À moins que vous ne soyez étatsunien de souche, voire américanophile, il est fort probable que vous n’ayez jamais entendu parler d’Ayn Rand, et encore moins de ses écrits. En effet, cette romancière et philosophe décédée en 1982 est largement inconnue en Europe. À l’inverse, aux Etats-Unis, cette dernière est l’auteur de best-sellers populaires, parmi lesquels figurent The Fountainhead, publié en 1943 et Atlas Shrugged, publié en 1957. La philosophie principale d’Ayn Rand se résume autour de l’exaltation de l’individu indépendant des autres et de la puissance de la volonté rationnelle. Emigrée d’Union soviétique, elle s’installe en 1926 aux Etats-Unis et devient scénariste à Hollywood, romancière à succès, essayiste politique, et enseignante dans les universités américaines les plus prestigieuses. Son combat contre toute forme d’intervention publique bénéficiera et continue à bénéficier d’une audience immense. Ronald Reagan, ancien Président et Alan Greenspan, ancien gouverneur de la Réserve fédérale américaine, furent vivement influencés par sa pensée. Et aujourd’hui, Paul Ryan, colistier du candidat républicain à la présidence Mitt Romney, ainsi que le fondateur de Wikipédia, Jimmy Wales, se réclament de ses théories. Suivant l’enseignement de Rand, pour ces derniers, en vivant uniquement pour soi, en s’accomplissant comme pur individu, chacun concourt au bien général. La seule forme de relation qui existe entre des êtres indépendants est le libre-échange. In fine, cette éthique n’implique aucun devoir envers les autres mais uniquement à l’égard de soi-même, amenant la disparition les formes d’interdépendance. Les inégalités deviennent dès lors acceptées, celles-ci étant le résultat du refus des individus à s’élever par leurs propres moyens. Le maintien par l’État des formes les plus simples de solidarité est de facto une erreur et un gaspillage inutile, dans un monde où l’interventionnisme empêche le bien-être général.
Pourquoi écrire sur cette philosophe, dont notre continent connaît si peu les ouvrages ? Car précisément, si la personne est peu lue, ses idées sont de plus en plus partagées, notamment en Europe mais également chez nous. Les récentes déclarations de Luc Bertrand, CEO du holding anversois Ackermans & van Haaren, Bart Claes, administrateur délégué de JBC et Julien De Wilde (ex-Bekaert) sur la dérive collectiviste du gouvernement de centre-droit aujourd’hui en place au fédéral en sont le dernier exemple en date. Les dérives pointées sont le poids trop grand de l’État dans l’économie du pays, une politique fiscale jugée confiscatoire, notamment à l’égard des hauts revenus, le coût du travail et les propositions de taxer davantage les revenus du capital ainsi que le patrimoine. Les différentes positions à l’égard des structures sociales en place, et des formes de solidarité qui en découlent, sont également pointées comme étant des freins tant à la relance économique qu’au bien-être des « assistés ». Le discours social actuel, à travers les différentes politiques mises en place au niveau fédéral, finit par reconnaître les inégalités comme n’étant que l’expression du manque de considération des individus envers eux-mêmes, et non comme le résultat d’un dysfonctionnement du système économique.
Dans la société de crise actuelle, les dérives de ces réflexions sont claires : l’éloge des inégalités ne peut qu’aboutir à une impasse. Impasse non seulement économique, car elle empêche les plus désarmés de s’en sortir et tend à faire disparaître une classe moyenne essentielle à la prospérité économique. Impasse également sociale, car comme le souligne le professeur anglais Richard Wilkinson, dans les sociétés au sein desquelles les différences entre les riches et les pauvres sont petites, les statistiques montrent que la vie communautaire y est plus forte, que les personnes pensent pouvoir se faire confiance et qu’il y a moins de violence. La santé physique et la santé mentale ont toutes deux tendance à être meilleures, et l’espérance de vie y est plus élevée. En fait, presque tous les problèmes relatifs à la privation relative sont réduits[[Richard Wilkinson, Kate Pickett, The Spirit Level: Why More Equal Societies Almost Always Do Better, Londres, Allen Lane, 2009.]]. Cette obligation de réduire les inégalités est essentielle pour répondre aux crises actuelles mais également pour anticiper les chocs futurs : comme l’a souligné le rapport Stern publié en 2006, l’absence de prévention et d’adaptation aux changements climatiques pourrait coûter plus de 5.500 milliards de dollars par an au niveau global, plongeant l’économie mondiale dans un nouvel état de dépression quasi permanent et augmentant d’autant les inégalités au sein de la population.
Il est donc temps de mettre en place un autre système. Renforcer la lutte contre les inégalités et prévenir celles à venir ne peut se mener sans renforcement des mesures sociales et solidaires. Et, comme le souligne Philippe Defeyt, des réponses politiques sont possibles. L’individualisation des droits sociaux constitue une réforme indispensable pour garantir à tous les citoyens la liberté des choix et modes de vie. Des pistes politiques simples peuvent être rapidement adoptées, comme celle liant les aides au niveau de revenu et non au statut de la personne ou du ménage.
Les pauvres, des citoyens à part entière ? Tant que les inégalités dénoncées ci-dessus n’auront pas été supprimées cette idée restera un slogan pour programmes électoraux. Face aux enjeux présents et futurs, si nous voulons éviter une société à la Ayn Rand, fondée sur la jouissance des inégalités, il est temps de se ressaisir et de sortir du discours et des mesures antisociales actuelles.