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Le problème central auquel se confronte l’écologie politique est de comprendre le comportement collectif de destruction de la nature. Pour reprendre la distinction de Jean-Pierre Dupuy, l’action politique fait face à une situation inédite de déconnexion entre le savoir et le croire. Des individus pourtant informés et conscients du caractère destructeur de leur consommation ne traduisent pas systématiquement cette connaissance en comportement. Tout se passe comme si les gens savaient mais ne croyaient pas à l’épuisement des ressources. La tâche d’une réconciliation entre savoir et croire reste un chantier à peine entamé.
Nous proposons ici une lecture des causes de cet immobilisme : au-delà de la dimension “destructrice” de la nature gît une couche de “sacrifice” de la nature. Ce sacrifice est structurant pour nos sociétés. L’enjeu dont nous parlons est donc fondamentalement anthropologique. Il offre à la pensée politique une représentation plus fine des comportements collectifs de destruction des ressources naturelles.

LA SITUATION ET SON SENS ANTHROPOLOGIQUE

Un objectif fondamental pour l’écologie politique est de comprendre quelle société nous construisons, au sens profond du “type de civilisation” et de son moteur. Nous partons du constat suivant : depuis plus de 200 ans, la destruction de la nature se poursuit sans discontinuer.
L’extraction des gaz de schiste est le dernier coup qui vient de lui être porté, et il ne faut pas douter que d’autres suivront. Cette destruction est souvent assimilée à l’exploitation de la nature par l’industrie et par l’agriculture. Cette lecture nous semble insuffisante. Elle comporte aussi une dimension moins visible : le sacrifice de la nature.

La nature est sacrifiée par nos sociétés comme autrefois des sociétés traditionnelles sacrifiaient des humains. Il semble que la modernité ne se soit pas dégagée, contrairement à ce qu’elle pense, de cette exigence très ancienne des sociétés humaines : offrir des sacrifices aux divinités pour se concilier leurs bonnes grâces et maintenir la société dans un état de stabilité relative. Il apparaît que quelqu’un, ou quelque chose, doive payer de sa chair la paix entre tous. Si la modernité s’interdit heureusement les sacrifices humains, elle n’a pas pour autant réglé ce besoin de sacrifier qui continue à jouer un rôle structurant. Et aujourd’hui, sans se l’avouer, nos sociétés sacrifient la nature. Il s’agit à proprement parler d’un tabou.

On pourrait facilement lancer des ricanements et protestations quant à l’incongruité de cette affirmation, et pourtant ! Il s’agit de bien comprendre le sens du sacrifice, et son rôle fondamentalement structurant pour la société. Les caractéristiques du sacrifice selon Hubert et Mauss, les deux auteurs du classique
« Essai sur la nature et la fonction du sacrifice », se retrouvent dans celui de la nature. Selon les deux anthropologues il y a à la fois destruction et élévation de ce qui est sacrifié (sacré et sacrifice sont des termes apparentés). Ce qui est détruit par le sacrifice connaît une consécration, il passe du domaine commun au domaine sacré.
Or, depuis la révolution industrielle, la nature est autant exaltée qu’exploitée, autant idéalisée que mise en coupe réglée. Par exemple, le mouvement romantique qui vénère la nature est contemporain de cette révolution industrielle. Ce n’est pas un hasard. Si la nature était uniquement exploitée, nous la considérerions seulement comme une chose, une collection de choses dont nous retirerions des bénéfices. Mais nous la voyons aussi comme une entité, un être, une transcendance suite à son sacrifice.

En Angleterre, la formation au XVIII siècle de grands domaines voués à l’élevage des moutons et non plus aux cultures de subsistance s’est doublée de la création de jardins à l’anglaise. La nature y est présentée comme sauvage, poétique et non plus contrôlée, assujettie à l’homme comme précédemment dans les jardins à la française. Dans ces parcs à l’anglaise, il ne s’agit plus d’exalter la puissance de

l’homme mais le caractère sacré de la nature alors que, de l’autre coté de la colline, la terre est sacrifiée, mise à nu par l’appétit des moutons. Exploitation et sacrifice vont de pair.

Toujours selon Hubert et Mauss, le sacrifice est adressé à une divinité et apporte des bénéfices au sacrifiant. C’est bien au nom du divin marché que le sous-sol est creusé, que des forêts sont rasées, que des terres arables sont épuisées. Le marché dont nous avons fait une “divinité” exige aujourd’hui des hydrocarbures, du bois exotique, de l’huile de palme, du soja ou des terres rares comme il exigeait déjà hier du charbon et du minerai de fer. Comme toute divinité, il est immatériel et pourtant terriblement présent. Ses effets sont concrets et observables. Si le marché est une fausse divinité, le sacrifice, lui, est authentique. Quant aux bénéfices de l’exploitation de la nature, ils sont évidents pour le sacrifiant,
la société qui ordonne le sacrifice. Les sacrifices ont toujours servi l’ordre établi, le maintien du statu quo social, et il en va de même aujourd’hui.

Ce sacrifice de la nature est célébré 24 heures sur 24 par plus d’un milliard de prêtres, les membres des classes moyennes et supérieures occidentales, chinoises, indiennes et autres qui achètent des marchandises et participent à la société de consommation. Les marques de vêtements, d’ordinateurs, etc. s’appliquent à donner une dimension sacrée factice à leurs produits en leur associant une promesse de bonheur, de beauté, de jeunesse, d’élitisme : bref, d’identité sociale bon marché. Cette marchandise pseudo-sacrée parait tomber du ciel en dehors de toute matérialité. Sa véritable dimension sacrée est refoulée. Elle loge dans le sacrifice des ressources naturelles nécessaires à sa fabrication.
C’est en ce sens que l’on peut dire que le sacrifice de la nature sous-tend le mode de vie occidental en train de s’étendre à la planète entière. Pourquoi la civilisation a-t-elle besoin d’une telle intensité de sacrifice, partout, tout le temps ?

Selon René Girard, le rituel du sacrifice dans les sociétés traditionnelles répète un événement datant des origines : le lynchage d’un bouc émissaire jugé, à tort, responsable d’une crise très grave. Il s’agissait pour ces sociétés d’un moyen de gérer des situations de concurrence entre ses membres, lorsque celles-ci avaient atteint un degré d’intensité et de violence trop élevées.
La rivalité, que ce soit pour une femme, un trône ou une terre avait fait boule de neige dans un déferlement de violences menaçant l’existence même de la communauté. La répétition rituelle du sacrifice d’un humain ou d’un animal par une communauté rappelle, pour l’exorciser, cette menace de chaos. La rivalité (ou concurrence, compétition, etc.) a toujours constitué une menace cruciale pour la stabilité sociale. Or, jamais dans l’histoire de l’humanité, une société n’a connu autant de concurrence, de rivalité, de consommation ostentatoire ou mimétique que la nôtre.
C’est le moteur de la croissance économique. Les hyper riches ne cessent de vouloir un yacht plus grand que celui du voisin et la classe moyenne se précipite sur la dernière version de l’iPad. Ces rivalités sont présentes dans les moindres habitudes quotidiennes, comme par exemple la mode ou la gastronomie.

Pourtant cette crise qui devrait naître de l’exacerbation des rivalités est indéfiniment postposée par la dynamique capitaliste qui ne cesse de trouver de nouveaux objets de rivalité, de nouveaux produits engloutissant des matières premières de plus en plus rares. Ils permettent de constamment déplacer l’endroit où se cristallise la rivalité. Cela fait deux cent ans maintenant que la nature ne cesse d’être sacrifiée pour permettre de perpétuellement reculer cette crise.

Il semble bien que notre monde soit au moins autant dépendant du sacrifice, sinon plus, que les sociétés traditionnelles. En effet le sacrifice, autrefois occasionnel et rituel, est maintenant permanent. Autrefois il avait lieu lors des crises ou pour les prévenir. Il apaisait les violences nées de rivalités de plus en plus intenses. Aujourd’hui la compétition, les rivalités, ne surviennent pas occasionnellement mais forment la chair de la société actuelle. En outre, contrairement au sacrifice ancien, celui de la nature ne fait pas l’objet d’un rituel, ce qui le rend invisible. Dans les sociétés traditionnelles, les hommes ne théorisaient

pas le sens du sacrifice, ils constataient seulement qu’il faisait revenir la paix au sein de la communauté. Aujourd’hui, l’invisibilité du sacrifice est totale, et l’idée même d’y participer est inacceptable pour l’immense majorité des individus.

SACRIFICE ET POLITIQUE

Considérer la destruction de la nature non seulement comme une exploitation mais aussi comme un sacrifice offre un autre point de vue sur les échecs actuels des politiques environnementales. Il y a quelques mois, la communauté internationale réunie au sommet Rio+20 ne parvenait pas à s’entendre sur un développement durable censé mettre fin à cette destruction. La cause de cet immobilisme des politiques environnementales, par exemple par rapport au changement climatique, ne se trouve pas uniquement dans les milieux économiques. Si beaucoup d’industriels s’opposent à toutes les mesures envisagées, d’autres investisseurs voient dans l’économie verte une source d’opportunités très profitables. De nombreux projets d’électricité verte se réalisent.
Les plus grandes résistances à un véritable changement de comportement vis à vis de la nature viennent plutôt de la dimension sacrificielle de cette destruction, de notre mode de vie. Le sacrifice de la nature permet la poursuite sans fin de notre consommation mimétique et ostentatoire. Lors du premier sommet de la terre, à Rio en 1992, le président américain George Bush père affirmait : “The American Way of Life is not negotiable”. Il ne parlait pas des entreprises américaines mais bien du mode de vie américain, du “keepin up with the Joneses”.

Or le sacrifice de la nature, pas plus que son exploitation, ne pourront durer beaucoup plus longtemps. Puisque la lecture du problème en termes d’exploitation est insuffisante il faut intégrer une lecture sacrificielle qui éclaire les raisons de l’immobilisme politique en matière de protection de la nature.
Il s’agit aussi de nourrir une possibilité pour les individus de s’imaginer d’autres rôles que ceux de consommateurs sacrificateurs plongés dans la rivalité permanente avec autrui et soi-même.
La transformation du comportement collectif à l’égard de la nature passe par la mise à disposition d’outils intellectuels permettant de réconcilier le savoir et le croire. Il faut se représenter clairement
le comportement de consommation comme un acte de résilience face à l’intensité de la rivalité qui
nous entoure.

Nous considérons que tout autre modèle de société devra prendre en compte cette dimension sacrificielle sous peine d’échec. La protection “brute” de la nature en tant qu’objet n’absorbera pas le besoin de sacrifice du mode de vie occidental.
Des alternatives ont existé : l’humanité s’est passée de sacrifice pendant 99% de son histoire, le temps des chasseurs-collecteurs. Ils nous apprennent qu’il n’y a pas de fatalité face au besoin de sacrifice : ils avaient établi d’autres mécanismes de résilience face à la rivalité. Si quelque chose comme un “développement durable” (dans la mesure où cette expression peut signifier quelque chose de positif) a une petite chance de se substituer à l’exploitation et au sacrifice de la nature, ce sera dans une compréhension de la rivalité comme n’étant pas le cœur des interactions sociales.

La réconciliation entre savoir et croire ne peut se penser sans l’invention de nouveaux rôles permettant de se protéger de la rivalité ou d’inventer d’autres mécanismes de résilience que le sacrifice. Pour que les individus fassent désormais la connexion entre la connaissance de la destruction de la nature et la croyance en celle-ci, croyance nécessaire à un changement de comportement, le mouvement écologique doit faire preuve de créativité. Comme le mouvement socialiste a inventé au 19è siècle un nouveau rôle pour l’ouvrier de l’industrie, le mouvement écologique doit inventer un nouveau rôle qui permettra aux individus d’échapper à la rivalité, à la consommation ostentatoire mimétique qui alimente le sacrifice
de la nature.

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