Vers des inégalités durables ?[[Cet article a bénéficié des idées et conseils précieux d’Aurélie Maréchal.

]]

Lors de l’éclatement le plus visible de la crise des subprimes, au moment de l’impensable faillite de Lehman Brothers, en octobre 2008, a démarré la recherche des coupables. Ceux-ci furent très rapidement identifiés : les banquiers gloutons, les intermédiaires véreux, les agences de notation complaisantes et les régulateurs endormis. Une histoire purement financière, donc : une bulle spéculative déconnectée de « l’économie réelle » se serait nourrie de circuits opaques, d’asymétrie d’informations et de dérégulation avant d’exploser et de produire d’interminables « dégâts collatéraux ».

Rien de cela n’est faux mais cette analyse qui cantonne l’interprétation de la crise mondiale la plus importante de ces quatre-vingts dernières années à des défaillances et des malversations du seul secteur financier demeure largement insuffisante. L’émotion et les pires craintes passées, des économistes ont pu montrer de façon convaincante à quel point rien n’aurait été possible sans l’augmentation des inégalités et, plus précisément, la stagnation des revenus médians (en particulier, américains)[Voir principalement Jacques Sapir, « Un an après » in « Actualités de la Recherche en histoire visuelle », disponible sur [http://www.arhv.lhivic.org/index.php/2009/09/15/1053-un-an-apres ; Raguram Rajan, Fault Lines: How Hidden Fractures Still Threaten the World Economy, Princeton Press, 2010.

]].

C’est en effet la contrainte de maintenir un niveau de vie constant avec un salaire relatif à la baisse qui a ouvert les vannes de la demande de crédit. La dérégulation a fait le reste. Mais elle n’aurait rien pu faire sans cette stagnation salariale initiale.

Ce constat, ainsi que de nombreuses recherches récentes sur les très – très très – hauts revenus ont remis au centre du débat public la question des inégalités économiques. Trois décennies d’hégémonie néolibérale les en avaient détrôné. Même les porteurs traditionnels de la question avaient en effet eu tendance à s’en désintéresser au profit de la lutte contre la pauvreté : qu’importaient finalement les inégalités économiques pour autant que le niveau de vie – en termes absolus – des plus défavorisés augmente.

De manière plus ou moins euphémisée, la plupart des partis de gouvernement reprenaient en écho la formule de Gordon Gekko dans Wall Street d’Oliver Stone (« Greed is good »)[[Ou, pour rendre à François Guizot ce qui lui appartient, sa célèbre formule (« Enrichissez-vous ») prononcée en 1840.

]]. Peter Mandelson en propose par exemple une version New Lalour à peine moins explicit « New Labour is intensely relaxed about people getting filthy rich – as long as they pay their taxes.

Et les écologistes ?

Pour reprendre les catégories forgées par Nancy Fraser, force est de reconnaître que, depuis leur naissance, les partis écologistes ont plus porté les combats contre les inégalités dans leur volet « reconnaissance » que dans leur volet « redistribution ». Ces combats en faveur de la reconnaissance (des différentes minorités ou groupes minorisés que sont les femmes, les personnes issues de l’immigration, les lesbiennes et gays, etc.) sont même constitutifs de leur identité et moteurs de leur arrivée sur la scène de la politique institutionnelle. Leur bilan en la matière est impressionnant : en l’espace de quelques années, dans bien des pays, lois et mentalités ont évolué à une vitesse surprenante.

Le bilan est nettement moins glorieux en matière d’inégalités économiques, et donc sur le volet « redistribution » (même s’il n’est évidemment imputable aux Verts qu’à titre très marginal). À vrai dire, la naissance des différents partis verts a coïncidé grosso modo avec la remontée des inégalités économiques que l’on croyait jusque là irrémédiablement vouées à se réduire (au moins dans les sociétés industrialisées) sous la pression des mouvements ouvriers et l’intégration de cette pression dans les compromis sociaux d’après-guerre. Cette baisse tendancielle avait même été théorisée et mise en graphique par la « courbe de Kuznets » du nom de l’économiste américain d’origine russe, Simon Kuznets[[La courbe de Kuznets montre un graphique en « U inversé » : l’axe des ordonnées représente les inégalités ; l’axe des abscisses représente le temps ou le revenu par tête. À la phase initiale d’industrialisation correspondrait une montée des inégalités économiques. À mesure que le mouvement ouvrier s’organise et engrange des victoires (droit de vote, droits de succession, imposition progressive, Sécurité sociale, etc.), le niveau des inégalités redescend, donnant à la courbe son aspect de « U inversé ». Quelques années après la réception de son « Prix Nobel d’économie » par Kuznets (1971), la simplicité de sa courbe a été mise à mal par les faits : le « U inversé » se transformant en sinusoïde au gré de la remontée des inégalités économiques.

]].

Même si le rapport des écologistes à la question des inégalités économiques est complexe, multiple et conflictuelle, se limiter à ce récit de lutte pour la reconnaissance et de cécité sur la redistribution, revient à faire preuve d’une singulière myopie historique et géographique.

Historiquement, le combat écologiste et le combat syndical ont en effet des racines communes beaucoup plus anciennes que ne pourrait le laisser croire l’émergence de mouvements et partis verts dans le long sillage de l’après-68. Les premières luttes ouvrières revêtaient indissolublement des aspects socio-économiques (le salaire, les horaires, etc.) et des aspects environnementaux au sens large (les produits utilisés, le rapport à l’outil, etc.), comme le rappelle Alain Lipietz[Alain Lipietz, Le développement soutenable : histoire et défis, Conférence à l’ENSBA-Paris, 1997, disponible sur [http://lipietz.net/spip.php?article305.

]]. Cet enchevêtrement se manifeste encore aujourd’hui dans de nombreux pays émergents. La lutte sociale y est inextricablement une lutte pour l’amélioration des conditions matérielles et pour la préservation ou tout au moins le respect du cadre de vie. Joan Martinez Alier en propose de nombreux exemples à la fois saisissants et convaincants dans son ouvrage magistral The Environmentalism of the Poor[[Joan Martinez Alier, The Environmentalism of the Poor: A study of ecological conflicts and valuation, Edward Elgar, 2002.

]].

Si ce lien privilégié avec le mouvement ouvrier peut apparaître exotique aux Verts d’Europe occidentale d’aujourd’hui, c’est évidemment en raison, d’une part, de l’évolution spécifique des organisations de représentation de la classe ouvrière, et d’autre part, des mutations induites par le passage à une économie post-industrielle. Mais il y a peut-être une autre raison à chercher. Nous écologistes, ne nous sommes-nous pas laisser intoxiquer par la métaphore du bateau.

Les définitions dominantes du concept d’environnement tendent en effet à faire de celui-ci une entité universelle, objective, neutre aux différentiations sociales. Nous serions dès lors tous dans le même bateau quand il s’agit de faire face aux dégradations de cet environnement, que constituent les retombées radioactives ou le réchauffement planétaire. Ainsi, dans le sillage du sociologue allemand Ulrich Beck, les chercheurs en sciences sociales désignent-ils ce risque global, systémique et indifférencié comme le nouvel horizon indépassable de nos sociétés contemporaines. Face à lui, il n’y aurait plus de frontières territoriales ou de barrières sociales qui vaillent. C’est oublier un peu vite que les dégradations environnementales sont loin de se limiter à ces risques globaux et que, face à la pollution atmosphérique ou sonore, par exemple, la métaphore du bateau unique est moins appropriée que celle d’un ensemble hétéroclite de paquebots et de rafiots. Les mouvements luttant pour la justice climatique viennent par ailleurs utilement rappeler que, même, en matière de changement climatique, risque global par excellence, les responsabilités historiques (et présentes), ainsi que les risques sont très inégalement partagés.

Le positionnement écologiste en matière d’inégalités ne peut faire fi de cette dimension nouvelle (nouvelle dans son appréhension scientifique, si pas dans son existence concrète) : aux inégalités sociales, économiques, ethniques ou de genre, traditionnellement étudiées et mesurées, il convient désormais d’ajouter la dimension environnementale (tant en termes de nuisances provoquées qu’en termes de nuisances subies). L’intégration de cette dimension éclaire d’ailleurs les autres dimensions : les cas étudiés attestent en effet que les inégalités environnementales recoupent et redoublent les inégalités sociales, économiques, etc[[Voir par exemple Cornut P., Bauler T. et Zaccaï E. (dir.) Environnement et inégalités sociales, Éditions de l’Université de Bruxelles, 2007.

]]. 

Pour une nouvelle théorie de la Justice

Mais ce retour à l’avant-plan de la question des inégalités manque encore d’appuis théoriques suffisants. Si les constats de Sapir et Rajan, mais aussi de Wilkinson et Pickett[[Richard Wilkinson &Kate Pickett, The Spirit Level. Why Equality is Better for Everyone, Allen Lane, 2009.

]] laissent la place à peu de discussion sur le rôle crucial des inégalités dans la stabilité, le bien-être et la soutenabilité des sociétés, les politiques publiques continuent à se mener, implicitement ou explicitement sur la base du critère rawlsien du maximin et de son aveuglement aux inégalités[[Voir Edgar Szoc, « La taille du gâteau et l’assiette du voisin : ce que Jackson fait à Rawls » in Etopia, Revue d’écologie politique, n°9, 2011.

]].Si les constats empiriques sont aujourd’hui bel et bien présents et les contradictions décelées, l’organisation intellectuelle qui pourrait leur donner du sens et reconstruire une Théorie de la Justice intégrant de manière centrale la question des inégalités (dans toutes leurs dimensions) et de leurs effets structurels fait encore largement défaut.

À une époque où s’effondrent les uns après les autres les piliers sur lesquels ont été construits les modèles socio-économiques d’après-guerre et d’après le tournant néo-libéral, repenser une théorie de la justice informée des questions environnementales et des limites nouvelles qu’elles imposent constitue un des enjeux les plus urgents et les plus fondamentaux.

Cette tâche intellectuellement stimulante et politiquement nécessaire est sans doute un des défis majeurs que les Verts ont à relever dans les années à venir. Et, accessoirement, une condition de réussite électorale.

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