Témoignage au Tribunal de Termonde

Isabelle Stengers, 28 mai 2013

Je voudrais d’abord me présenter. Je suis philosophe des sciences et mes cours à l’université
de Bruxelles essaient d’expliquer aux étudiants pourquoi la recherche scientifique est une
activité très spéciale, pourquoi elle permet aux scientifiques de prétendre qu’un résultat
scientifique est fiable.

Je leur explique que lorsque les scientifiques affirment qu’ils ont réussi à démontrer une
hypothèse – par exemple, récemment, au CERN, que le boson de Higgs existe, ou bien que le
réchauffement climatique est une réalité – c’est parce que cette réussite a été discutée, mise à
l’épreuve et finalement acceptée par une communauté d’un genre très spécial. C’est une
communauté qui réunit des collègues pour qui la fiabilité du résultat est cruciale parce que
eux-mêmes devront en tenir compte dans leur recherche. La recherche scientifique est en effet
un processus cumulatif. Un résultat nouveau est important pour les collègues qui travaillent
dans le même champ, car ils vont chercher ses conséquences, pouvoir poser de nouvelles
questions, appuyer sur lui de nouvelles orientations de recherche. C’est pourquoi ils ont
intérêt à objecter, à chercher une faiblesse, à mettre à l’épreuve un résultat qui les intéresse.
Cette communauté est spéciale parce que objecter n’y est pas un acte hostile, c’est une
manière de coopérer. La proposition d’un scientifique ne peut être acceptée que si elle a
surmonté les objections de collègues.

C’est pourquoi, depuis qu’il y a des communautés scientifiques elles ont défendu leur
autonomie. Elles ont demandé qu’on leur donne la possibilité de déterminer si un résultat
scientifique était fiable. Cela ne veut pas dire que ces communautés étaient coupées du monde
des intérêts sociaux et économiques, mais que ces intérêts ne pouvaient pas court-circuiter la
question de la fiabilité qui est la préoccupation des scientifiques, la condition du processus de
recherche qui les rassemble.

Cependant, depuis dix ans je dois également expliquer à mes étudiants que ce
processus de recherche est en grande danger d’être détruit. C’est le résultat de la politique
scientifique développée à partir des années quatre-vingt, que l’on appelle « économie de la
connaissance », qui a mis fin à l’autonomie des communautés scientifiques. Désormais une
recherche, pour être financée par l’argent public, doit aussi être soutenue par le privé. Cela
signifie que les scientifiques ont beaucoup moins besoin que leurs résultats soient mis à
l’épreuve par leurs collègues. Il y a désormais bien d’autres moyens de réussir
« scientifiquement », et ce sont des moyens beaucoup moins exigeants car la fiabilité des
résultats d’une recherche, sa capacité à répondre aux objections n’est pas ce qui intéresse
l’industrie. Elle n’est pas nécessaire pour prendre un brevet ou inventer un procédé. Il se
pourrait bien que la fiabilité des résultats scientifiques se perde parce que chaque chercheur ne
dépendra plus de sa communauté mais de l’intérêt qu’il peut susciter chez des partenaires
industriels.

De ce point de vue il est fatal que les conflits d’intérêt se multiplient, lorsqu’un
scientifique appelé à donner un avis expert est lié aux intérêts industriels qui sont en jeu dans
l’expertise. Il y a tout simplement de moins en moins de scientifiques indépendants. D’autre
part, on entend de plus en plus parler de fraudes scientifiques et d’articles retirés après
publication, ce qui implique que les referees n’ont pas fait leur travail. Cela pourrait bien
signifier que les scientifiques ne sont plus intéressés à objecter, plutôt à maintenir l’attractivité
de leur champ, ses promesses, sa compétitivité. Dans ces conditions, nul n’a vraiment intérêt à
remettre en question les résultats d’un collègue, à objecter, surtout si les objections devaient
remettre en question les promesses associées à un champ de recherche. On ne scie pas la
branche sur laquelle tous sont assis. Les voix dissidentes sont désormais ignorées comme un
« point de vue minoritaire », dont il n’y a pas lieu de tenir compte. Leurs objections sont
passées sous silence. A la limite, et cela s’est déjà vu dans le champ de recherche portant sur
les organismes génétiquement modifiées, ils seront privés de crédit de recherche, isolés et
disqualifiés.

C’est donc avec une grande inquiétude que je vois des expérimentations comme celles
de Wetteren être qualifiées de scientifiques alors qu’elles ne produisent aucune connaissance
contribuant à l’avancement des connaissances mais relèvent seulement d’une stratégie
industrielle. Je suis inquiète parce que dans l’avenir nous auront besoin de sciences fiables
pour répondre aux terribles problèmes écologiques qui nous attendent. Je voudrais donc
souligner que l’opposition aux Plantes génétiquement modifiées n’est pas d’abord une
position anti-scientifique. Beaucoup de scientifiques encore attachés à la fiabilité des sciences
partagent cette opposition parce qu’ils savent qu’ils ne peuvent plus se fier aux arguments des
scientifiques qui travaillent dans ce domaine, parce qu’ils savent que les recherches qui
seraient nécessaires pour évaluer les effets des plantes génétiquement modifiées ne sont pas
subventionnées, faute de partenaires industriels, et donc ne sont pas menées.

Pour moi, le fait que des citoyens interviennent comme ils l’ont fait à Wetteren n’est
pas donc du tout une menace contre la liberté de la recherche scientifique. C’est plutôt un
signal d’alarme que les communautés scientifiques devraient entendre si elles veulent que la
relation de confiance des citoyens envers la science ait une chance de se prolonger. La
confiance, cela se mérite et le fait de confondre recherche scientifique et stratégie industrielle
est en train de favoriser l’idée que les sciences sont des entreprises intéressées comme les
autres, pas plus fiables que les autres : il n’y a pas plus de raison d’écouter un scientifique que
d’écouter le chargé de communication d’une entreprise.

Je voudrais aussi souligner que l’action de Wetteren appartient à la tradition de
désobéissance civile non violente. C’est une action politique, annoncée publiquement, menée
au grand jour, motivée par des raisons d’intérêt commun. Son premier objet est d’attirer
l’attention du public sur la manière dont l’agriculture est aujourd’hui redéfinie par les
stratégies industrielles et sur les dangers de cette redéfinition. Il est impossible de parler à son
sujet de violence, car la violence a pour but de faire taire les gens, de les forcer à se soumettre.
Ici, il s’agit de leur demander de réfléchir, de s’informer, de ne pas faire confiance à ceux qui
affirment que l’avenir de l’agriculture ce sont les plantes génétiquement modifiées.

De telles actions visant les plantes génétiquement modifiées ont eu lieu dans la plupart
des pays européens, et c’est grâce à elles que le débat reste ouvert en Europe. Sans de telles
actions, les voix critiques auraient été étouffées. Les autorités publiques auraient refermé le
dossier avec quelques mesures destinées à rassurer une population jugée frileuse, inquiète
pour sa santé ou refusant l’innovation. C’est parce que le débat est resté ouvert que des
problèmes qui intéressent l’avenir commun ont pu être envisagés avec un sérieux que l’on ne
retrouve pas du tout dans les textes écrits par les scientifiques qui travaillent en
biotechnologie et se bornent souvent à montrer les avantages des plantes génétiquement
modifiées et à rassurer quant aux risques.

La documentation qui a été diffusée à l’occasion de l’action de Wetteren est hautement
informative. Ceux qui l’ont produite ne sont pas le moins du monde des fanatiques excités. Je
dirais même que certains sont de véritables chercheurs parce qu’ils ont participé à
l’apprentissage des raisons nombreuses pour lesquelles les stratégies industrielles de
redéfinition de l’agriculture sont un danger pour l’avenir de l’humanité et une menace de
désastre écologique. Ils analysent les effets de la mise sous brevet des semences, les dangers
de la monoculture du fait de sa vulnérabilité aux épidémies, l’impossibilité d’empêcher des
transferts génétiques disséminant les gènes intégrés à une plante à d’autres plantes ou d’éviter
l’apparition de champignons ou d’insectes qui résistent aux pesticides que produisent par
exemple les pommes de terre expérimentées à Wetteren.

Et les faits leur donnent raison. Aux Etats Unis et au Canada, les agriculteurs doivent
désormais lutter contre ce qu’on appelle des super-mauvaises herbes, devenues résistantes au
Round Up l’herbicide que tolère le soja génétiquement modifié de Monsanto. Ils doivent les
arracher à la main ou multiplier les doses de Round up ou abandonner leurs terres devenues
incultivables.

Il existe encore des scientifiques qui luttent sur le front de la recherche scientifique, en
toxicologie par exemple, pour faire reconnaître aux autorités publiques que les tests
garantissant le caractère sans danger pour la santé des pesticides et autre molécules librement
diffusées dans l’environnement sont inadéquats. Ou qui mettent en cause le secret industriel
qui fait que les garanties offertes par les industries à propos des conséquences des OGMs sur
la santé et l’environnement sont invérifiables. Mais ces scientifiques, minoritaires, ont besoin
des activistes parce que sans eux leurs travaux n’auraient aucun écho. C’est ce qu’on a vu
avec la récente affaire Seralini, lorsque l’EFSA, Agence Européenne pour la Sécurité des
Aliments, a non seulement rejeté des travaux qui, affirmait-elle, ne suffisaient pas à prouver le
danger du Round up pour la santé, mais a aussi a déclaré inutile que d’autres travaux soient
menés à ce sujet. Si un jour les autorités sanitaires devaient être forcées de prendre au sérieux
la possibilité d’un empoisonnement silencieux des populations, malgré les intérêts industriels
qui seraient alors mis en cause, ce sera en raison d’une pression publique, et une telle pression
est précisément ce que les actions de désobéissance civile ont pour but de susciter.

Nous vivons, dit-on, en démocratie, mais il n’y a pas de démocratie si le droit de
penser l’avenir, c’est-à-dire aussi de penser les menaces qui pèsent sur cet avenir n’est pas
reconnu comme crucial. Or, ce droit ne se heurte pas seulement aujourd’hui à un sentiment
d’impuissance général, mais aussi à un véritable refus. On nous demande de faire confiance là
où nous n’avons vraiment aucune raison d’avoir confiance. On nous dit « circulez, il n’y a
rien à voir, rien à penser ». L’action de désobéissance civile de Wetteren est un appel à
résister à cette situation. Les activistes sont les premiers défenseurs d’une démocratie qui a
besoin que tout un chacun nous devenions capables de poser des questions qui nous
concernent, qui concernent l’avenir commun.

http://www.fieldliberation.org/courtcase/videos-getuigenissen/?lang=fr

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