QUAND LES ARCHIVES EXPLIQUENT LES DÉCISIONS POLITIQUES QUAND LES ARCHIVES EXPLIQUENT LES DÉCISIONS POLITIQUES
Introduction
Au printemps 2009, Christophe Derenne, directeur d’Etopia, le think tank des verts francophones, m’a demandé d’écrire un livre sur le rôle joué par la Belgique dans la prolifération des armes nucléaires. J’ai accédé à sa requête avec joie. À l’époque où j’occupais les fonctions de Chef de cabinet du Secrétaire d’État à l’Énergie, Olivier Deleuze (1999-2003), j’avais approfondi le sujet du matériel nucléaire sensible en terme de prolifération. Une problématique que j’ai suivie à distance depuis lors. En outre, à part quelques études et articles scientifiques, pratiquement rien n’avait été publié en Belgique sur la prolifération des armes nucléaires. Et personne n’a encore dressé le tableau des entreprises belges impliquées dans des programmes d’armement nucléaire au cours des cinquante dernières années.
Une lacune qu’il était grand temps de combler. J’ai donc passé à la loupe une dizaine de programmes d’armement nucléaire et vérifié quelles entreprises belges y avaient pris part. Cet exercice n’a pas été une sinécure, étant donné que de très nombreuses données officielles, comme les licences d’exportation, ne sont pas publiques. Il m’a donc fallu reconstituer ce puzzle en m’appuyant sur des questions parlementaires et mon propre travail d’investigation dans les archives, des études menées par des experts étrangers, etc.
S’il faut dresser un bilan, je constate que j’ai découvert bien davantage que je n’avais osé l’espérer, tout en étant conscient que cet « inventaire » est forcément incomplet. Le résultat de mes travaux s’intitule La Belgique et la bombe, du rêve atomique au rôle secret dans la prolifération nucléaire, édité par Etopia.
Dans cet article, je proposerai tout d’abord un résumé de mes recherches dans les archives, puis je tenterai d’en tirer quelques conclusions.
Des expériences très diverses
J’avais déjà pu lire que la culture de l’archivage dans notre pays n’était pas très fortement enracinée, que nous n’étions pas toujours soigneux avec nos archives et que leur accessibilité laissait à désirer. Mes expériences sont assez diverses, le meilleur a côtoyé le pire.
Les Archives de l’État
Commençons par le meilleur. Les Archives de l’État, une institution scientifique des Autorités fédérales belges, sont parfaitement organisées et proposent un service très professionnel. J’y ai déniché des documents passionnants provenant du ministère des Affaires économiques et de l’Office national du Ducroire[[Le Ducroire a pour mission de protéger ses clients (des entreprises) contre les risques liés aux transactions commerciales domestiques et internationales et d’en faciliter le financement. Il assure et réassure les risques politiques et commerciaux de transactions commerciales courantes.
]]. À ma grande surprise, l’entreprise privée Tractionel a remis l’ensemble de ses archives aux Archives de l’État, si bien qu’elles sont désormais accessibles à tous. J’ai ainsi eu l’occasion de consulter les procès-verbaux des conseils d’administration et des comités de direction de Belgonucleaire et de Belgatom. Seules cinq années avaient été déposées, malheureusement, mais leur lecture a permis de mettre au jour des informations très intéressantes et tout à fait inédites.
Le Service Public Fédéral Affaires étrangères
Le Service Public Fédéral Affaires étrangères possède son propre service d’archives. Là aussi, le chercheur bénéficie d’un accueil professionnel. Certains documents ne sont consultables que moyennant l’autorisation d’une commission, ce qui demande parfois des mois et ne facilite pas le travail.
Destruction d’archives aux Affaires économiques
J’avais espéré trouver beaucoup d’informations dans les archives de l’Office central des contingents et licences. Pendant des décennies, cet Office a délivré des licences concernant les marchandises et les matériels les plus divers. Mon espoir était de découvrir des licences d’exportation de l’Union Minière, de Belgonucleaire, et d’autres entreprises. On m’a informé que, malheureusement, tous les dossiers de plus de cinq ans avaient été… détruits. Non pas pour des raisons de confidentialité, mais à cause d’un manque de place. Lors des « grandes années », on dénombrait jusqu’à 100000 licences par an, m’a écrit un fonctionnaire.
Pour autant que je sache, cette suppression ne repose sur aucune base juridique. Cette initiative est évidemment très regrettable puisqu’elle a donné lieu à la disparition d’une partie très importante des sources de l’histoire de l’économie belge.
Les archives du service « sûreté nucléaire »
J’ai également essayé de consulter les archives du service « sûreté nucléaire », un service créé dans les années 1950 et chargé de veiller au respect de la sûreté de l’État dans le domaine de l’énergie nucléaire[[Cf. la loi du 4 août 1955 concernant la sûreté de l’État dans le domaine de l’énergie nucléaire.
]]. Ce service était notamment responsable pour le screening du personnel du Centre d’étude d’énergie nucléaire à Mol. Le service a été supprimé en 2003[[Cf. la loi du 2 avril 2003 modifiant la loi du 15 avril 1994, relative à la protection de la population et de l’environnement contre les dangers résultant des rayonnements ionisants et relative à l’Agence fédérale de Contrôle nucléaire, et réglant le transfert de certains agents du Service de la Sûreté de l’État dans le domaine de l’énergie nucléaire.
]] et ses missions ont été transférées vers la Sûreté de l’État et l’Agence fédérale de Contrôle nucléaire[[L’Agence fédérale de Contrôle nucléaire a comme pour mission la protection efficace de la population, des travailleurs et de l’environnement contre les dangers des rayonnements ionisants.
]] (AFCN), qui ont reçu chacune une partie des archives. J’ai demandé à l’AFCN accès à ces archives, mais l’on m’a répondu que ces informations avaient été classifiées et qu’elles étaient donc inaccessibles au grand public.
J’ai écrit à la Sûreté de l’État en demandant si des éléments d’informations pouvaient m’être transmis sur plusieurs dossiers. Je savais bien qu’il y avait peu de chance qu’ils accèdent à ma requête, mais on ne sait jamais : ce sont des dossiers qui remontent à un demi-siècle. La Sûreté de l’État n’a pas pu « donner une suite favorable » à mes questions. Que la Sûreté de l’État ou l’AFCN ne donne pas d’information en matière de protection actuelle de nos installations nucléaires (contre, par exemple, des attentats terroristes) me semble parfaitement normal. Mais ma demande portait entre autres sur des documents concernant la sécurisation des installations nucléaires dans les années 1950.
Pourquoi donc ne peuvent-ils pas être rendus publics aujourd’hui ? Ces documents n’ont d’intérêt qu’historique et scientifique. Si l’attitude de la Sûreté de l’État et l’AFCN ne change pas, le Parlement devrait se saisir du dossier et légiférer vers plus de transparence dans ces matières.
Le Conseil national de la politique scientifique
Les documents de ce qui était à l’époque le Conseil national de la politique scientifique ont été mis à ma disposition sans le moindre problème, mais les procès-verbaux des réunions des années 1960 ne sont disponibles que sur microfilm et « nous n’avons plus d’appareil pour visionner les microfilms, monsieur ». Ces PV pourraient contenir des informations intéressantes quant aux débats dans le monde scientifique belge sur le rôle du secteur nucléaire dans notre société et sur les enjeux budgétaires en la matière (subventions aux établissements scientifiques, etc.). Voici une triste illustration de la politique belge en matière d’archives.
Le Centre d’Étude d’Énergie Nucléaire et Belgonucleaire
Le Centre d’Étude d’Énergie Nucléaire (CEN), qui est une Fondation d’Utilité Publique, a été fondé en 1952. Le CEN est l’un des plus grands centres de recherche de Belgique. Il effectue des recherches dans le domaine nucléaire et développe des technologies nucléaires. Belgonucleaire est une entreprise spécialisée dans la technologie de plutonium et a une très grande expertise concernant le « MOX », un combustible nucléaire. Le CEN et GDF Suez disposent chacun de 50% des actions de Belgonucleaire. Le CEN comme Belgonucleaire ont une politique très restrictive en matière d’accès à leurs archives. Ils n’ont même pas répondu à quelques questions d’information que j’avais posées par courrier. Je signale que l’État belge finance annuellement le CEN pour un montant de 50 millions d’euros, que les membres du Conseil d’administration du CEN sont nommés par le gouvernement et que le gouvernement dispose de deux commissaires de gouvernement au conseil d’administration. Le CEN n’est donc pas un centre de recherche privé. C’est une Fondation d’Utilité publique, une raison de plus pour jouer la carte de la transparence.
Umicore, le bon élève
Le CEN pourrait apprendre beaucoup de l’entreprise Umicore, l’ancienne Union Minière. Sans qu’aucune loi ne l’y ait forcé, cette entreprise a transféré toutes ses archives aux Archives de l’État, y compris des pièces sur la collaboration d’Union Minière avec les nazis pendant la Seconde guerre mondiale. Ces archives contiennent aussi les contrats confidentiels de fourniture d’uranium, conclus entre l’Union Minière et les responsables de l’armée américaine. Deux historiens, René Brion et Jean-Louis Moreau, ont épluché ces archives et écrit un livre[[BRION, R. et MOREAU, J., De la mine à mars. La genèse d’Umicore, Tielt, 2006, Lannoo.
]] sur l’Union Minière. Ce livre, édité en 2006, contient des informations inconnues à l’époque. L’entreprise privée Umicore a donc une politique beaucoup plus ouverte et transparente en matière d’archives que, par exemple, le CEN.
Quelques réflexions
Un manque de conscience générale
La Belgique n’est pas un pays modèle en matière de politique d’archives. Non par manque d’experts ou d’expertise, mais parce que la classe politique n’y a jamais porté beaucoup d’attention. J’ai déjà signalé la destruction d’archives aux Affaires économiques et le fait que le Conseil national de la politique scientifique ne dispose pas d’un appareil pour visionner des microfilms.
Voici un dernier exemple. À ma demande, la députée Groen Tinne Van der Straeten avait demandé en 2009 à Yves Leterme, alors ministre des Affaires étrangères, des informations sur trois visites ministérielles belges au Pakistan en 1987. En ce qui concerne la visite du ministre des Affaires étrangères, Leo Tindemans, le ministre a donné la réponse suivante : « Très peu de détails peuvent être donnés sur cette visite dans la mesure où le dossier a énormément souffert de l’humidité et des termites. Il est donc devenu inutilisable. » Combien d’autres dossiers aux Affaires étrangères ont été perdus de cette manière ?
Je me rends bien compte que ce ne sont que quelques exemples sur base de recherches limitées dans le temps. Mais dans le passé, d’autres cris d’alarme ont été lancés concernant l’état de nos archives. Je n’en donne qu’un exemple. En septembre 2005, le Centre d’Études et de Documentation Guerre et Sociétés contemporaines (CEGES) a publié un rapport intermédiaire intitulé « Les autorités belges, la persécution et la déportation des Juifs », rapport qui a été présenté au Sénat le 4 mai 2006. Un des chercheurs a résumé la situation de la manière suivante : « La gestion calamiteuse des archives dans ce pays empêchera donc inévitablement cette étude d’atteindre l’ensemble de ses objectifs. D’une manière plus générale, ces décennies de négligence constituent une faille grave dans le fonctionnement d’un État moderne et démocratique[[Sénat de Belgique, session de 2005-2006, 4 mai 2006, proposition de résolution relative à l’étude menée par le Centre d’Études et de Documentation Guerre et Sociétés contemporaines (CEGES), intitulée : « Les autorités belges, la persécution et la déportation des Juifs ». Rapport intermédiaire du Centre d’Études et de Documentation Guerre et Sociétés contemporaines (CEGES) — septembre 2005. Rapport fait au nom de la Commission des Affaires institutionnelles par MM. Lionel VANDENBERGHE et Jean-Marie HAPPART ; 3-1653/4.
]]. »
Notre politique en matière d’archives n’est pas du tout optimale, pour le dire poliment. Comment expliquer cette situation déplorable ? Cette négligence est-elle due au fait que tous les services publics fédéraux sont victimes de 30 ans de politique d’assainissement ? Ou est-ce dû au manque collectif de conscience de l’importance des archives et de l’histoire de notre pays en général ? Je n’ose pas me prononcer.
Il y a probablement une série de causes qui expliquent cette situation. Je pense qu’une initiative politique s’impose d’urgence. La Chambre des Représentants pourrait se saisir de cette problématique, par exemple en lançant une commission sui generis pour analyser la situation actuelle, entre autres sur base d’auditions avec les experts en la matière. Ces travaux devraient conduire à un rapport parlementaire contenant un état de la question et des recommandations. Le prochain gouvernement pourrait alors se saisir de la problématique et lancer une nouvelle politique en matière d’archives. Pour avoir la garantie que les recommandations de la Chambre soient vraiment exécutées, un Commissaire royal à la politique des archives pourrait être nommé. Une procédure analogue me semble utile pour les Régions et Communautés.
La spécificité du secteur nucléaire
Il n’y a pas de doute que le secteur nucléaire a des spécificités que l’on ne retrouve pas dans d’autres secteurs. Je n’en donne que quelques exemples. La loi du 11 avril 1994 relative à la publicité de l’administration n’est pas applicable aux matières nucléaires, cela comprend tous les documents et toutes les données[[Cf. la loi du 2 avril 2003 modifiant la loi du 15 avril 1994, relative à la protection de la population et de l’environnement contre les dangers résultant des rayonnements ionisants et relative à l’Agence fédérale de Contrôle nucléaire, et réglant le transfert de certains agents du Service de la Sûreté de l’État dans le domaine de l’énergie nucléaire.
]]. Le CEN ne tombe pas non plus sous la loi du 11 avril 1994. La régulation des provisions nucléaires d’Electrabel et le financement de la gestion des déchets nucléaires d’Electrabel par l’État n’est pas complètement dans les mains des autorités publiques. Ce sont les autorités publiques et le secteur qui exercent cette régulation ensemble, ce qui donne de facto un droit de véto au secteur nucléaire, ceci donc dans des matières qui sont d’une importance capitale pour l’ensemble de la société. Cette situation n’existe dans aucun autre secteur.
En outre, beaucoup d’informations dans le secteur nucléaire sont « classifiées[[Cf. la loi du 11 décembre 1998 relative à la classification et aux habilitations, attestations et avis de sécurité.
]] », ce qui veut dire qu’il faut une autorisation spéciale pour y avoir accès. Que certaines informations, comme par exemple celles qui concernent le stockage du plutonium, soient confidentielles, c’est tout à fait normal, entendu les risques que créerait la diffusion de ces informations (vol par des terroristes par exemple). Mais l’exemple que j’ai cité plus haut sur la classification d’informations d’il y a 60 ans, montre bien qu’il y a des abus.
Ces quelques exemples illustrent la spécificité d’un secteur qui a, dès le début, repoussé la régulation par les autorités publiques et le regard critique de la société et a cultivé la culture du secret, la culture du secret aidant justement à éloigner toute régulation et tous regards critiques.
La Belgique a joué un rôle clé dans le développement des bombes atomiques américaines et anglaises pendant et après la Seconde guerre mondiale, en fournissant l’uranium congolais.
La Belgique a développé après la deuxième guerre une industrie nucléaire, avec quelques entreprises qui ont joué un rôle important dans le secteur au niveau international – disparues quasi complètement entretemps.
Non seulement cette période est très peu connue et certainement pas ancrée dans la conscience collective belge. Ainsi, qui sait que l’uranium congolais a été utilisé par les Américains pour produire des centaines et des centaines de bombes atomiques ? Qui sait que des entreprises belges ont fourni de la technologie nucléaire à des pays comme le Pakistan, Israël et la Corée du Sud ? Bien que le secteur nucléaire belge ait été important pendant des décennies du point de vue politique et économique, le secteur n’a été que très peu étudié par les historiens. On pourrait même parler d’une amnésie concernant le nucléaire. Le fait que l’accès à des archives très importantes comme celles du CEN, de la Belgonucleaire et de l’Agence fédérale de contrôle nucléaire est très limité, voire impossible, rend la recherche scientifique évidemment très difficile, sinon chimérique.
Un débat public sur la gestion et les conditions d’accès des archives du secteur nucléaire s’impose donc. Non seulement pour des raisons historiques, mais aussi pour des questions de démocratie. Les citoyens ont-ils ou non le droit de savoir ce que ces entreprises et institutions ont fait dans le passé, comment ils ont fonctionné et comment les relations avec les mondes politique et scientifique se sont tissées ?
N’oublions pas que le secteur nucléaire a profité pendant des décennies de subventions très importantes, payées par les citoyens, et que ce sont encore aujourd’hui les citoyens qui doivent payer pour de nombreuses années l’héritage du secteur, notamment l’assainissement de deux poubelles nucléaires importantes dans les Campines[[Les passifs nucléaires BP1 et BP2 à Mol-Dessel.
]].
Je signale que cette situation n’est pas unique, puisque d’autres pays y sont confrontés également. Le 4 août 1945, à Londres, les États-Unis, la Grande-Bretagne et les Pays-Bas ont signé en secret un accord tripartite, aux termes duquel les Pays-Bas s’engageaient à soumettre au contrôle américano-britannique toute exportation éventuelle de monazite contenant du thorium, produit dans les Indes néerlandaises via l’extraction du minerai d’étain. Le thorium ne peut être directement utilisé dans une arme nucléaire, mais il peut absorber des neutrons en vue de la production d’uranium 233, lequel est la matière de base pour fabriquer une bombe nucléaire. En échange de cet accord, La Haye espérait un soutien de la politique néerlandaise de maintien des colonies. Seuls quelques membres du gouvernement ont eu connaissance de l’accord sur le thorium. Le ministre des Affaires étrangères, Van Kleffens, qui avait négocié au nom des Pays-Bas, a remis le document dans une enveloppe scellée au Secrétaire général de son département en lui demandant de la remettre à son successeur. En décembre 1948, l’accord a été prorogé de trois ans dans la même atmosphère de secret. Après le transfert de souveraineté à la République d’Indonésie, l’accord tombe dans l’oubli. Ce n’est que 45 ans(!) plus tard, en 1991, que l’accord secret sur le thorium a fait surface[[VAN SPLUNTER, J., Kernsplijting en diplomatie. De Nederlandse politiek ten aanzien van de vreedzame toepassing van kernenergie, 1939-1957, Amsterdam, 1993, Spinhuis. (Ndt : Fission nucléaire et diplomatie. La politique néerlandaise à l’égard de l’utilisation pacifique de l’énergie nucléaire, 1939-1957).
]].
Autre exemple, en Norvège. Après la Seconde guerre mondiale, des voix s’y sont élevé, en faveur d’un programme national d’armes nucléaires, mais l’on n’a finalement pas suivi cette direction. Vu l’absence d’accès aux archives, nous ne disposons toujours pas d’un panorama complet de l’histoire de cette période[[FORLAND, A., Norway’s nuclear odyssey : from optimistic proponent to nonproliferator , The Nonproliferation Review, Winter 1997, (Ndt : L’odyssée nucléaire norvégienne : de l’optimisme partisan à la non-prolifération) dans The Nonproliferation Review/Winter 1997).
]]. On pourrait donner de tels exemples pour d’autres pays disposant d’un secteur nucléaire.
L’amnésie nucléaire : une stratégie ?
Le défaut de connaissance de l’histoire nucléaire belge, ce que j’appelle donc l’amnésie nucléaire, est-il dû uniquement à la négligence, au hasard, ou au manque d’intérêt du public pour ce secteur ? Ou y a-t-il – de façon éventuellement complémentaire – une stratégie derrière ? Je le pense. Le non-savoir n’est pas uniquement dû à l’oubli et au hasard, mais aussi à un ensemble de personnes, d’entreprises et d’institutions qui y trouvent leur intérêt. Le secteur nucléaire, en Belgique comme dans d’autres pays, a cultivé le secret dès le début.
Premièrement parce que le nucléaire militaire et le nucléaire civil étaient (et sont) liés. On pourrait parler d’une technologie « Janus », à deux faces inséparables. Le secteur ne voulait pas courir le risque, par exemple, que des informations sur des technologies nucléaires soient rendues publiques, car d’autres pays et régimes pourraient en abuser pour produire une bombe atomique – ce qui a d’ailleurs échoué, ces informations s’étant vite répandues. Aujourd’hui, même des pays pauvres et ayant peu de centres de recherche, comme le Pakistan et la Corée du Nord, ont pu produire des bombes atomiques.
Deuxièmement, la culture du secret a évidemment aidé le secteur à se soustraire au débat public et à éviter de se justifier vis-à-vis de l’opinion publique. Le secteur nucléaire a donc pendant des années investi dans une communication offensive, dans la production de « savoir » – pensons par exemple aux campagnes récentes du Forum nucléaire belge –, mais également dans la production de « non-savoir », ou d’oubli. Si l’on en sait moins sur le secteur nucléaire, le secteur pourra plus facilement organiser lui-même sa politique d’information et faire passer les messages utiles et positifs auprès de l’opinion publique. La production de « savoir » et la production de « non-savoir » vont donc de pair. La culture du secret est une sorte d’assurance de survie du secteur.
Un débat sur la gestion des archives du secteur nucléaire belge ne s’impose donc pas uniquement d’un point de vue historique, mais aussi d’un point de vue démocratique et politique.