Le matin du 14 septembre, je visitais le Parlement européen de Strasbourg tandis que, sur les écrans du café souterrain et sur les iPads des députés, assistants et lobbyistes, défilait la même nouvelle venue de Chine : dans son discours d’ouverture du Forum économique mondial, tenu à Dalian, le premier ministre Wen Jiabao fixe des préconditions au sauvetage potentiel des pays d’Europe méridionale, Italie comprise, emportés par la crise de la dette. Le sujet fut naturellement abordé avec les gens que j’y rencontrai pour dîner : la Chine pouvait-elle, la Chine devait-elle aider l’Europe ?
Je ne suis absolument pas nationaliste mais le seul fait que le visage et les mots de Wen apparaissent partout dans ce bâtiment moderne du Parlement, un des hauts lieux de la politique européenne, m’a rappelé à quel point le monde avait été bouleversé. Selon un rapport de 2010 de la Banque mondiale, le Revenu national brut était de 4260 dollars par tête en Chine et de 35150 en Italie. Depuis quand discute-t-on de l’aide qu’un pays virtuellement dépourvu de toute forme de welfare devrait apporter à un autre, huit fois plus riche et au welfare surdimensionné, plutôt que du contraire ?
Depuis la réforme fiscale de Zhu Rongji en 1994, qui est parvenu à transférer au gouvernement central la perception de la plupart des impôts, les dirigeants chinois parlent d’une voix plus forte et disposent d’une confiance exagérée. Combinée à une politique de changes stricte, la réforme de Zhu a fait du gouvernement de Pékin le plus riche de la planète. Chen Yun, un collègue et rival conservateur de Deng Xiaoping, l’homme fort du réformisme de l’ère post Mao a lancé un jour cet avertissement aux décideurs politiques chinois : « L’autorité politique du gouvernement central doit être renforcée via l’autorité économique ». Après avoir laissé les gouvernements locaux à eux-mêmes et sacrifié les intérêts du secteur privé et le bien-être de ses citoyens, Pékin peut désormais s’acheter tout ce qu’il souhaite dans le monde, en faisant usage de ses plus de trois milliards de réserves de devise.
Mais il y a une chose que la Chine ne veut pas acheter et qui montre un autre visage de ce titan en croissance : le saumon norvégien. Parmi les auditeurs du discours de Wen à Dalian, se trouvait le prince Haakon de Norvège. Sa visite à Pékin marquait le début d’une série d’efforts visant à apaiser les tensions entre la Chine et ce pays scandinave pacifique. En octobre dernier, la visite officielle de la ministre norvégienne de la pêche et de des affaires maritimes a été annulée suite à l’attribution du Prix Nobel de la paix à Liu Xiaobo. Mais, quelques jours après la présence du prince à Dalian, le ministre de l’énergie et du pétrole, Ola Borten Moe, assistait à Pékin à une Conférence des dirigeants sur la séquestration du carbone et cherchait à y rencontrer ses homologues chinois. S’il y était parvenu, la glaciation des relations sino-norvégiennes, qui durait depuis un an, aurait pris fin. Mais ce fut un échec pour Moe également. Pékin considère toujours la moindre critique en termes de Droits de l’Homme comme interventionniste et insultante à l’égard du deuxième pays le plus puissant du monde. Comment la Norvège a-t-elle donc pu blesser cette grande puissance ?
Voici trois ans, je me suis trompé quant à la confiance émergente que la Chine avait en elle-même. J’étais invité par la BBC radio à commenter en direct la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques de Pékin. Le studio provisoire était installé à South Gong et Drum Lane, un quartier où se retrouve la jeune classe moyenne pékinoise. Pris par l’excitation, je déclarai : « Aujourd’hui, la Chine n’est plus l’homme malade de l’Asie orientale », ce qui renvoyait aux reproches que se sont pour la première fois adressés les Chinois à la fin du XIXè siècle, après l’échec de la résistance aux invasions étrangères. Et de poursuivre : « Et nous ne sommes plus des victimes. Désormais, les Chinois doivent être plus ouverts et confiants de façon à accepter les critiques extérieures comme justifiées et sans les prendre pour des attaques, parce que nos blessures historiques ont cicatrisé. »
Peut-être avis-je raison à l’époque – et encore plus, quelques mois plus tard. Alors que la Chine était pour la première fois le pays le plus médaillé d’or aux Jeux olympiques et renflouait des Etats-Unis en proie à la crise financière, la considérer comme un pays fragile et blessé serait apparu étrange. Mais, pour autant que je sache ce qui s’est passé en Chine au cours des trois dernières années, ces blessures anciennes n’ont pas complètement cicatrisé. À vrai dire, elles se sont aggravées.
Voici près de 150 ans que ces blessures furent ouvertes pour la première fois lorsque la première guerre de l’opium a contraint la Chine à ouvrir à l’Ouest ses portes longtemps fermées et à laisser Hong Kong à la Grande Bretagne. Ce fut le début d’une série de traités inégaux menant à l’effondrement du monde céleste sinocentrique. Les élites chinoises traditionnelles considéraient le monde autour d’eux comme Tianxia (littéralement Tout-sous-le-ciel) et se sentaient vivre dans une Chine bénie entourée d’une douzaine d’États vassaux amicaux. Mais la Chine perdit son influence sur le Royaume de Ryuku au profit du Japon lors de la bataille d’Okinawa en 1879, sur le Vietnam au profit de la France en 1885, sur la Corée au profit du Japon en 1895, et lui céda même Taïwan, qui faisait partie de son territoire. De la Mandchourie à Pékin et Nankin, le Japon étendait son occupation et commettait des massacres sur le jadis glorieux sol chinois. Du fait de l’invasion japonaise, la pensée libérale en matière de libertés individuelles fut taxée d’extravagance. La guerre civile succéda à la Seconde Guerre mondiale jusqu’à la victoire des communistes en octobre 1949 : plus d’un siècle d’humiliation nationale avait déjà profondément transformé l’état d’esprit des Chinois, et y avait ancré un complexe de victime, mélange de suffisance et de délire de persécution.
Les blessures profondes guérissent lentement. Lorsque le président Mao déclara « Les Chinois se sont mis debout », nombreux furent ceux qui pleurèrent de joie. Sans acceptation par le reste du monde de la Chine comme membre normal de la communauté internationale, ce type de rituel de redressement constituait le seul mode de guérison pour les victimes. Les rituels devinrent des manuels scolaires, des livres et de la propagande parce que ce sont les outils les plus commodes pour convaincre le peuple de la légitimité du gouvernement communiste. Au nom de l’éducation patriotique, toutes les générations ont dû réciter le détail de l’ensemble des crimes commis par les colonisateurs européens, les « fantômes » japonais et les impérialistes américains, il y a des dizaines d’années voire des siècles. Ils en savent en revanche peu sur la politique et l’économie contemporaines de ces démocraties occidentales. Seule la malveillance intrinsèque de l’Ouest est à même de fonder la légitimité du régime. Ce qu’on peut voit comme nationalisme, je le vois comme d’anciennes plaies laissées intentionnellement et artificiellement ouvertes.
Deng Xiaoping, pragmatique homme fort, décida de libérer de prison les académiques et les dirigeants, de renvoyer les étudiants de la campagne vers les collèges, et, en 1978, de dissocier les paysans de leurs communes pour donner une chance à la Chine d’entrer dans le monde. En stratège, il demanda à ceux qui le suivaient de dissimuler leurs capacités et d’endurer leur temps (« Tao guang yang hui »). C’est typique de la sagesse chinoise traditionnelle : gagner avant que vos rivaux ne l’aient même remarqué. Qui plus est, en 1989, Tiananmen prouva que, dans l’esprit de Deng, la prospérité n’était permise que contrôlée par le parti, et que toute voix politique dissidente serait réduite au silence.
Le fait de devenir membre de l’Organisation mondiale du commerce en 2001 fit réellement entrer la Chine dans le monde. Elle en devint rapidement l’usine, et désormais la deuxième économie. Les blessures historiques sont partiellement guéries. Si nous considérons la Chine comme en voie de normalisation, le monde la voit se lever. On se souviendra des Jeux de Pékin comme un des meilleurs moments de la Chine par rapport au reste du monde : elle était assez forte mais pas trop.
On ne peut toutefois pas dissimuler ses ambitions pour toujours, en particulier lorsqu’on est le numéro 2 et le créancier du numéro 1, les Etats-Unis. Même si le monde était assez aveugle pour vous faire confiance, vous vous trahiriez vous-mêmes. À partir du moment où des dirigeants militaires commencent à esquisser publiquement une version chinoise de la doctrine Monroe, qui inclut la Mer chinoise du Sud comme un des éléments centraux de ses intérêts stratégiques, il paraît difficile de continuer à évoquer Deng Xiaoping et sa dissimulation des capacités.
Pour empirer encore la situation, l’éducation patriotique n’a pas été modifiée. C’est à peine croyable : les enfants de la deuxième puissance du monde n’apprennent rien sur la démocratie, les libertés et la responsabilité, mais plutôt à quel point la Chine est un pays victime, opprimé par l’Occident dans le passé et le présent. Si la Chine est un titan, c’est d’une espèce étrange et larmoyante. Son corps est bien solide mais son esprit est rempli d’un savoir daté et tordu.
Par exemple, le manuel d’histoire officiel pour le lycée mentionne la politique japonaise de l’après-guerre en UNE seule phrase qui suit des chapitres entiers consacrés aux invasions nipponnes : « Depuis les années ’80, l’ambition japonaise en matière de pouvoir politique s’est renforcée et ses dépenses militaires ont connu une croissance constante, suscitant prudence et malaise chez ses voisins asiatiques. » Après des années de lecture de pareils manuels, comment espérer comprendre que le Japon d’aujourd’hui n’est plus un monstre militariste mais une démocratie éprise de paix ?
Lorsque la jeunesse chinoise va à la rencontre du monde, elle ne dispose donc pas des connaissances adéquates pour comprendre qui se trouve face à elle. Tout autant que le reste du monde, elle est désorientée par cette Chine paradoxale, à la fois forte et faible, riche et pauvre, gentille et cruelle. La censure informationnelle et la propagande éducative ont mis les Chinois en état de dissonance cognitive. C’est pourquoi, même les étudiants d’universités d’élite telles que celle de Pékin ou de Tsinghua peuvent parfois éprouver des sentiments de nationalisme très puissant : leur conception de la Chine est celle d’un titan en larmes, physiquement fort mais mentalement fragile.
Les dirigeants chinois n’échappent pas à cette éducation victimaire et partagent donc cette vision d’un ordre mondial paradoxal – où ils pensent pouvoir sauver une Europe pourtant beaucoup plus riche, tout en étant blessés par l’attribution d’un prix à un écrivain.
Sans révolution cognitive, les Chinois ne pourront apprendre que de l’histoire qu’ils lisent. Après avoir analysé le vieux système vassal Tianxia, le professeur de Harvard, John Fairbank, a prédit dans L’ordre mondial chinois : les relations extérieures chinoises de la Chine traditionnelle, célèbre livre publié dans les années ‘60, que cette expérience politique « contient même une certaine forme indéterminée de pertinence quant aux problèmes de la Chine contemporaine. » Affirmer que la Chine qui se redresse en revient partiellement à sa vision du monde sinocentrique traditionnelle Tianxia serait prématuré mais la punition de la Norvège par la Chine n’est pas sans rappeler la pratique des anciens empereurs chinois consistant à prélever un tribut sur ses voisins jugés non coopératifs – le commerce étant considéré comme la récompense de la loyauté, et pas comme un besoin mutuel.
Ce n’est pas seulement le gouvernement mais également l’homme de la rue et les médias qui fouillent la tradition chinoise pour comprendre le nouvel ordre mondial. Le 5 octobre, treize marins chinois étaient brutalement assassinés sur la rivière Mékong près d’un port thaïlandais. Deux jours plus tard, un internaute chinois postait des photos choquantes des corps sur un site de discussions très fréquenté, déclenchant une vague médiatique et une série de déclarations du ministre chinois des Affaires étrangères. Sous pression chinoise, la Thaïlande a reconnu que des policiers thaïs étaient suspectés. Mais la Chine ne s’en est pas tenue là et décida finalement en novembre d’envoyer mille soldats pour co-patrouiller la zone du triangle d’Or du Mékong, qu’entourent la Thaïlande, le Myanmar et le Laos. La plupart des citoyens de l’Internet chinois, dont une grande partie n’est pas nationaliste, ont soutenu cette opération.
Au moment même de l’éruption de colère des bloggers à propos des meurtres du Mékong, Lou Yongzhen, un entrepreneur chinois était abattu en Angola, le 23 octobre. Le jour d’après, l’information était postée sur l’Internet chinois mais seulement brièvement reprise dans la presse locale de la ville de Lou. D’après les médias, l’ambassade chinoise en Afrique n’a même pas répondu aux appels de la famille de la victime. Si le meurtre en Afrique n’a pas eu le même impact que celui du fleuve Mékong, c’est que celui-ci a eu lieu dans une zone d’anciens états traditionnellement vassaux, alors que celui-là s’est produit dans un pays situé en dehors de l’imaginaire familier des Chinois.
John Fairbank a affirmé que la « pertinence indéterminée » , autrement dit l’imprévisibilité de l’avenir chinois constitue la source même de l’obsession du pays à l’égard de complots à son encontre. Elle ne peut être effacée que par les Chinois eux-mêmes, qui inciterait se titan en larmes à se tourner vers des valeurs universelles et pas vers son passé arrogant.