Le présent article vise à préciser quelques coordonnées du débat qui reste largement à mener sur la question du découplage (entre croissance économique et empreinte environnementale), de son potentiel et de ses limites : ce débat est en effet insuffisamment balisé par la littérature scientifique et presque totalement absent du débat politique, et ce alors même que la manière de le trancher – fût- ce par défaut, dénégation et refoulement – s’avèrera déterminante pour l’avenir de nos sociétés et de nos économies.

Elément central de l’argumentation de Tim Jackson (voir Prospérité sans croissance ; Ch.5 : Le mythe du découplage), l’insuffisance du découplage comme voie de sortie unique des contradictions environnementales de notre modèle de développement a jusqu’ici fait l’objet de peu de critiques substantielles. Dans la mesure où il constitue la clé-de-voûte du raisonnement de Prospérité sans croissance, il s’agit de s’assurer de la validité du constat de l’insuffisance du découplage, ainsi – malgré tout – que d’éclairer les potentialités (qu’elles soient suffisantes ou non) du découplage.

Un article récent d’Eloi Laurent (Laurent, 2011) nuance, sous un titre quelque peu trompeur (« Faut-il décourager le découplage ? ») les constats posés par Jackson. Celui-ci aurait en effet utilisé, pour renforcer le caractère apocalyptique de sa démonstration, tantôt les chiffres du PIB mondial nominal, tantôt ceux du PIB mondial en parité de pouvoir d’achat (ppa), selon ce qui servait le mieux son raisonnement (www.ofce.sciences-po.fr/pdf/revue/120/revue-120.pdf). Si le titre est trompeur, c’est que Laurent semble imputer à Jackson une thèse caricaturale que ce dernier n’a jamais défendue (« Il faut décourager le découplage ») pour le plaisir rhétorique de la réfuter. Le désaccord effectif porte en réalité sur la taille exacte du saut dans le vide qu’implique la foi dans le découplage comme panacée.

Les tendances les plus récentes semblent d’ailleurs apporter un surcroît d’inquiétude : le dernier rapport du Worldwatch Institute atteste en effet d’une augmentation de l’intensité énergétique de l’économie mondiale pour les années 2008-2009, et ce pour la première fois en trente ans (www.worldwatch.org/energy-intensity-energy-efficiency-gross-world-product-emerging-economies-infrastructure-development). On aurait donc assisté au cours de ces années à une augmentation plus rapide de la consommation énergétique mondiale que du PIB. Bref, il n’y aurait non seulement pas de découplage absolu, mais même pas de découplage relatif…

La politisation du débat est à la fois nécessaire et productive. Nécessaire pour ne pas laisser une question aussi centrale dans les seules mains de quelques experts. Productive dans la mesure où la conceptualisation même du découplage laisse place à des choix axiologiques qui doivent être publiquement délibérés. Au-delà des innovations technologiques à venir – et de la diffusion massive des technologies déjà connues, le potentiel des innovations sociales (partage des biens de consommation durable, législation en matière de lutte contre l’obsolescence programmée, monnaies locales, etc.) pourrait en effet être injecté dans le débat. La lutte contre l’obsolescence programmée, si elle n’entre pas stricto sensu dans le cadre du découplage entre production et empreinte environnementale (puisqu’elle fait simultanément décroître l’une et l’autre) constitue cependant un élément central dans le cadre du découplage entre prospérité redéfinie et empreinte environnementale : elle permet en effet théoriquement de réduire la seconde en maintenant la première inchangée. Or, ce terrain du potentiel environnemental des innovations sociales a été particulièrement peu défriché (voir toutefois Geels, 2004), alors même qu’il offre aussi une possibilité de jonction entre des préoccupations sociales de plus en plus exprimées par des groupes en voie de constitution, et une logique de politique publique. C’est vraisemblablement dans la conception dominante particulièrement étriquée de l’innovation qu’il faut chercher la raison du manque de littérature visant à chiffrer le potentiel environnemental de telles innovations sociales, ou leur poids par rapport aux progrès technologiques « purs ».

Or, de telles innovations sociales s’avèreront indispensables pour lutter contre l’effet rebond (ou paradoxe de Jevons, qui empêche le saut du découplage relatif vers le découplage absolu), notamment par l’exploration des possibilités de démarchandiser une série d’activités nouvellement ou anciennement marchandisées de manière à compenser de manière non monétaire d’éventuelles pertes en pouvoir d’achat. Autrement dit, sans ces innovations sociales, les innovations technologiques « pures » risquent de ne rien constituer d’autre qu’un appui simultané sur la pédale de frein et sur l’accélérateur – puisque l’innovation technologique est à la fois le moteur de l’écoefficience et de la croissance.

Il s’agit également d’approfondir la spécificité et les limites des réponses technologiques à des problèmes globaux, au premier rang desquels la perte de biodiversité et le réchauffement climatique. Si, en effet, dans le passé, les innovations technologiques ont pu avoir un effet incontestablement positif en matière de réduction de la pollution à un niveau local, il apparaît nettement plus incertain de miser identiquement sur de telles innovations, en matière de défis globaux : l’effet rebond risque bien de réduire beaucoup plus radicalement les effets positifs attendus de ces innovations que dans le cadre de questions locales.

Se posent également des questions méthodologiques en matière de mesure des « responsabilités » nationales en matière du découplage – et donc d’efforts à accomplir. Pour le CO2, les mesures effectuées sont en effet celles liées à la production plutôt qu’à la consommation nationale, aggravant artificiellement l’intensité énergétique des pays dont le panier exportateur est lourd de produits industriels, et allégeant de manière tout aussi artificielle l’empreinte CO2 des pays importateurs de ces produits. En termes de connaissances, il s’agira donc, pour mener un débat éclairé, d’approfondir les premières recherches menées quant à la nature fallacieuse du découplage opéré par certaines économies occidentales (via la délocalisation des activités les plus polluantes et les émissions « grises » associées à l’importation de produits manufacturés). Pour des raisons autant liées à la justice qu’à l’épistémologie, le développement d’une comptabilité environnementale fondée sur la consommation nationale (et non plus sur la production) s’avère indispensable. Ce travail a été mené à un niveau sectoriel ou infrasectoriel (pour quelques produits, selon la méthode du CERA Cumulative Energy Requirements Analysis), mais demeure très peu avancé à un niveau national, avec quelques exceptions en Suisse et en Grande-Bretagne.

Il s’agira également de raffiner les analyses de Jackson – qui, en matière de découplage prennent comme métonymie les évolutions trop parallèles du PIB et des émissions de CO2 mondiaux. N’y a–t-il pas lieu, dans l’étude, de séparer le découplage en matière d’utilisation des ressources (resource decoupling) et le découplage en matière de dégâts environnementaux (impact decoupling) ? Puis, de descendre à un niveau encore plus désagrégé, ressource par ressource, et impact environnemental par impact environnemental ?

Bref, c’est à différentes échelles et étapes que le débat doit être mené. Tout d’abord sur le plan conceptuel, il faudrait parvenir à amener une vision élargie du découplage, qui ne se limite plus à comparer les évolutions du PIB et de l’empreinte environnementale, mais plutôt de la prospérité redéfinie et de cette même empreinte environnementale, et qui, pour ce faire, intègre les indispensables innovations sociales. Il s’agirait ensuite en termes purement comptables d’arriver à une connaissance plus fine des réalités nationales, qui soit basée non plus sur la production, mais sur la consommation. Enfin, il s’agira de désagréger l’empreinte environnementale en ces diverses composantes afin de vérifier, pour chacune d’elle, le bilan et les perspectives en matière de découplage – en intégrant systématiquement la spécificité globale du problème à résoudre. C’est à ces conditions que le débat sur le découplage, pour autant que des forces sociales suffisantes – mais lesquelles ? – parviennent à le mettre à l’agenda, pourra se mener avec fruit.

Références :

 Ahmad, N. et A. Wyckoff, A., « Carbon dioxide emissions embodied in international trade of goods », OECD Science, Technology and Industry Working papers, 2003

 Davis, S. J., et K. Caldeira, « Consumption-based accounting of CO2emissions », PNAS, mars 2010

 Dietzenbacher, E. and Serrano, M., « Responsibility and trade emission balances: two approaches for the same concept ? », Paper presented at the International Input Output Meeting on Managing the Environment, July 9 -11, 2008, Seville (Spain).

 Geels, F. W., « From Sectoral Systems of Innovation to Socio-Technical Systems : Insights about Dynamics and Change from Sociology and Institutional Theory », Research Policy, 33, 2004

 Hirschberg, S., Impact of Efficiency Improvements on the Overall Energy System, Paul Scherrer Institut, 2007 disponible sur : http://www.energietrialog.ch/cm_data/Hirschberg_Inputpapier_EM_07.pdf

 Kaya, Y., Impact of Carbon Dioxide Emission Control on GNP Growth: Interpretation of Proposed Scenarios, Paper presented to the IPCC Energy and Industry Subgroup, Response Strategies Working Group, 1990

 Laurent, E., « Faut-il décourager le découplage ? », Revue de l’OFCE, n° 120, 2011 disponible sur : http://www.ofce.sciences-po.fr/pdf/revue/120/revue-120.pdf

 Krausmann, F., et al, « Growth in global materials use, GDP and population during the 20th century », Ecological Economics, Volume 68/10, 15 Août 2009

 Steinberger J. K., F. Krausmann et N. Eisenmenger, « Global patterns of materials use: a socioeconomic and geophysical analysis », Ecological Economics, Volume 69, Issue 5, mars 2010

 UNEP, Decoupling natural resource use and environmental impacts from economic growth, A Report of the Working Group on Decoupling to the International Resource Panel. Fischer-Kowalski, M., Swilling, M., von Weizsäcker, E.U., Ren, Y., Moriguchi, Y., Crane, W., Krausmann, F., Eisenmenger, N., Giljum, S., Hennicke, P., Romero Lankao, P., Siriban Manalang, A., 2011 disponible sur : http://www.unep.org/resourcepanel/decoupling/files/pdf/Decoupling_Report_English.pdf

 The Carbon Trust, The carbon emissions in all that we consume, The Carbon Trust, 2006 disponible sur : http://www.carbontrust.co.uk/Publications/pages/publicationdetail.aspx?id=CTC603

 Helm, D., R. Smale et J. Philips, Too Good To Be True? The UK’s Climate Change Record, 2008 disponible sur : http://www.dieterhelm.co.uk./node/656

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