C’est une image d’Épinal qui a la vie dure quand on s’imagine, aujourd’hui, le travail d’analyse d’une archive : celle d’un historien, plié en deux sur une liasse de vieux papiers dans une bibliothèque publique mal éclairée. La réalité est toute autre, aussi bien concernant celui qui dépouille les archives que celle du traitement des archives, voire de leurs natures.

Avant d’aller plus loin, revenons dans un premier temps sur la manière dont, aujourd’hui, se conçoit la mise en forme du temps et sa mise en récit. Les rapports entre l’histoire et la mémoire ont connu, au cours des dernières décennies, de profondes évolutions voire mutations. L’histoire globale a cédé la place à une multitude d’approches disciplinaires, tandis que le recours à la mémoire est entré dans une phase de surexploitation dans la sphère publique, dans un contexte de (sur)patrimonialisation du passé et d’appel à un impérieux devoir de mémoire court-circuitant les opérateurs critiques du travail de l’historien[[Mélissa S-MORIN et Patrick-Michel Noël, « Les représentations du passé : entre mémoire et histoire », in Conserveries mémorielles, n° 9, Paris, Laval, 2011, http://cm.revues.org/808; Jean-Pierre Nandrin, « Politique, mémoire et histoire : trio infernal », in Politique. Revue de débats, n° 47, Bruxelles, décembre 2006, p. 14.

]]. Ce contexte se lie à une phase d’anxiété de la perte, au sein duquel la mise en archive devient un enjeu de salut public. La perte est un échec, l’oubli une faute. C’est cet horizon qui sous-tend cette notion de mémoire-archive qui organise largement notre rapport avec l’Histoire. Quelles en sont, dès lors, les conséquences sur le traitement des archives et sur leur organisation, notamment face aux défis technologiques ? Ce sont ces quelques points que cet article tentera d’aborder.

En premier lieu, il s’agit de se pencher sur la définition à donner à l’archive en tant que telle. Une première approche classique viserait à la définir comme le lieu physique, spatial, abritant une trace du temps passé et dont l’étude permet l’émergence d’un lieu social[[Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 210.

]]. Longtemps trace écrite, l’archive rassemble désormais de nombreuses autres traces, sans plus réellement connaître de limite. Cette notion, tout en évoluant, rencontre de nouveaux défis, liés aussi bien à la marchandisation de la mémoire qu’à la révolution numérique qui accompagne la diffusion des différents supports. Car l’archive ne peut se concevoir sans sa nécessaire diffusion, qui lui donne réellement son sens social. Au sens classique, cette diffusion comprend l’accès aux documents (communication), leur valorisation (via des activités éducatives et culturelles), leur utilisation suivant différents objectifs (exploitation), l’aide apportée aux chercheurs (référencement) et la mise à disposition des fonds et des services (promotion)[[Yvon Lemay, Anne Klein, « La diffusion des archives », in Les cahiers du numérique, vol. 8, Paris, AFDEL, 2012, p. 18.

]]. Cette définition classique doit, cependant, se compléter par une approche tant sur le fond que sur la forme, les archives, et leur traitement, ayant connu de profondes évolutions[[Jacques Le Goff, Histoire et mémoire, Paris, Gallimard, 1988, p. 165.

]].

Sur le fond tout d’abord. La fièvre mémorielle est ainsi devenue importante, entraînant de nouveaux usages sociaux dans la manière de « faire » de l’histoire. L’exemple du centenaire de la Première Guerre Mondiale est ainsi emblématique d’un goût pour le mémoriel, le patrimoine et la mission pédagogique que l’Histoire, à travers la question de la mémoire, doit représenter pour la société. Cette injonction faite à l’Histoire amène ainsi l’activité savante à être mise en concurrence avec la pratique mémorielle. Les journées de commémoration sont désormais légion, devenant les nouveaux symboles sociétaux remplaçant la mise en avant de la Nation et de ses attributs, comme ce fut le cas jusqu’à la Seconde Guerre Mondiale. La mémoire devient un devoir. L’adoption de lois mémorielles s’inscrit dans cette logique, tout en posant et continuant à poser de profonds débats, sur les liens entre la mémoire et la politique, amenant de vifs échanges autant entre élus et historiens qu’entre historiens eux-mêmes. Ainsi, nombreux sont ceux s’opposant à une législation imposant une vérité officielle tandis que d’autres estiment nécessaire d’insister sur la pédagogie du passé grâce à un apprentissage commun. Différents niveaux de mémoire entrent également en compétition : nationale, locale et identitaire. Enfin, cette intégration progressive de l’histoire et de la mémoire dans la sphère publique amène sa réappropriation et sa diffusion en-dehors du groupe professionnel des historiens. Il ne s’agit pas, ici, de se pencher sur la restitution du passé par les historiens locaux, mais de s’interroger sur la récupération du passé et de ses outils par des logiques marchandes. L’histoire a changé de lieux et d’auteurs, ce qui ne va pas sans poser des questions sur les pratiques de ces derniers. Nombreux sont parmi les historiens ceux défendant les fondements scientifiques de la discipline historique, et in fine archivistique, face à des non-professionnels accusés de la malmener, ou de ne pas en tenir compte, et s’opposant aux injonctions mémorielles exercées, notamment, par le monde politique. Les usagers du passé sont devenus multiples[[Nicolas Offenstadt, « Histoires et historiens dans l’espace public », in À quoi pensent les historiens ? , Christophe Granger (dir.), Paris, Éditions Autrement, 2013, p. 81.

]]. Par conséquence, l’interrogation se pose sur la manière dont ce passé est mis en scène et restitué, ainsi que sur l’impact que cette (re)présentation peut avoir. En effet, ces différentes postures ne sont pas sans incidence sur la manière dont le travail par rapport aux archives est réalisé. Le chercheur, qui utilise les matériaux que représentent les archives, ne s’insère plus dans une seule discipline mais bien dans un ensemble de disciplines. Une même archive peut ainsi être analysée de différentes manières, suivant différentes approches et méthodologie, parfois contradictoires.

C’est dans ce cadre que le rapport à l’archive a évolué au cours des deux dernières décennies. Comme nous l’avons mentionné plus haut, tout est archive ou est potentiellement destiné à l’être[[Yann Potin, « L’historien en « ses » archives », in À quoi pensent les historiens ? , op. cit. , p. 101.

]]. La masse des archives ne se limite guère plus aux seules archives écrites, reprenant les liasses de documents compilés autant par une personne que par une administration, mais s’étale dans une foule de domaines décuplant la nature même des archives : audiovisuelles, sonores, orales, électroniques. Leur accroissement semble exponentiel, aidé par l’idée de la dématérialisation de l’information et de la compilation sans fin des données. Autre changement de statut : les archives ne sont plus un attribut exclusif des historiens. De plus en plus de disciplines y ont ainsi recourt, de la sociologie aux sciences politiques, amenant différentes versions et visions d’un même document archivé. L’archive a ainsi conquis l’espace public, devenant autant un objet d’information qu’un objet d’analyse. En ce sens, elle suit les influences et évolutions de la société, reflétant nos préoccupations, nos comportements, nos attentes[[Martine de Boisdeffre, « Les archives à l’ère numérique », in Le débat, n° 158, Paris, Gallimard, janvier-février 2010, p. 61.

]].

Les archives connaissent donc une transformation dans leur caractère mais également dans leur statut : alors que pendant longtemps, les archives étaient liées à leur caractère administratif, étant du ressort de l’État et donc sous sa garde, le XXème siècle aura vu le statut des archives s’ouvrir au privé, englobant les archives de travail, les archives sociales, les archives d’associations. Cet accroissement a, de facto, favorisé de nouveaux questionnements, tant dans la pratique des archives que dans l’archivage lui-même, à travers l’exemple du dépôt d’archive lui-même. De ce fait, cette augmentation pèse sur les capacités de stockages et les lieux physiques où ces archives sont déposées, entraînant de nouvelles dépenses à charge de ces organismes dont la fonction première n’était pas destinée à cet effet. De même, l’apparition de nouvelles sources, tels que les documents numériques et audiovisuels, oblige à repenser la manière dont une archive jusque là était réceptionnée, traitée, valorisée. Jusqu’il y a peu, l’écrit original restait le document conservé et consulté. Aujourd’hui, la numérisation décuple la diffusion des originaux et bouleverse les lieux de consultation. Le centre d’archives quitte son lieu physique pour devenir mobile. Quant à l’archiviste, il se trouve confronté à une double contrainte : tout d’abord, lutter contre l’obsolescence de plus en plus rapide des différents supports de conservation, qui impose de constamment adapter les sources anciennes aux nouveaux outils de lecture. Cette situation entraîne par là surcoûts et formation constante aux nouvelles technologiques et à leur utilisation, dans des situations budgétaires souvent difficiles. Ensuite, une notion de concurrence entre en jeu, au sein duquel l’archiviste se voit confronté à de nouveaux concurrents, de nouveaux lieux d’archivages et de nouvelles pratiques, bouleversant un ordre classique qui privilégiait, jusque là, une gestion plutôt verticale du traitement des archives et de leur accès[[Yvon Lemay, Anne Klein, « La diffusion des archives », in Les cahiers du numérique, op. cit, p. 16.

]].

À ce double défi technologie/concurrence se lie, nous l’avons vu, l’anxiété de la perte où, à tout le moins, l’obsession de tout garder. La principale conséquence en est que l’institution réceptionnant et organisant ses archives se doit dorénavant de prévoir les éléments nécessaires à la réception de ces documents en croissance exponentielle. La question de l’oubli est ainsi mise de côté, considérée soit comme préjudiciable, soit comme impensable. Or, cette obligation d’archivage général pose de nombreuses questions, tant sur son intérêt que sur sa faisabilité. Faut-il, en effet, tout garder ?

Revenons tout d’abord sur cette obsession. La frénésie archivistique s’est emparée de notre époque. C’est que ce Paul Ricœur démontre, en reprenant Pierre Nora et son affirmation : « Archivez, archivez, il en restera toujours quelque chose ! »[[Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, op. cit, p. 525.

]]. La mémoire-archive et la mémoire-devoir font peser une obligation de devoir sacré de l’archivage, dans lequel tout matériau est susceptible d’être mis en valeur et ne peut donc céder au danger de l’oubli. La technologie apparaît à nouveau ici comme un outil indispensable à la gestion de cette accumulation de données, au sein desquelles les métadonnées sont un nouveau graal à chérir. La culture numérique redessine les contours, voire les fondements, de ce qui fait le matériau de l’historien[[Yann Potin, « L’historien en « ses » archives », op. cit., p. 115

]]. Déjà, les enjeux culturels du numérique sont multiples. Ils sont au centre de la révolution économique des industries de l’audiovisuel, des phonogrammes, de l’écrit, du cinéma ou du jeu vidéo. Ces enjeux concernent en grande partie la numérisation des patrimoines (archives, livre, presse, audiovisuel, film, photographie…)[[Un ministère nouvelle génér@tion. Culture & Médias 2020, Paris, Ministère de la Culture et de la Communication. Secrétariat général. Mission Stratégie & prospective, 2012, p. 39.

]]. Les questions, dès lors, qui se posent ont trait aussi bien à la manière dont les archives seront traitées qu’à la forme que celles-ci prendront, et donc de leur accessibilité. Mais à ces questions importantes s’ajoute celle de l’accessibilité à ces nouvelles archives. Comment archiver toutes ces données et tous ces outils ? Cette question ne se pose encore que trop peu souvent. Or, la numérisation totale des archives est une chimère. Celle-ci représente un chantier considérable, imposant des choix économiques ne pouvant être assumés seuls par l’État, qui en a longtemps été le gardien[[Ibid., p. 187.

]]. De plus, l’information numérique continue à faire l’objet de lourdeur et de lenteur dans sa considération en tant qu’activité à part entière, de la part de la prise de décision politique. Enfin, les chantiers de numérisations sont des chantiers de longue haleine se portant sur le long terme, dans un monde ou le court-termisme impose trop souvent son rythme[[Françoise Banat-Berger, « Les archives et la révolution numérique », in Le débat, op. cit, p. 80-82.

]].

La numérisation privée et la commercialisation de données sont alors envisagées comme de plus en plus souhaitables car étant les seules options considérées comme rentables. Un risque important, face à ce défi quasi industriel que représente la numérisation, est donc de voir l’archive devenir un bien marchand, soumis aux règles de la concurrence et de la rentabilité.

En effet, les montants nécessaires à la numérisation des données, qu’elles soient écrites ou multimédias, amènent le détenteur des archives, qu’il soit public ou privé, à opérer des choix, en fonction de l’intérêt que représente l’archive. S’il fallait les énumérer, plusieurs choix pourraient être distingués dans cette nécessité de conversation et de l’accès au public : des choix culturels et historiques, des choix industriels et technologiques, des choix économiques et budgétaires, des choix d’éditorialisation et enfin d’organisations. Or, le risque principal est que la marchandisation des archives amène les choix économiques et budgétaires à prendre le dessus. Quelles garanties, dès lors, de voir traiter des archives étant considérées comme secondaires ou moins pertinentes, dans une situation où, comme nous l’avons vu, la perception du rôle de l’Histoire en tant que source d’apprentissage se réalise suivant des critères moins objectifs ? De même, dans la phase de commercialisation de ces archives, et de leur accès au grand public, se posent les questions du libre-accès aux archives publiques et de leur éditorialisation suivant des priorités plus commerciales qu’académiques. Alors que la technologie aurait pût libérer et diffuser, le risque est de la voir, petit à petit, enfermer et restreindre.

Comment se positionner par rapport à ces défis ?

Les archives sont entrées aujourd’hui dans un contexte de diffusion les rendant accessibles à chacun, et représentant de ce fait une source de savoir et d’apprentissage profitable au plus grand nombre. Mais, nous l’avons vu, ce contexte favorable contient également une face cachée, dans laquelle se mêlent gestion des coûts et adaptations technologiques. L’influence sur ces conditions de diffusion pèse sur la société dans son ensemble, les archives étant un des véhicules de la mémoire collective dans un contexte où cette mémoire fait l’objet de toutes les attentions. Les principaux défis à venir toucheront donc à la fois au coût à supporter pour la prise en compte de ces archives dont l’accroissement prend de plus en plus d’ampleur, et au tri qui en sera réalisé, tout ne pouvant être sauvé.

Plusieurs solutions s’offrent, dans une nouvelle logique de rapports non plus verticaux mais horizontaux. Il ne sera plus possible pour un centre d’archives de continuer à évoluer en vase clos. La culture de la collaboration entre institutions partageant les mêmes objectifs et environnements permettra à la fois d’alléger les coûts et de profiter des réseaux de diffusion propres à chacun. Cette stratégie de collaboration permet également de développer de nouveaux outils de gestion et d’élaborer de nouvelles stratégies de communication s’adaptant aux évolutions technologiques toujours en cours.

Une autre réponse a trait à l’accès lui-même qui est donné aux documents archivés, et à son exploitation. Ainsi, faut-il et comment (re)construire un vrai système de gratuité ou celle-ci aurait de la valeur, en opposition à celle de la marchandisation qui influence les motivations des gestionnaires des archives ? Déjà, comme le souligne Valérie Peugeot, les connaissances, savoirs et œuvres de l’esprit sont toutes potentiellement candidates à devenir une ressource en biens communs[[Les Biens communs : comment (co)gérer ce qui est à tous ?, Actes du colloque du 9 mars 2012, Bruxelles, Etopia, Gef, Oikos, p. 21, https://www.etopia.be/IMG/pdf/biens_communs_fr_web-2.pdf.

]]. De nombreux défis s’imposent face à cette potentialité, comme la définition d’une autre valeur non plus basée sur l’échange mais sur l’usage, ainsi que sur la mise en place des financements adéquats, tant pour leur conservation que pour leur diffusion. Le défi repose dès lors dans la définition de cette valeur de l’archive, où la valeur marchande doit être contrebalancée par la valeur d’usage.

Enfin, il sera important de repenser les rôles aussi bien des usagers que des archivistes, en ayant particulièrement à l’esprit le lien existant entre ces deux acteurs des archives. Connaître les usagers et les usages des archives ne passe que par le contact direct avec le public. Cette solution permet d’éviter l’effacement et l’anonymat de ceux qui sont pourtant des interlocuteurs essentiels, et renforce la mission de l’archiviste qui continue à vivre du lien social que représentent ces archives et à adapter en conséquence la discipline archivistique, fondamentale dans cette étape de traitement et valorisation du patrimoine recueilli.

L’avenir des archives et de leur mise à disposition dépendra de nombreux facteurs. À l’heure où la mise en ligne des données compilées depuis des décennies est en train de se réaliser, il convient, au final, de se demander quel sera le service capable d’assurer un partage de la ressource avec le plus grand nombre et de la redistribuer au mieux. Celui des biens communs, du marché, de l’État ? Aucune solution ne peut s’appliquer seule. C’est la complémentarité entre ces différents acteurs qui permettra de maintenir cet instrument essentiel dans sa fonction socioculturelle fondamentale, qui est celle d’être au service de la société. Les différents articles de ce treizième numéro de la revue Etopia précisent particulièrement ces nouvelles questions posées par les archives. Chacun des points soulevés dans cette introduction y est évoqué, analysé, exemplifié ou approfondi.

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