Le nouveau temps des « grand récits »
«Ceux qui pensaient que le temps des grands récits était passé se sont trompés. (…) Le problème du mode de fabrication des grands récits jusqu’ici n’est pas qu’ils aient été trop grands, mais plutôt qu’ils ne l’étaient pas assez.»
Peter Sloterdijk, Le palais de cristal.
A l’intérieur du capitalisme planétaire, 2006
Changements climatiques, dégradation de l’environnement, modèles sociaux menacés, danger nucléaire, crise de l’euro, (dés-)intégrations politiques, production énergétique, alimentation saine et agriculture durable, commerce équitable et mondialisation régulée, pauvreté et développement, discriminations, renforcement ou affaiblissement des libertés civiles… Quand ils n’ont pas simplement une dimension européenne, les grands défis du nouveau millénaire sont plus que jamais planétaires, en plus d’être interdepéndants et cumulatifs. Aucune approche singulière ne peut prétendre en résoudre la complexité. Aucune approche gestionnaire ne peut prétendre en limiter l’impact.
25 ans après « la fin des idéologies » touche à sa fin. Il faut se rendre à l’évidence : cette illusion ne peut plus tenir. Forgée dans l’euphorie passagère qui suivit la chute du Mur, cette idéologie du refus des idéologies, ce discours du vide oscillant entre cynisme bienveillant et technocratie brutale aura connu une postérité imméritée au regard de la densité historique qu’elle s’est évertuée à nier.
Mais cette parenthèse enfin fermée, voici que revient le temps des « grands récits ». Discours total pour problème global. Malheureusement, les récits qui reviennent monopoliser l’attention politique surgissent du passé comme le Regret souriant du fond d’un lac baudelérien. Croissance/production et nation/identité : deux couples infernaux hérités des siècles industriels et militaires précédents se disputent l’avant-scène – quand ils ne convergent pas dans une même nostalgie commune pour un redressement productif national mal embouché. Ces deux couples dominants de l’âge d’or de la société industrielle chantent la même chanson de la marche de l’histoire, réduisant les citoyens à des travailleurs, des consommateurs ou des soldats, et aliènent l’individu à un collectif abstrait (capitalisme, socialisme, nationalisme, etc.).
Empêtrée dans ses contradictions d’idéologie de l’âge industriel, la social-démocratie peine à développer son originalité et se résigne le plus souvent à n’être qu’une version plus hypocrite de la domination oligarchique qu’elle a renoncé à combattre.
Encore peu aguerri politiquement, mais doté d’une solide tradition intellectuelle, le mouvement de l’écologie politique doit prendre conscience que son moment historique est venu. Que la médiocrité passagère de ses incarnations politiques soit un handicap n’est pas un mystère, mais le récit de la transformation globale et locale promue par l’agenda vert est au cœur des urgences d’aujourd’hui et des défis de demain.
Car l’écologie politique reconnecte la liberté individuelle à son environnement social et poursuit simultanément l’émancipation personnelle et collective, sans soumettre l’une à l’autre.
L’ADN politique des écologistes fait de leur engagement un combat pour un monde meilleur. Et si leur action politique ces dernières décennies a été influencée par un souci, compréhensible et légitime, de crédibilité de gouvernement, cela ne peut pas être au prix de la revendication originelle d’un changement radical et systémique.
Or, le jeu démocratique, dans sa forme libérale actuelle, mêle choix individuels et responsabilités collectives. Au-delà de ce lieu commun, ce qui est en jeu, c’est la capacité des écologistes à articuler un message qui puisse aussi aborder la délicate question du « qu’y a-t-il pour moi là-dedans ? », question sur laquelle beaucoup d’électeurs se replient en temps de crise. À une époque où les soucis des particuliers se renforcent, l’enjeu est plus que jamais de mettre sur la table un récit politique qui relie l’aspect individuel et l’aspect collectif de chaque question.
En 2008, le « Yes we can » de Barack Obama avait reconnecté le rêve américain de liberté individuelle et de responsabilisation collective à un souffle plein d’espoir – au lieu de l’intolérance défensive de l’administration sortante. Dans son slogan de campagne de 2007, « travailler plus pour gagner plus », Nicolas Sarkozy avait lui réussi à revivifier la valeur fondamentale de responsabilité individuelle (je peux choisir de travailler plus) en s’appuyant sur une perspective renouvelée de la responsabilisation personnelle (gagner plus signifie un meilleur contrôle de ma destinée).
Une véritable version progressiste de cette approche simple, sans être simpliste, devrait ajouter, à ce message de responsabilisation, la dimension collective.
A la recherche d’un « travailler plus pour gagner plus » écologiste
Aujourd’hui, l’état des débats chez les écologistes amène à résumer ce souci par la notion de « transformation verte de la société » articulée sur l’idée fondamentale, pour cette transformation, d’« abondance locale ». L’abondance locale étant la réponse à l’organisation de la pénurie au niveau mondial par les acteurs mondiaux.
Tout l’enjeu de cette idée est d’organiser le passage, idéologique, sémantique et concret, de l’économie à l’écologie, c’est à dire de la pépinière des désirs, des manques, du gaspillage et de l’insatisfaction à un champ de prospérité, de potentialités, d’abondance, de richesse et de satisfaction.
Dans une réflexion antérieure, « Politiques de l’espérance », je l’avais formulé en deux questions :
Qui va transformer notre économie ?
Les ouvriers et les employés du secteur industriel, ainsi que les entrepreneurs novateurs et créatifs, seront le moteur du développement des énergies renouvelables, de la reconversion de l’industrie automobile, de la rénovation urbaine combinée à la lutte contre la pénurie des combustibles, de l’industrie de la dépollution et de tous ces nouveaux emplois, qualifiés ou non, qui nous viennent de la possible ré-industrialisation de nos territoires européens.
La notion d’entrepreneuriat est fondamentale pour la question de la liberté, de la responsabilisation et de l’activité économique renouvelée.
La « transformation verte » est en quelque sorte un projet industriel – pour une société post-industrielle, évidemment.
Comment garantir que la santé, l’alimentation et la qualité de la vie ne seront pas le privilège de quelques nantis ?
Car au cœur de la question sociale se retrouvent les inégalités environnementales : il y a ceux qui ont les moyens, qu’ils soient matériels ou conceptuels, de faire tel ou tel choix, de prendre ou non leur voiture, de vivre ici plutôt qu’ailleurs, de manger sainement ou pas, d’échapper au stress, à la malbouffe, aux maladies professionnelles, etc. En effet, lutter contre les inégalités sociales, c’est également lutter contre les inégalités environnementales – pour le logement, l’environnement rural ou urbain, les conditions de travail, etc.
La notion de justice sociale est fondamentale pour la question de l’équité, de la solidarité et de la responsabilité collective. Autrement dit, la « transformation écologique de la société revient à exiger une haute qualité de vie pour tous, garantie autant par la puissance publique que par des choix démocratiquement discutés et collectivement assumés.
La confrontation au réel : un retour à l’idéal
L’action politique naît d’une réflexion simple : ce qui est pourrait être autrement – donc mieux. Elle se nourrit donc de rêve et d’idéal, d’un objectif lointain ou proche, mais toujours d’une tension très forte vers quelque chose de meilleur. Mais ce qui se met en travers de notre route vers le monde meilleur, ce ne sont pas nos ennemis, contrairement à ce que croient les assassins historiques : c’est le réel, c’est la complexité du monde, c’est la résistance de la matière et les interactions entre les hommes et les choses. La plus grande résistance à l’utopie, en quelque sorte, c’est l’histoire : c’est-à-dire les dynamiques du changement, les évolutions individuelles et collectives et l’entropie de la matière.
Une action qui veut transformer le monde doit donc reconnaître la complexité du réel – elle doit s’ancrer dans cette réalité, sinon elle se condamne à l’impuissance ou à la violence. Je pense qu’il existe aujourd’hui deux grands idéaux politiques qui méritent qu’on s’engage pour les réaliser. Le premier est la transformation écologique de nos sociétés – c’est-à-dire la construction d’un monde juste et solidaire, fondé sur la coopération et non la compétition entre les territoires et les hommes pour faire face à des défis communs (préserver la planète et la biodiversité, nourrir dix milliards humains, etc.), et affronter ensemble les changements, les évolutions du monde. L’écologie politique repose sur une prise de conscience partagée, pas sur un modèle utopique imposé par un pouvoir politique dominant et totalitaire !
Et le deuxième se nomme construction européenne. Destinée à tirer les leçons des ravages des nationalismes et de leurs meurtrières querelles, l’idée utopique d’une union des nations européennes relève d’une grande quoique tardive maturité politique. Sans répéter les nombreuses formulations historiques de l’union du continent, telles que l’empire, qu’il fût romain, carolingien ou napoléonien, ni rester dans le confort satisfait d’une intégration réalisée au niveau trop limité des élites culturelles, qu’elles fussent religieuses, universitaires ou intellectuelles comme au Moyen Âge ou dans la République des Lettres, les pères fondateurs de l’Europe choisirent au contraire de modestement mettre l’accent sur les solidarités très concrètes que les intérêts économiques communs pouvaient engendrer. C’est ce réalisme audacieux qui, derrière la mise en place d’un marché commun à tous les Européens, a progressivement rendu incroyable l’idée d’une quatrième guerre franco-allemande en moins d’un siècle.
Soucieuse d’une part de prévenir le retour du spectre de la guerre civile européenne et de cette tendance pluriséculaire au suicide collectif, et d’autre part de lutter de concert contre l’impérialisme soviétique dont l’emprise privait le continent de sa moitié orientale et déchirait l’Europe dans sa chair, la communauté européenne est née de la poursuite conjointe de ces deux objectifs. Communauté et non pas nation. Car on ne fera pas l’Europe comme on a fait la France, par l’imposition administrative d’une culture dominante sur des territoires divers, ou comme on a fait l’Allemagne, dans le rassemblement, par la conquête militaire, de tous les territoires qui partagent une même culture. Même si c’est déjà le formidable succès de ce demi-siècle d’intégration européenne, l’idéal européen ne se limite pas à la paix et la prospérité partagées. L’idéal européen c’est l’accouchement d’une démocratie supranationale. Une nouvelle forme de démos, synthétisée dans la notion de société civile européenne, avec une nouvelle forme de gouvernance, inclusive, qui s’enracine dans cette société civile.
Croissance et identité : l’urgence d’une Réforme
Le 15 septembre 2008, nous sommes entrés dans un de ces moments cruciaux où se joue l’avenir de l’humanité. Les philosophes grecs l’appelaient kairos, disons simplement qu’il s’agit d’une ultime chance d’infléchir le cours des événements avant la catastrophe. Michel Rocard disait que dans ce genre de situation, la première urgence, c’est de prendre le temps de penser. Hélas, le danger de la volatilisation de nos économies, l’augmentation de la souffrance sociale et les apories désastreuses des réponses politiques classiques viennent ajouter de l’urgence à l’urgence.
Même si les spasmes du capitalisme financier n’inspirent aucune sympathie particulière, on peut trouver particulièrement cynique de se réjouir de leurs conséquences et de chercher à capitaliser politiquement sur la détresse qu’ils engendrent. La rupture du pacte social est profonde et la destruction de notre environnement chaque jour un peu plus irréversible. Ces deux exigences s’imposent en même temps à l’action politique. Négliger l’une ou l’autre urgence, c’est payer la crise une deuxième fois.
A ce stade, la seule action qui compte c’est celle qui renoue avec le langage de l’espérance. Alors que des sociétés entières sont au bord de l’effondrement, surtout à la périphérie, alors que le chômage augmente partout dans l’UE, spécialement chez les jeunes, alors que les finances publiques sont sous pression croissante, un sentiment accru de désespoir et de peur du lendemain envahit une majorité des citoyens européens.
Ecartelés entre impérieuses urgences et contraintes budgétaires inflexibles, les gouvernements affaiblis et les collectivités ruinées se retrouvent incapables de faire face aux défis, comme le démontre à l’envi le compromis, conservateur et rétrograde du Conseil de juin 2013, sur le prochain cadre financier pluriannuel (CFP). Les gouvernements et les institutions européennes rabâchent encore et encore leur engagement pour la croissance, mais dans le contexte des politiques d’austérité cumulatives, ce n’est rien de plus que de l’incantation religieuse.
Qu’est-ce que la croissance ? Pourquoi est-elle aussi omniprésente dans le langage politique contemporain ? Et pourquoi son absence persistante mine-t-elle si durement chaque effort d’un récit positif ?
La croissance, c’est l’âge de fer, le temps de l’industrie.
C’est l’imaginaire de la révolution industrielle, tout en conquêtes, enrichissement et expansion illimitée. La croissance est une promesse. La promesse de lendemains meilleurs, d’un avenir plus radieux, sans les souffrances et les épreuves du présent. La croissance, c’est la vaillance et le courage. C’est la récompense pour vos efforts, la promesse du repos après avoir engagé vos forces dans l’activité économique. La croissance est un mot de conquête, le concept de base d’un récit positif et une impulsion pour mobiliser les forces et les ressources humaines.
La croissance est le langage de l’Espoir.
En d’autres termes, la croissance est une idée religieuse, l’équivalent d’un évangile, promettant la rédemption et la récompense éternelle, fondant tout un système de croyance.
Problème : quand on parle de foi, il est très compliqué, sinon risqué, de la contester avec des faits. Rappelons-nous Galilée.
Par exemple : l’économie française, entre 1974 et 2004, a doublé – on parle d’environ 100% de croissance. Entre-temps, le chômage a triplé (de 3 à 10%) et le nombre de pauvres a diminué d’à peine moins de 10%… Et malgré cette expansion, ces trente années ont été appelées des « années de crise ».
Néanmoins, venir proclamer « la fin de la croissance » est l’équivalent de l’avertissement de l’Enfer de Dante : « Lasciate ogne speranza, voi ch’intrate » (laissez toute espérance, vous qui entrez).
Parallèlement, la montée des mouvements néo-fascistes et/ou populistes sur nos scènes politiques européennes est l’équivalent d’un coup de pied brutal dans la maison des feuilles, confortable et post-matérialiste, dans laquelle nous avions vécu jusqu’à présent, qui niait la dimension idéaliste et onirique de la politique. Le rêve pourrait bien se transformer en un cauchemar rempli de bruit et de fureur xénophobes et racistes, d’impulsions répugnantes et de colère destructrice. Hélas. Et à n’en pas douter, nous aurions raison de le dénoncer. Il se peut que les électeurs extrémistes choisissent la mauvaise colère. Ils choisissent probablement le mauvais ennemi. Mais ils ne se trompent certainement pas sur ce point : on a toujours raison d’espérer.
Face à la prégnance du double imaginaire destructif de la croissance et de l’identité, c’est une rupture religieuse qui est nécessaire. Une Réforme.
Cette réforme de l’esprit peut réussir si l’on se concentre sur ce qui est au cœur de ce couple infernal : la liberté individuelle combinée au sentiment de sécurité que procure l’affirmation d’une identité.
Rappeler l’exigence de liberté
La liberté est au cœur de cette problématique : il s’agit de renouer avec le sens de l’autonomie et le discours de l’émancipation. La crise agit comme une contrainte sur notre capacité de choix : contrainte économique évidente, contrainte politique sournoise et contrainte psychologique intégrée… Il est possible de remplacer le discours de la peur et son corollaire de la croissance qui nous en délivrera, par un discours de l’autonomie et de la créativité, de l’invention individuelle et des solutions collectives.
La première étape de ce chantier gigantesque est dans la reconquête de la démocratie en tant que bien commun. Abstention, populisme, grillini, etc. : subsumant les différents rejets de la politique partisane, le message politique puissant envoyé par ces mouvements de fond est que « les politiques que le système et ses représentants promeuvent ne nous prennes pas, nous, en considération ». Depuis 2011, les manifestants des Indignados et ceux du mouvement de l’Occupation (Occupy) n’ont eu de cesse de demander : « démocratie et justice pour les masses », pour ces « 99% que le système a laissé tomber » – et non juste pour quelques nantis qui contrôlent les principaux leviers politiques et économiques.
Certes, ces mouvements restent en marge des voies autorisées pour la contestation politique et méprisent l’expression électorale de leur indignation ; mais c’est bien parce qu’ils considèrent la corruption du système représentatif actuel dans son ensemble comme la racine de la plupart des maux contemporains, comme la folie financière, la guerre économique, les inégalités croissantes, les désastres environnementaux, les législations liberticides, le néocolonialisme, les guerres du pétrole et autres plaies mondiales.
Ils peuvent apparaître aujourd’hui légèrement essoufflés, leur indignation n’en est pas moins restée sans réponse. La reconnexion à la force des multitudes est une priorité, comme l’est la reconnexion à l’esprit de la représentation citoyenne face à ceux qui choisissent de représenter les intérêts d’affaires ou des intérêts territoriaux (nationaux ou régionaux).
L’émancipation passe aussi par une activité économique renouvelée. La lutte contre le changement climatique et la dégradation de l’environnement est en effet un outil fondamental pour lutter en faveur un système de production renouvelé, respectueux des limites de la planète, de nos ressources naturelles et des conditions de travail des employés partout dans le monde. Aborder les espoirs et les doutes d’une économie axée sur la biotechnologie ouvre de véritables perspectives pour de nouveaux emplois et contribuera à reprendre aux greenwashers (les « écoblanchisseurs ») la notion d’« économie verte ».
Ensuite l’émancipation passe par une justice sociale en acte, c’est à dire une réponse au sentiment d’insécurité sociale qui domine une part croissante des sociétés européennes, sape les énergies et mine le moral.
Changer l’Europe ou changer les politiques européennes ?
A bien des égards, la question européenne se repose alors en des termes beaucoup plus pragmatiques que cette « Europe – raison d’Etat » qui domine les politiques nationales depuis les origines. Certes, l’Europe a aujourd’hui très mauvaise presse. En plus de certaines mauvaises habitudes caractéristiques des institutions européennes (l’euro-bulle des technocrates, le manque de responsabilité politique, certains salaires extravagants), on peut souligner trois manques majeurs qui contribuent à la montée de l’euroscepticisme : un déficit de légitimité politique, un déficit de sens et un déficit social.
Tout d’abord, comme évoqué auparavant, il faut compter avec la perte de confiance dans le système représentatif et dans les institutions démocratiques et leur remise en cause sans précédent, à chaque niveau de pouvoir : l’abstention persistante, la montée de l’extrême droite, l’attitude populiste croissante, les scandales de corruption, l’impuissance politique, etc. Sans rentrer dans les détails quant aux explications, il faut reconnaître que le système de l’UE encore plus marqué par la distance entre représentés et représentants souffre encore plus fortement de cette remise en cause.
A cette classique dénonciation du déficit de légitimité politique, il faut surtout ajouter le déficit de sens. Le projet européen manque cruellement aujourd’hui d’une finalité claire et explicite du processus d’intégration politique qui le sous-tend. La première phase de la construction européenne reposait sur la recherche commune de paix et prospérité, sur la réconciliation des vieux ennemis et le rassemblement des intérêts économiques fondamentaux. Il s’agissait de chasser les fantômes du passé de l’Europe et de son affinité récursive pour les massacres, ainsi que les spectres de son présent incarnés par la menace soviétique. Les années 1989-1992 ont marqué le succès spectaculaire de la construction européenne. Mais pendant les décennies qui ont suivi, les objectifs du processus de l’intégration n’ont jamais été complètement et explicitement expliqués, ni assumés – comme les déséquilibres dangereux de la construction de l’Union monétaire l’ont spectaculairement démontré depuis trois ans.
Enfin, il y a le déficit social des politiques de l’UE, trop souvent régressives, et systématiquement défendues par des majorités libérales-conservatrices, avec l’accord des forces similaires, sociales-démocrates-conservatrices ; malheureusement ces politiques sont toutes menées au nom de l’intégration européenne, mais trop souvent au bénéfice des grandes compagnies et des groupes d’intérêt, plutôt que dans le souci de l’intérêt général des Européens.
En somme, les faiblesses démocratiques de l’UE fonctionnent comme une puissante loupe pour toutes les tendances problématiques en Europe ; néanmoins, réparer le tristement célèbre « déficit démocratique » européen ne sera jamais suffisant. Il est nécessaire de formuler un nouveau projet politique et d’avoir des majorités politiques ouvertes au changement et capables de transformer les choses pour pouvoir changer les politiques, et la politique, de l’Union européenne.
La critique de l’UE est un exercice nécessaire – mais délicat. Car il est compliqué de se retrouver au milieu de la meute qui aboie au pied de l’arbre européen. La plupart des eurosceptiques partent du principe qu’il faut casser l’Europe, non la changer. Leur longue litanie de tout ce qui ne fonctionne pas et doit être d’urgence réformé laisse leurs interlocuteurs dans l’idée fausse que, si tous ces problèmes étaient réglés, ils pourraient accepter les objectifs politiques d’une Union européenne intégrée. Mais le danger est de céder à leur critique et de commencer à nourrir la bête, car elle ne peut que devenir plus gourmande. Reconnaître que l’Union européenne a besoin d’une réforme peut seulement être un « élément du », et non « le » point de départ de notre message. L’exigence de transformation écologique de la société considère la réorientation de la construction européenne comme un élément central de l’action à mener. C’est une ligne de crête compliquée à tenir, mais indispensable. L’Europe est un outil, pas un objectif en soi.
L’Europe est notre réponse à la crise cumulée. Dans les pas d’André Gorz, nombreux sont ceux comme Alain Lipietz, qui voient dans la crise actuelle une manifestation terminale des limites du système économique et politique mis en place par le capitalisme moderne. Dernière convulsion ou première grande crise socio-écologique du capitalisme ? laissons cela aux historiens de demain. Mais une chose est devenue évidente avec le recul sur ces dernières années de dégradation économique et sociale : ceci est une crise de civilisation, dans un contexte mondialisé, et la réponse ne peut être le retour aux frontières nationales, ni aux anciennes politiques – qu’elles soient des mesures d’austérité keynesiennes-expansionistes ou orthodoxes-monétaristes. Il Il faudra plutôt chercher à combiner le levier européen aux principes de coopération économique et solidarité transnationale.
Le petit navire de l’État-nation parait très facile à conduire pendant un temps orageux, mais peut facilement se faire renverser par une vague, et couler. Le grand navire d’une Europe intégrée politiquement paraît lourd et maladroit, pourtant sa résistance est une garantie d’accoster les verts rivages vers lesquels on aimerait emmener tout le monde.
Politique de civilisation
Comme le disait en substance André Gorz, l’écologie politique n’a pas vocation à sauver la planète, mais à redonner du sens à la vie moderne. Alors oui – Edgar Morin avait raison : nous avons besoin d’une « politique de civilisation ». C’est à dire d’une action politique capable de compenser les excès et les faillites de notre modèle de développement, sans remettre en cause ses réussites. C’est une autre forme de rapports entre les êtres et avec la nature qu’il faut absolument parvenir à développer. C’est cette voie que l’écologie politique prétend ouvrir – et faire respecter par les nouveaux convertis qui prétendent laver plus vert que vert. Car l’écologie pose un regard exigeant sur le monde, qui tient compte des aspects humains et naturels, sociaux, économiques et culturels du réel.
Malgré toutes ses pesanteurs, ses résistances et les déceptions qu’elle charrie, l’Europe reste l’échelle pertinente et nécessaire pour une telle action politique de transformation. C’est par l’Europe que nous organiserons et financerons la transformation écologique et solidaire de nos sociétés. C’est par l’Europe que nous pourrons défendre partout les libertés et les droits de tous. C’est par l’Europe que nous parviendrons à réorganiser un système international plus juste et plus solidaire avec les peuples du Sud, libéré de la corruption et des paradis fiscaux.
Enfin en portant au cœur de l’Europe les luttes contre la corruption ordinaire, contre l’inertie d’un système international toujours arrangé au profit des mêmes, contre les blocages nationaux, contre les atteintes visibles ou discrètes aux libertés fondamentales et aux droits de toutes les minorités, nous pourrons infléchir sa course, vers la construction d’un espace démocratique réellement transnational.
Mais cela suppose une Europe qui soit plus que la somme des médiocrités nationales. L’Europe ne se réduit pas à sa technocratie ou aux gesticulations médiatiques des sommets internationaux. L’Europe est avant tout un idéal et des valeurs. Un idéal de paix et de prospérité partagées, qui repose sur des valeurs fondamentales de liberté, d’égale dignité, et surtout de solidarité, comme le rappelait souvent Bronislaw Geremek. Un demi-siècle de construction européenne démontre en effet chaque jour qu’il est possible à des peuples longtemps ennemis de se réconcilier, de coopérer et de travailler ensemble à un monde meilleur.
Il avait fallu une première révolution de l’imagination pour faire accepter cette idée aux Européens frappés par les horreurs qu’ils venaient de vivre et de commettre. C’est maintenant une nouvelle révolution de l’imagination dont il s’agit. L’Europe est le cadre dans le quel doit venir s’écrire le prochain chapitre de l’histoire de la démocratie et de l’émancipation de l’homme. Les trois siècles de modernité politique qui viennent de s’écouler ont été le théâtre historique de la conquête progressive et plus ou moins violente des droits fondamentaux, des libertés civiles et politiques et des droits sociaux, dans le cadre exclusif et privilégié des Etats-nations en construction. L’enjeu du 21e siècle n’est rien moins que de poursuivre, étendre et faire vivre ces précieuses conquêtes dans un cadre transnational, dépassant les limites de nos Etats complètement impuissants à les défendre, face aux contraintes supranationales (marchés, environnement, prolifération, terrorisme, Internet, etc.) qui remettent en cause chaque jour leur prétendue souveraineté.
Dans La Domestication de l’Être Peter Sloterdijk décrivait l’avènement d’un autre rapport au continuum technologique, dépassant la simple opposition entre maîtrise et rébellion, et permettant ainsi d’inscrire notre environnement, la terre et la nature, dans un rapport systémique d’interactivité, et non plus d’exploitation de la matière brute. Ce concept pour appréhender la technologie contemporaine s’appelle l’homéo-technique. La construction européenne et la transformation écologique de nos sociétés seront notre homéo-politique. Il y a là les ferments d’une utopie douce et nécessaire, d’une construction politique démocratique et apaisée, tournée vers la préservation des équilibres naturels et humains, et vers la seule chose qui doive compter dans l’aventure des hommes : la domestication de l’Être.