dimension participative. Dans tous ses dossiers et ses articles, il assure que « l’étude a chaque fois préparé l’action ».
Les indemnités parlementaires de Pierre Waucquez[[Interviews de Georges Trussart et Pierre Waucquez par Donat Carlier, 1999.
]] – qui siège comme sénateur indépendant jusqu’aux élections de 1974 – permettent de financer la location d’un local sis au numéro 43 de la rue Haute Marcelle à Namur[[Celui-là même qu’utiliseront plus tard les Amis de la Terre namurois.
]], ainsi que l’édition d’un mensuel qui est vendu en librairie en Wallonie et à Bruxelles à partir de mai 1974[[José Daras fait sa connaissance en l’achetant au kiosque à journaux de la place de l’Université à Liège.
]].
Pierre Waucquez est patron de l’entreprise Luyten qui fabrique de la naphtaline à partir de déchets de la sidérurgie à Marche-les-Dames, ce qui lui donne une certaine aisance financière. Franc-maçon aussi affable que cultivé, il vient de l’aile libérale du mouvement wallon (c’est un grand admirateur de Jean Rey), mais sa curiosité et son ouverture d’esprit le poussent à s’intéresser aux nouvelles thématiques émergentes. Il ne boude pas son plaisir de contribuer à la création d’un nouveau mouvement politique qui lui donne l’occasion de participer à des débats passionnants[[Interview de Pierre Waucquez par Donat Carlier, 1999.
]].
Progressivement, le premier cercle des exclus du R.W. est étoffé par de nouveaux venus comme Georges Trussart et Gérard Lambert. Le premier est un fédéraliste passionné qui est membre du mouvement des « Jeunes Fédéralistes européens » depuis 1953[[Interview de Georges Trussart par Szimon Zareba, le 28 mars 2013.
]]. Trussart deviendra sénateur et secrétaire fédéral d’Ecolo. Il connaît très bien la littérature fédéraliste et il sera un des principaux animateurs de la commission institutionnelle d’Ecolo dans les années 1980. Le second termine alors ses études d’économie. Il travaillera plus tard au Mouvement Ouvrier Chrétien et au cabinet du ministre R.W., Pierre Bertrand, où il tentera de maintenir un lien entre le R.W. et les écologistes. Il deviendra également Secrétaire fédéral d’Ecolo entre 1992 et 1994[[VAN DE MEERSCHE T., Biographies des secrétaires fédéraux d’Ecolo (1979-2013), Centre d’archives privées Etopia.
]].
Bien que la revue annonce des représentants locaux dans un certain nombre de villes de Wallonie et à Bruxelles, l’essentiel de son activité se concentre sur Namur et son rayonnement demeure limité, du moins sur le plan quantitatif. Son noyau dur ne compte guère plus d’une trentaine de militants. Le nombre d’abonnés à la revue est sans doute inférieur au millier[[Interview de Pierre Waucquez par Donat Carlier, 1999.
]]. Celle-ci est donc structurellement déficitaire et, comme on le verra, sa publication devra être interrompue à la fin de 1976, tant pour des raisons financières que parce que les cadres les plus actifs de D.N. s’engagent alors dans la création de la section belge des Amis de la Terre.
La doctrine fédéraliste de D.N. est fidèle à l’esprit du Congrès du R.W. de mars 1971. Mais elle est considérablement étoffée par les lectures de Paul Lannoye qui tient la plume du Manifeste. Le « fédéralisme intégral » de D.N. est notamment inspiré par le « Manifeste fédéraliste » rédigé à Paris en 1969 par le « Comité de Liaison pour une Action Fédéraliste (C.L.A.F.) » et qui est publié en 1970 dans le périodique du C.I.F.E., « l’Europe en formation »[[COMITE DE LIAISON POUR UNE ACTION FEDERALISTE, Manifeste fédéraliste, L’Europe en formation, N°120, mars 1970.
]]. Mais il se réclame aussi d’autres auteurs « qui ont élaboré la doctrine du Fédéralisme intégral : P.J. Proudhon, Alexandre Marc, Denis de Rougemont, Henri Brugmans et Guy Héraud »[[Manifeste pour une Démocratie Nouvelle, Février 1973, [En ligne], https://www.etopia.be/IMG/pdf/r12_02_democratie_nouvelle_web.pdf (consulté le 25 août 2013).
]].
Le C.LA.F. réunit des scientifiques comme Alfred Kastler (prix Nobel de physique en 1966), Claude Chevalley et Henri Cartan, qui figurent parmi les mathématiciens français les plus importants de leur époque[[MASHAAL M., Henri Cartan, de Bourbaki à l’Europe unie, Pour la Science, octobre 2008, p. 100-102.
]]. Chevalley est, par ailleurs, un ancien de la revue l’Ordre Nouveau[[JACOB J. Le retour de ‘L’ordre nouveau’, les métamorphoses d’un fédéralisme européen, Librairie Droz, 2000, p.115-117.
]] et il a créé en 1970, avec deux autres grands mathématiciens, Pierre Samuel et Alexandre Grothendieck[[Alexandre Grothendieck, un des mathématiciens les plus importants du XXe siècle, est un citoyen apatride né à Berlin en 1928. Depuis 1991, il vit en ermite dans un village des Pyrénées dont le nom est tenu secret. Voir DOUROUX P., Le trésor oublié du génie des maths, Libération, 1/07/2012.
]], l’association « Vivre et Survivre », une des toutes premières associations écologistes françaises. Ces éminents représentants de la science française, nés bien avant la seconde guerre mondiale, estiment que les révoltes qui secouent alors les sociétés modernes, à l’Ouest et à l’Est manifestent l’inadaptation des structures de pouvoir aux mutations économiques, scientifiques et techniques en cours. Ils y voient aussi l’expression d’une triple exigence : celle de la liberté effective « qui n’est pas celle de l’individualisme libéral », mais « la participation à l’élaboration des choix collectifs » ; celle du refus de laisser définir les besoins par la société de consommation ou par la bureaucratie ; celle de la solidarité qui n’entend sacrifier aucune minorité à la cohésion de la société[[COMITE DE LIAISON POUR UNE ACTION FEDERALISTE, Manifeste fédéraliste, L’Europe en formation, N°120, mars 1970, p. 25-28.
]].
Le C.LA.F. entend contribuer à la construction d’une société « authentiquement socialiste et démocratique » dont le problème central ne serait plus celui de la propriété, mais celui « du pouvoir ou plutôt des pouvoirs »[[Ibid.
]]. Sur le plan économique, il défend l’autogestion, c’est-à-dire le contrôle des entreprises par les travailleurs, et il prône une planification qui tienne compte des « besoins réels » et assure la répartition des richesses. Le manifeste évoque aussi l’octroi d’un « minimum vital garanti » qui rendrait possible l’autogestion et la réduction du chômage structurel[[Ibid.
]].
D.N. reprend une grande partie de l’inspiration de ce manifeste, mais l’approfondit notamment sur le plan du fonctionnement des partis et sur l’enjeu environnemental. Selon la lecture qu’en fait le mouvement namurois, le fédéralisme intégral repose sur quatre principes :
1. l’autonomie des communautés qui ne peuvent se laisser imposer la moindre décision par un niveau supérieur sans délégation expressément consentie ; 2. l’autogestion de ces communautés où chacun doit pouvoir participer directement à la décision; 3. la fédération ou l’association des collectivités qui acceptent de déléguer une partie de leur pouvoir à une collectivité supérieure ; 4. le contrôle de la base qui, au-delà de l’autogestion et de l’autonomie, permet de remettre en cause à tout moment les décisions prises aux échelons supérieurs, en recourant, par exemple, au référendum d’initiative populaire. Comme le précise le manifeste de D.N., « l’intérêt général ne peut pas servir d’alibi au pouvoir fédéral pour imposer à une communauté de base une décision qui va à l’encontre de l’intérêt de cette communauté »[[Manifeste pour une Démocratie Nouvelle, Février 1973, [En ligne], https://www.etopia.be/IMG/pdf/r12_02_democratie_nouvelle_web.pdf (consulté le 25 août 2013).
]].
Appliqués au niveau wallon, ces principes produisent une structure institutionnelle à quatre niveaux : les communes, les fédérations de communes, la région wallonne regroupant ces fédérations et, enfin, l’Europe des régions. Le niveau belge a disparu, sans doute sans regret pour ces militants wallons aux yeux desquels l’Etat belge s’est montré incapable d’assurer la reconversion de leur région. Ils jugent d’ailleurs que le moment est venu de le doter de l’autonomie « lui permettant de choisir son propre destin »[[Ibid, p.5.
]].
Le contrôle de la base contre les « faiblesses » de la représentation
Sans jamais le dire explicitement, D.N. se situe clairement à gauche de l’échiquier politique belge : que ce soit par son refus de tout dogmatisme, par l’importance accordée à la justice sociale ou encore par son attachement à la liberté d’expression et à l’idée de progrès. Les risques d’une dérive autoritaire auxquels une valorisation excessive des « communautés de base (territoriales, économiques, sociales, culturelles »[[Ibid.
]]) pourrait aboutir ne font pas partie de son horizon. Son volontarisme démocratique est inversement proportionnel à sa défiance à l’égard des partis. Un parti doit être « un instrument de dialogue permanent avec l’opinion publique »[[Ibid, p.25.
]]. Et, pour éviter toute forme de confiscation du pouvoir par quelques mandataires, il faut « accorder le pouvoir absolu aux assemblées générales », interdire tout cumul des mandats et limiter leur durée[[Ibid, p. 26-27.
]].
En septembre 1974, Paul Lannoye reprend ironiquement le titre de l’ouvrage de Perin de 1959, La démocratie enrayée, pour un article où il raille la participation du R.W. au gouvernement Tindemans et à ce qu’on appelle la « régionalisation provisoire »[[Le R.W. qui est entré dans le gouvernement le 11 août 1974, contribue au vote à la majorité simple d’une loi qui permet d’instituer des exécutifs régionaux et des conseils régionaux sans élection directe.
]]. Alors que François Perin s’engage dans la difficile négociation d’un compromis qui doit faire avancer la cause du fédéralisme wallon, Lannoye fustige la manière dont les débats parlementaires ont été court-circuités par les partis gouvernementaux, exactement dans la tradition jadis dénoncée par le M.P.W.. « Je crois que le pouvoir rend abusif et que seuls des êtres exceptionnels peuvent échapper au piège. C’est donc le système représentatif qu’il faut changer. C’est ce système qui finit par faire sombrer les meilleurs ; même s’ils sont pleins de bonnes intentions, ils succombent devant l’ampleur de leur tâche, la pression du parti et la routine parlementaire. Leur préoccupation première devient vite de se faire réélire par tous les moyens », écrit alors l’animateur de Démocratie Nouvelle[[LANNOYE P., La démocratie enrayée, in Démocratie Nouvelle N°1, septembre 1974, p.2.
]]. « En 1960 déjà, le M.P.W., porté par la ferveur du peuple wallon réclamait l’inscription dans la constitution du référendum d’initiative populaire. Combien, parmi les anciens compagnons d’André Renard, s’en souviennent encore ? », clame-t-il, en faisant allusion à une des principales revendications du pétitionnement wallon[[Ibid.
]].
La réplique que D.N. entend opposer aux dérives de la démocratie parlementaire correspond bien à ce que Pierre Rosanvallon a conceptualisé en 2006 sous le terme de « contre-démocratie »[[ROSANVALLON P., La Contre-démocratie, la politique à l’âge de la défiance, Editions du Seuil, Paris, 2006. Selon Rosanvallon, toute démocratie qui se respecte contient en elle cette tendance « contre-démocratique ». Il propose une série de pistes pour « organiser l’univers contre-démocratique » et « conjurer le risque d’une dégradation de la contre-démocratie en un populisme destructeur et réducteur ».
]], à savoir le développement de pratiques de surveillance qui complètent le travail du peuple-électeur par celui d’un « peuple-vigilant » qui littéralement « épie » tout ce que font les élus. Dans les années 70, la « contre-démocratie » de D.N. prend la forme du « contrôle permanent de la base à tous les niveaux », lequel vise à introduire un élément d’intense perturbation dans le jeu sclérosé du système des partis.
En 1973 et en 1974, D.N. propose de modifier la loi communale belge pour permettre la participation effective des habitants aux comités de quartier. Les problèmes importants de la commune et du canton y seraient débattus et à tout moment ; une frange minimale de la population serait autorisée à demander un référendum. La proposition vise aussi à permettre la fédération, c’est-à-dire le libre regroupement de plusieurs communes au sein d’un canton. Ici encore, le contrôle de la base serait rendu possible par l’organisation d’un référendum cantonal, organisé à la demande d’une commune ou d’un groupe d’habitants.
D.N. conçoit une alternative au projet de fusion des communes. En juin 1973, elle y consacre son premier dossier[[DEMOCRATIE NOUVELLE, Pour une commune nouvelle, Fusion ou Fédération ?, N°2 juin 1973.
]]. Loin de vouloir conforter le conservatisme de certains conseils communaux qui s’opposent aux fusions voulues par le ministre de l’Intérieur Joseph Michel, elle critique l’absence de consultation des populations concernées, partant du principe que si on les informe convenablement, elles prendront les bonnes décisions et accepteront les bons regroupements[[LANNOYE P., Dans le Namurois : réactions au plan de fusions de communes, Démocratie Nouvelle, N°4. Décembre 1974.
]]. Démocratie Nouvelle voit aussi le spectre des partis se profiler derrière un projet qui réduira le nombre de mandataires communaux libres de toute obédience partisane[[En août 1975, D.N. critique l’interdiction du « panachage » aux élections communales, à savoir la possibilité de voter pour des candidats figurant sur des listes différentes. « Le dernier ilot de personnalisme dans notre politique électorale vient d’être submergé par les flots de la politisation ou plutôt de la particratie ». DESSART F., La fin du panachage, une victoire de la particratie, D.N. N°11, Août 1975
]].
« L’âge de l’autogestion »
Ne se limitant pas aux dimensions institutionnelles, le fédéralisme de Démocratie Nouvelle se double d’un projet de transformation radicale de l’économie. « C’est entre le capitalisme (privé ou d’Etat) centralisateur et despotique et le socialisme fédéraliste et autogestionnaire qu’il faudra, tôt ou tard, choisir », écrit Lannoye[[LANNOYE P., Communisme ou capitalisme ?, D.N. N°0, juillet 1974.
]]. Démocratie Nouvelle refuse la voie communiste et, comme le C.LA.F., se range dans le camp du socialisme autogestionnaire. A ses yeux, il ne s’agit pas tant de socialiser les moyens de production que de redistribuer le pouvoir. Comme le disait en 1976 Pierre Rosanvallon dans L’âge de l’autogestion[[ROSANVALLON P., L’âge de l’autogestion oFu la politique au poste de commandement, Seuil, 1976.
]], « l’autogestion se propose de donner le pouvoir de décision aux individus et aux collectivités directement concernés ». Pour celui qui est, à l’époque, rédacteur en chef de la revue de la C.F.D.T., le syndicat français d’origine démocrate-chrétienne, « le problème de l’autogestion est politique : c’est celui de l’appropriation des moyens de pouvoir par les travailleurs et les citoyens ». La C.F.D.T. est alors proche de ce qu’on appelle en France la « deuxième gauche »[[DUCLERT V., La deuxième gauche, in Histoire des gauches en France, BECKER JJ. et CANDAR G. (dir), 2 vol. p. 175-189.
]] et de tous ceux qui renvoient dos à dos le communisme autoritaire des pays du pacte de Varsovie (encore soutenu par le Parti Communiste Français) et le capitalisme de plus en plus mondialisé.
En Belgique comme en France, Proudhon, le vieil adversaire de Marx, fait l’objet d’une redécouverte : « pour Proudhon, la société socialiste, c’est un tissu d’associations volontaires, un réseau autosuffisant de mutuelles et de coopératives, c’est une société contractuelle qui ne cherche son unité dans aucun ordre supérieur à elle-même »[[ROSANVALLON P., op. cit, p.36.
]]. Un tel projet séduit parce qu’il ne passe plus par la prise de contrôle de l’Etat par la classe ouvrière, mais par la mise en réseau d’associations qui décident de mettre en œuvre le socialisme « par la base ».
Dans les années 70, l’autogestion n’est pas seulement un projet, c’est également une (timide) réalité économique. En Belgique comme en France, une série d’entreprises menacées de fermeture sont reprises et dirigées par leurs travailleurs, comme l’entreprise de montres LIP en Alsace[[PASTURE P., Histoire et représentation d’une utopie, l’idée autogestionnaire en Belgique, sous la direction de Frank Georgi, Autogestion, la dernière utopie, Publications de la Sorbonne, 2003, pp. 143-156.
]]. Dans ses colonnes, Démocratie Nouvelle fait régulièrement allusion à ces luttes[[Dans plusieurs articles, Gérard Lambert évoque notamment « Le Balai libéré » à Louvain-la-Neuve, entreprise de nettoyage, autogérée par ses travailleuses, les Gaufreries Champagne à Moustier et Daphica à Ere près de Tournai (LAMBERT G., Pour une reprise en mains de l’autogestion, D.N. N°4, décembre 1974). A propos du « Balai libéré », il écrit qu’« il faut saluer la volonté de ces travailleuses qui ont su faire l’énorme pas entre la revendication salariale et la recherche d’une véritable promotion du travail par l’intéressement à la gestion collective ». (Le balai libéré, D.N. N°8, avril 1975)
]]. Gérard Lambert évoque la difficulté pour le courant autogestionnaire présent au sein de la C.S.C. de s’affirmer contre « l’amalgame réformiste-conservateur du bloc social-chrétien », allusion à la proximité entre le syndicat chrétien et le P.S.C. Quant à la F.G.T.B. et au P.S.B, écrit-il, l’autogestion semble surtout y être utilisée comme un argument de marketing[[Ibid.
]]. En avril 1976, alors que la crise fait de plus en plus de ravages dans le paysage industriel wallon, Gérard Lambert raille leur quête désespérée d’investisseurs étrangers pour créer des emplois compensant les pertes générées par la crise. « Les travailleurs wallons sont orphelins. Ils n’ont plus d’exploiteurs pour sucer le fruit de leur travail. Alors, ils en réclament », écrit-il[[LAMBERT G., Les Travailleurs wallons sont orphelins, D.N. N°18, avril 1976.
]].
Démocratie Nouvelle veut réformer de fond en comble la politique économique. Au printemps 1975, Gérard Lambert et Georges Trussart (qui est également économiste et travaille au ministère des Finances) ont proposé un projet particulièrement ambitieux de planification économique[[LAMBERT G., TRUSSART G., Une société nouvelle : pourquoi ? Comment ? Quand ?, Rapport de la Commission économique et sociale, D.N. N°10, Printemps 1975.
]]. Leur idée est de ne plus laisser la seule concurrence réguler l’économie, mais de l’organiser globalement, en combinant, grâce aux progrès de l’informatique, planification et marché. Il est possible, pensent-ils, de respecter à la fois l’autogestion et la liberté de choix des consommateurs en appliquant les principes du fédéralisme intégral par un « Bureau du plan » qui serait chargé d’organiser une « vue d’ensemble » sur l’économie.
Leurs exigences de planification varient en fonction des secteurs. Les « activités de base » comme l’énergie, la sidérurgie, la construction, les transports, la santé, l’enseignement, la distribution de masse ne pourraient en aucun cas être privatisées et devraient faire l’objet d’une planification forte. En revanche, l’agriculture, devrait, elle, recevoir une « planification indicative », notamment parce que ses productions peuvent être davantage décentralisées. Enfin, seul le secteur des besoins dits « de luxe et de la créativité » figurerait en dehors d’une planification dont le but serait l’appropriation communautaire (des entreprises par leurs travailleurs). Celle-ci n’a pas pour ambition de supprimer la propriété privée des moyens de production pour la remettre à l’Etat, comme dans le scénario communiste, mais elle vise à l’étendre à « l’ensemble des citoyens ». Ce « vaste programme » est complété par un chapitre consacré à son application progressive que ses auteurs affublent déjà du terme de « transition ».
De la « socialisation de la nature » à l’écologie politique
Malgré l’importance que D.N. accorde à l’autogestion, elle ne constitue pas la principale nouveauté du manifeste. Sa grande innovation est d’introduire une vision complètement renouvelée de l’économie grâce à une redéfinition de la notion de bien-être. Pour D.N., celui-ci ne se résume ni au pouvoir d’achat (« le niveau de vie »), ni à l’accès à des biens non-matériels comme la culture et l’enseignement (« les conditions de vie »). Il dépend aussi du « milieu de vie » qui « correspond à la possession des biens non matériels que sont le contact avec la nature et un environnement agréable ». « Avoir pour seul objectif économique de faire croître le niveau de vie, sans tenir compte des variations des deux autres paramètres, est une faute grave commise actuellement par notre société et risquant de faire décroître le bien-être », dit le manifeste en février 1973.
Au cœur du manifeste de la petite organisation fédéraliste, même si le mot n’est pas utilisé, on trouve déjà une critique du productivisme: « Est-il souhaitable de favoriser de plus en plus les transports routiers s’il en résulte une pollution intense, un risque élevé d’accidents et de destruction des sites ? Faut-il pousser à un accroissement de la production dans les entreprises, même si ce n’est qu’en accélérant les rythmes de travail. Dans aucun de ces deux cas, il n’est sûr que le bien-être général augmente. Que dire alors lorsque la production de biens matériels de luxe ou parfaitement inutiles, qui n’améliore donc pas le niveau de vie, entraîne l’apparition de nuisances et la dégradation du milieu de vie ».
Lannoye est surtout influencé par Philippe Saint Marc, un haut fonctionnaire du département français de l’aménagement du territoire qui a vendu à plus de 100.000 exemplaires un livre qu’il a publié après avoir été mis sur une voie de garage par le Premier ministre Georges Pompidou parce qu’il avait refusé d’accorder un permis pour un lotissement dans un village des Landes[[VRIGNON A., Philippe Saint Marc, Association pour l’Histoire de la Protection de la Nature et de l’Environnement » (AHPNE), [En ligne] http://ahpne.fr/spip.php?article152 (consulté le 25 août 2013).
]]. Par ce livre, Socialisation de la nature, l’auteur veut réformer l’économie en y intégrant le coût des « biens immatériels ». Selon Saint Marc, si la nature est progressivement détruite, c’est parce qu’un promoteur immobilier peut se permettre de détruire un paysage en y construisant un lotissement, sans devoir intégrer dans son calcul l’impact de cette destruction. De même, une entreprise peut s’arroger le droit de polluer un cours d’eau parce qu’elle ne doit pas en payer l’épuration. Saint Marc est un pionnier de l’économie de l’environnement, qui anticipe l’introduction du principe du « pollueur-payeur » et qui l’élargit à la valeur paysagère, cruciale à ses yeux pour l’équilibre de l’être humain. Son « économie des biens immatériels » intègre l’intérêt croissant des citadins pour la jouissance des paysages ruraux et naturels. Car cette richesse immatérielle est en quelque sorte la cause de leur misère, les zones rurales faisant l’objet d’un envahissement qui les détruit. Saint Marc défend une politique de l’aménagement du territoire qui rétribue les zones rurales pour le maintien de leurs cadres de vie en y finançant des infrastructures culturelles et sociales.
D.N. insiste aussi sur l’importance du « contact avec la nature » qui doit être possible pour tous, sans la détruire. Loin de vouloir remettre fondamentalement en question la propriété privée, D.N. comme Saint Marc entendent l’encadrer, en combattant la spéculation foncière et en défendant un accès public aux biens privés. Ils ne sont donc pas loin de défendre une notion de « biens communs ». De février 1973, moment de la publication du manifeste, à l’automne 1976, où D.N. se fond dans la section belge des Amis de la Terre, l’écologie politique émerge progressivement dans sa réflexion et son engagement.
Un autre fédéraliste wallon effectue d’ailleurs un parcours tout à fait parallèle. Il s’agit de Paul-Henry Gendebien, député R.W. qui succède à la présidence de François Perin lorsqu’en 1974, celui-ci devient ministre des affaires institutionnelles. En juillet et en août 1973, soit à peine quelques mois après la publication du manifeste de D.N., le jeune député wallon (né en 1939 comme Lannoye) rédige un petit livre tout aussi novateur que le manifeste de D.N., L’environnement… Un problème politique[[GENDEBIEN P. H., L’environnement… un problème politique, Institut Jules Destrée 1974.
]]. Il sera publié l’année suivante par l’Institut Jules Destrée. Ses références sont nombreuses : Gendebien a lu et digéré une grande partie de la littérature de l’écologie et de l’environnementalisme naissants. Outre Philippe Saint Marc, on y trouve Alfred Sauvy, le Club de Rome, la revue britannique The Ecologist, Barry Commoner, Jonathan Cape, Serge Kolm…
Le député de Thuin a été visiblement ébranlé par la multiplication des mises en garde sur les limites de la croissance qui ont été émises au cours de l’année 1972 (voir plus loin) et, à l’instar de D.N., il estime que l’autogestion permet de mieux respecter l’environnement : « la première des réformes de structures, c’est de donner la parole et le pouvoir aux citoyens, aux consommateurs quotidiens de ce bien précieux qu’est l’environnement. Le moyen ? Des assemblées de quartiers, des « communautés d’intérêt » au niveau local ».
Gendebien insiste sur le fait que le monde politique belge est largement hermétique aux enjeux environnementaux. « Pour plus d’un ministre, la protection de la nature demeure encore un sujet de plaisanterie »[[GENDEBIEN P. H., op.cit. p.7.
]]. Dès février 1971, François Perin a demandé en vain l’ajout d’un article 11 bis dans la constitution : « la loi crée les obligations et servitudes d’utilité publique, à charge de la propriété, en vue de protéger l’environnement naturel contre toute pollution »[[Chambre, session 1970-1971, N°871/1, 10 février 1971. L’exposé des motifs affirme que : « la société industrielle moderne ne peut, sous prétexte de liberté et de droit de propriété, assurer sa propre destruction en dégradant l’environnement naturel et en éliminant les espèces végétales et animales sans la vie desquelles l’espèce humaine serait elle-même en péril. La responsabilité de toute forme de pollution doit être sérieusement organisée par le pouvoir législatif. Des mesures pour éviter cette pollution ou pour en réparer aussitôt les effets nuisibles doivent être imposées aux entreprises tant publiques que privées. Le pouvoir législatif appréciera dans quelle mesure la collectivité tout entière doit prendre la charge d’une partie de ces précautions vitales… ».
]]. En 1973, il n’y a toujours pas de ministère de l’Environnement en Belgique. Les gouvernements Leburton et Tindemans défendent l’idée selon laquelle la coordination des départements suffit. Mais en réalité personne n’est vraiment responsable. Jean-Pierre Grafé, le secrétaire d’Etat (P.S.C), chargé des Affaires wallonnes, a bien une compétence environnementale, mais il ne dispose ni d’une administration, ni d’un budget affecté à cette compétence…
A découvrir, avec plus de quarante ans de recul, la modernité de la réflexion de Gendebien, on peut légitimement s’interroger sur les raisons pour lesquelles le R.W. n’est pas devenu le réceptacle de l’écologie politique wallonne. Gendebien faisait sans doute un peu trop exception dans un parti wallon encore très marqué par la culture industrielle et qui mettra beaucoup de temps à s’opposer au nucléaire. En 1977, le président du R.W. Gendebien proposera bien de « réintégrer les exclus du R.W. namurois »[[Interview de Paul-Henri Gendebien par Benoît Lechat, le 25 mars 2013.
]] et de constituer un Cartel entre écologistes et fédéralistes wallons, mais Paul Lannoye et ses complices déclineront l’offre[[Interview de Paul Lannoye par Benoît Lechat, les 30 septembre et 9 octobre 2010.
]].