Des scientifiques ont observé les sociétés riches des quarante ou cinquante dernières années. Ils se sont intéressés à des problématiques sanitaires et sociales. Les résultats de leurs investigations ont été très longs à venir car l’image globale des résultats est partiellement contre-intuitive, faisant obstacle à des interprétations « évidentes ». Leurs conclusions peuvent être résumées en ces termes : dans les pays qui ont dépassé le seuil matériel du bien-être, les déterminants sociaux de la santé et les aspects psycho-sociaux de la vie en société se croisent pour produire un impact réel sur l’état de santé de la population.
En d’autres termes, le monde matériellement riche sécrète d’autres types d’affections, fortement influencées par l’état de sécurité psychologique de la population. Le confort matériel nous « met à nu » sur le plan de la psychologie et des émotions. Sans surprise, plus une société est inégalitaire, du point de vue des revenus, plus sa population souffre de problèmes sanitaires et sociaux. En revanche, et c’est beaucoup plus surprenant, il est à présent attesté que le niveau moyen de la richesse matérielle d’un pays – du moment qu’il a dépassé le seuil matériel du bien-être – n’influe plus du tout sur la situation. Même le pays le plus riche du point de vue du PIB sera submergé par des problèmes sanitaires et sociaux si les revenus de sa population sont répartis de façon très inégalitaire. Submergés est un terme approprié, dans la mesure où les écarts observés entre pays égalitaires et inégalitaires sont réellement gigantesques, quel que soit le revenu moyen par tête. Enfin, à revenus identiques, les conditions sanitaires et sociales d’une couche déterminée sont moins bonnes dans une société inégalitaire que dans une société inégalitaire, même chez les ultra-riches. Pour être plus précis, elles sont de toute façon moins bonnes et d’autant moins bonnes que l’on se déplace vers le bas de l’échelle sociale.
Le chaînon manquant des écologistes politiques
Commentaire
Tout écologiste politique garde à l’esprit l’intitulé de certains rapports scientifiques qui marquèrent les esprits. La Terre souffre. Ses limites sont dépassées. Sa résilience est menacée. La biodiversité s’écroule. Les hommes pullulent. Ce sont là quelques-uns des constats-chocs imposés par les sciences naturelles depuis 1970. Et les humains, comment évoluent-ils dans ces sociétés « riches » ? Les sciences humaines ne peuvent se prévaloir, du point de vue de leurs résultats, d’un degré de précision et de concision qui égale celui des sciences naturelles.
Quoi de plus logique. En outre, pour parvenir à des conclusions, elles ont parfois besoin de beaucoup plus de temps.
Mais la patience finit toujours par payer. Mieux encore, les éléments probants réunis dans ce livre sont extrêmement cohérents.
Là réside l’un des mérites de l’ouvrage présenté par Richard Wilkinson et Kate Pickett. Les auteurs, scientifiques rigoureux, épidémiologistes de renom, prennent la peine de parler au tout-venant des résultats de leurs observations et, plus encore, du sinueux cheminement qui les a conduits à leurs conclusions, par la force du raisonnement pur, un accouchement long d’une vingtaine d’années auquel ont participé une kyrielle d’équipes de chercheurs. Ils nous rappellent par là que la science est humaine, qu’elle soit humaine ou naturelle. C’est plutôt rassurant.
Les trois premiers chapitres vont planter le décor de tout épidémiologiste qui se penche sur nos sociétés modernes. Des constats évidents s’imposent que bon nombre de nos décideurs s’obstinent à nier. Le niveau du PIB, au-delà de 20 000 dollars par habitant par an, n’a plus vraiment d’influence sur le bien-être de la population. L’inégalité des revenus, par contre, occupe le devant de la scène. Nous sommes la première génération obligée d’admettre que pour continuer à améliorer le bien-être de la population, produire davantage de tout de toute façon n’est plus utile, voire franchement contre-productif. Autre élément central, l’avènement de la société de consommation va de pair avec une montée générale de l’anxiété, causée par la menace omniprésente de l’évaluation sociale dans les sociétés riches, c’est la mise à nu évoquée dans le résumé.
Dans les chapitres quatre à douze, les auteurs passent en revue une série de problématiques qui ont un gradient social, qui sont donc d’autant plus marquées, plus graves, que l’on descend l’échelle sociale : vie communautaire et relations sociales (4), santé mentale et consommation de drogue (5), santé physique et espérance de vie (6), obésité (7), performance éducative (8), maternité précoce (9), violence (10), peines et incarcération (11), mobilité sociale (12). Les pays riches sont comparés entre eux et, pour confirmer les résultats, ils sont ensuite contre-vérifiés par rapport aux cinquante états américains. Les séries de tableaux déroulent implacablement le même scénario : parmi les nations riches, certains pays, ceux où les inégalités sont les plus frappantes, obtiennent des scores mauvais concernant l’ensemble de ces problématiques pour toutes la population, y compris ses couches les plus favorisées. À l’autre extrémité, les pays les plus égalitaires sont systématiquement les « premiers de la classe ». Les écarts sont extrêmement importants. Les niveaux de violence observés, pour prendre cet exemple précis, sont beaucoup plus importants dans les pays inégalitaires que dans les pays égalitaires. Ces différences sont telles qu’elles attirent immédiatement l’attention sur le fait que la dépense publique est forcément mise sous pression par l’inégalité, mais sous la forme d’investissements « négatifs », c’est-à-dire destinés à lutter contre le problème sans le moindre espoir de le résoudre en tant que tel. C’est la vue d’ensemble de la société qui compte pour comprendre ce qu’il s’y passe.
Arrêtons-nous plus en détail sur les peines et les incarcérations (chapitre 11). Entre 1970 et 2005, période où les inégalités de revenu au fortement augmenté dans les pays riches, en particulier aux États-Unis, le nombre de personnes incarcérées aux États-Unis à quadruplé, passant de 0,5 à plus de 2 millions de détenus. On observe une augmentation considérable en Grande-Bretagne également. Dans d’autres pays développés, en revanche, aucune évolution frappante n’a été observée. Diverses recherches aux États-Unis ont montré que ce n’est pas tant la hausse de divers types de criminalité qui explique l’explosion de la population carcérale, mais bien la sévérité des peines prononcées. D’autres études comparant les Pays-Bas au Royaume-Uni ont fait apparaître que les taux d’incarcération très divergents de ces deux pays ne devaient rien à des taux de criminalité divergents, mais à des applications diverses des peines privatives de libertés et à la longueur des peines prononcées.
Le tableau ci-dessus montre, à l’échelle logarithmique, que le taux d’incarcération est d’autant plus élevé que le pays est inégalitaire. Aux États-Unis, 576 personnes sont incarcérées pour 10 000 habitants, contre 124 au Royaume-Uni et 40 au Japon. Ces données proviennent de l’Enquête des Nations unies sur les tendances de la criminalité et le fonctionnement des systèmes de justice pénale. Le même tableau, mais reprenant les 50 états américains, montre le même lien entre inégalité et taux d’incarcération. En outre, les états américains les plus inégalitaires sont aussi ceux qui ont conservé la peine de mort. Du point de vue des minorités ethniques, en moyenne pour les États-Unis, le risque d’être incarcéré si l’on est noir est 6,04 fois plus élevé que si l’on est blanc.
Les données rassemblées par les auteurs sur le monde pénitentiaire montrent que les sociétés moins égalitaires sont plus punitives. Les systèmes japonais et néerlandais sont dépeints par les spécialistes comme des milieux soucieux de traiter les détenus comme des humains, capables de se remettre en question et de dialoguer avec des thérapeutes. Le tableau du monde carcéral américain est plus sombre, notamment avec la création de prisons de haute sécurité, par exemple.
Nous citerons ce paragraphe conclusif du chapitre 11 : « Nous avons pu voir que les taux d’incarcération ne sont pas tant déterminés par le taux de criminalité que par l’attitude des autorités en matière de sanction, de réhabilitation et de réforme. Dans les sociétés où les inégalités sont plus marquées, où les distances sociales entre les gens sont plus importantes, où les attitudes d’ostracisme sont davantage enracinées et où l’absence de confiance et la peur de la criminalité sont monnaie courante, opinion publique comme responsables politiques sont plus enclins à emprisonner les gens et à se draper dans des attitudes punitives à l’égard des « éléments criminels » de la société. Les sociétés plus inégalitaires sont aussi des lieux plus sévères, plus rudes. Et comme la prison n’est pas très efficace en matière de dissuasion ou de réhabilitation, il ne reste plus à la société qu’à vouloir maintenir un taux d’incarcération plus élevé (les coûts étant à l’avenant) pour des raisons qui n’ont plus rien à voir avec l’efficacité ».
Voici également quelques autres tableaux qui illustrent, dans l’ordre, le lien entre mauvais résultats éducatifs et inégalité, entre obésité et inégalité, entre le nombre de brevets déposés et l’inégalité, et entre le recyclage et l’inégalité.
Soucieux de parer aux critiques, les chercheurs démontrent que la cohérence de l’ensemble de ces résultats – un point que Pascal Canfin souligne à très juste titre dans la préface de l’ouvrage – atteste de la direction causale de l’observation. Ces commentaires font l’objet du chapitre 13, ainsi que d’un long post-scriptum intitulé « recherche contre politique », qui délimite très clairement le champ d’application des conclusions. Toujours dans un souci d’exhaustivité, les auteurs prennent soin, dans le chapitre 14, de présenter l’héritage social de l’être humain dans une perspective délibérément historique, nous expliquant comment s’activent ou se désactivent nos « mécanismes physiologiques internes » égalitaires et inégalitaires en fonction du mode de vie du groupe auquel nous appartenons.
Le chapitre 15 intitulé « Égalité et soutenabilité » nous intéresse tout particulièrement. Généralement, lorsque des scientifiques nous parlent de l’avenir, c’est pour poser des points d’interrogation sur les moyens qui s’offriront à l’humanité de concilier son envie d’émancipation, pour le dire en ces termes, et ce que notre planète peut nous proposer. Le changement de perspective que permet la connaissance des effets de l’inégalité dans les pays riches autorise, sans exagération aucune, un changement de perspective assez radical. Pour les auteurs, « vu les conséquences de l’inégalité sur les sociétés […] les gouvernements ne seront peut-être pas en mesure d’obtenir une diminution des émissions de carbone sans réduire aussi les inégalités ». À leurs yeux, il n’existe aucun doute sur le fait qu’il est possible de maintenir et surtout d’améliorer le bien-être de la population – y compris dans ses mesures objectives, comme la mortalité infantile ou l’espérance de vie – pour un coût écologique minimal. D’ailleurs, un pays dans le monde y parvient d’ores et déjà sans avoir accès aux meilleures technologies. Le seul problème, c’est qu’il ne s’agit pas d’une démocratie, point qui suscite une inquiétude légitime – le pays en question est Cuba. Contrairement aux idées reçues, imaginer une économie stationnaire, concept emprunté à Herman Daly, ne serait nullement synonyme de stagnation. En passant, il faudra imaginer un système de convergence des émissions de dioxyde de carbone à l’échelle mondiale. Bref, aucun moyen d’améliorer le bien-être des populations dans les sociétés riches ou en voie de le devenir sans une certaine dose d’égalité.
Le chapitre 16, « Construire l’avenir », propose un axe de solution rarement abordé avec autant de lucidité. Les nations anglo-saxonnes auraient perdu la notion d’égalité relative – pourtant fondatrice – dans leur lutte avec le totalitarisme soviétique. Les inégalités seraient générées avant tout dans le monde du travail. L’État de droit et le suffrage universel protègent les sociétés modernes contre l’inégalité excessive, mais pas sur l’aspect du travail. La propriété de l’entreprise et le contrôle du travail par les travailleurs seraient d’excellents moyens de créer des sociétés plus égalitaires. Et les pouvoirs publics disposent de tous les leviers qui permettraient d’organiser très progressivement cet immense changement de mœurs. Chacun posséderait des parts de la société pour laquelle il travaille dans la mesure des compétences dont il dispose. Les hiérarchies seraient soumises à un contrôle démocratique – relatif, bien entendu. L’intéressement mettrait entre les mains des travailleurs le pouvoir ultime de développer les processus d’entreprises qui, selon eux, fonctionnent le mieux. Tous ensemble, les travailleurs auraient, par exemple, 50 % des parts plus une, les autres aux mains des fondateurs et/ou propriétaires.
Commentaire
L’esprit de cette solution n’est pas sans rappeler les pistes lancées par Marcel Gauchet, notamment dans L’Avènement de la démocratie, concernant le nécessaire achèvement de la démocratie des modernes à travers l’instauration d’une troisième égalité relative,
qui viendrait compléter utilement l’égalité en droit et l’égalité
dans la représentation démocratique.
Ce livre a deux mérites qui sont comme les deux faces d’une épée de Damoclès. D’une part, si nous avions à titre personnel l’impression que les inégalités sont foncièrement mauvaises pour la société, y compris dans le monde riche, ce pressentiment se trouve confirmé au-delà de toute espérance. Il est réconfortant de voir ressurgir une nature humaine à mille lieues de l’homo œconomicus des théories mécanistes du monde, et de surcroît attestée d’une façon aussi probante. D’autre part, du point de vue de l’écologie politique, il ne sera plus jamais possible de dire que nous ne savions pas. Pour atteindre l’objectif d’une société moderne qui se serait débarrassée de toute empreinte écologique insoutenable, il faut nécessairement trouver la voie d’une égalité relative du point de vue des revenus dans toute société. Voilà un thème politique pour les décennies à venir, puissions-nous l’aborder avec le recul et la maturité qui s’imposent. Les temps de l’innocence sont derrière nous.
Pourquoi l’égalité est meilleure pour tous. Richard Wilkinson et Kate Pickett. Coédition Les petits matin, Institut Veblen, Etopia
Disponible à Etopia: info@etopia.be – | – Etopia asbl – avenue de Marlagne 52 – 5000 Namur – | – https://www.etopia.be/spip.php?article2334