Au cours du débat de novembre de la primaire républicaine au Wofford College de Spartanburg, en Caroline du Sud, l’ancien ambassadeur américain en Chine Jon Huntsman a défié la ligne dure de ses opposants en matière de commerce et de politique monétaire de la Chine. Huntsman a appelé les Américains à s’allier avec les 500 millions d’internautes chinois, plus nombreux chaque jour, à leur tendre les bras et à les amener à un changement qui « abattrait probablement la Chine » – ce dont les États-Unis pourraient tirer un avantage économique sans déclencher de guerre commerciale.
De Hillary Clinton à Jon Huntsman, les politiciens américains semblent particulièrement friands de la génération de jeunes internautes chinois. Mais les nuances machiavéliques du commentaire de Huntsman incarnent parfaitement un des thèmes de propagande favoris du régime chinois : les États-Unis seraient la cheville ouvrière d’un complot visant à saper la Chine en se servant de l’Internet comme d’une arme. Comparé aux autres candidats républicains extrémistes, Huntsman manifeste toutefois clairement l’attitude la plus modérée à l’égard des relations sino-américaines. S’il était élu président ou vice-président, les capitalistes d’État chinois, qui chérissent le concept de mercantilisme, seraient sans aucun doute être ravis d’accueillir Huntsman au banquet d’État à Zhongnanhai, lors de son retour à Pékin.
Même si l’expression « abattre la Chine » doit se comprendre en termes de rhétorique de campagne, Huntsman s’est néanmoins trompé. Non seulement parce qu’il sous-estimé le patriotisme de la jeunesse chinoise – une génération technophile qui n’a aucune raison d’essayer de perturber l’économie chinoise – mais également parce qu’il a commis l’erreur – fréquente – de surestimer la portée du changement social et politique que l’Internet et les médias sociaux seraient en train de produire en Chine. C’est plus vraisemblablement la croissance de la précarité économique chinoise – inflation forte, bulles immobilières, prêts gouvernementaux de mauvaise qualité, conflits fonciers, etc. – qui jouera le rôle principal dans le déclenchement de tout changement social significatif.
Dès le moment où il a été introduit à la fin des années 90, l’Internet a fréquemment concouru aux nombreux changements que la Chine a connus. Comme ailleurs, l’Internet a réduit la distance entre toutes les composantes de la société – les provinces et Pékin, la base et les élites, les initiés du Parti et ses outsiders, la Chine et le monde. L’année 2009 a constitué un moment décisif pour l’Internet en Chine grâce au lancement de Sina Microblog – un cousin chinois de Twitter – dont la popularité est allée croissante. Même si Sina Microblog est en partie censuré, les Chinois s’y expriment plus librement qu’à aucun autre moment depuis que le PCC a pris le contrôle de la Chine. L’accident de train à grande vitesse à Wenzhou en juillet 2011 a témoigné de l’influence partielle des médias sociaux. Cinq jours seulement après le déraillement, plus de dix millions de commentaires avaient été postés sur l’accident, la plupart critiquant avec sévérité et colère le ministère des chemins de fer. Le sixième jour, le PCC a interdit tous les commentaires et recherches relatifs au déraillement et Microblog est devenu muet sur le sujet à partir de là. Bien que le la colère publique couvait, les média sociaux ne sont pas parvenus à générer beaucoup plus.
Le gouvernement chinois garde un œil sur la montée du microblogging, mais n’a pas l’intention de l’arrêter. Wang Chen, directeur de l’Office d’information d’État sur Internet, qui agit sous tutelle du Conseil d’État, a signé un éditorial dans le People’s Daily appelant à utiliser les sites de microblogging, comme Sina pour façonner l’opinion publique. Par conséquent, l’attitude du PCC et son positionnement public envers les nouveaux médias sociaux et plates-formes de communication sont clairs : le PCC n’a pas seulement peur de leur pouvoir : il s’appropriera également ces nouvelles technologies à des fins de propagande. S’appuyer sur les médias de tout format pour renforcer le pouvoir du gouvernement, voilà une stratégie que le PCC a hérité de la période de Yan’an des années 1930.
La raison pour laquelle le PCC permet le maintien de microblogs, c’est qu’ils ne constituent pas des plates-formes de parole véritablement libre, mais plutôt un ersatz affaibli de Twitter. En outre, ces microblogs sont une réponse directe à l’interdiction de Twitter par le PCC en juillet 2009 – Sina Microblog a été lancé un mois plus tard. Dès la naissance du microblogging en Chine, sa fonction d’organisation d’activités off-line et de réunions publiques, qui pourrait être perçue comme une tentative de « subversion du pouvoir d’État », a été strictement contrôlée. Tous les messages encourageant pareilles activités sont immédiatement filtrés ou supprimés, la police aidant même dans certains cas à appréhender le « posteur ». Lorsque les microblogs perdent leur capacité fondamentale d’organisation sociale, ils retombent aisément sous le contrôle du gouvernement. Au cours de printemps arabe, Twitter et Facebook ont permis aux citoyens mécontents du gouvernement de constituer des organisations et de lancer des partis politiques. Les frères jumeaux chinois de Twitter et Facebook (respectivement Sina Microblog et Renren) doivent restreindre et contrôler leurs propres communautés pour faire en sorte que l’expression publique de colère et d’indignation face aux problèmes sociaux ne sortent pas du périmètre restreint que le PCC est prêt à concéder à la dissidence. Si l’influence en ligne d’une plateforme de médias sociaux ne peut se transférer avec succès à l’activité off-line, elle n’aura tout simplement pas le pouvoir d’instiguer un mouvement bien organisé à large échelle, susceptible d’« abattre la Chine ».
Alors que les crises financières et de la dette balayaient la zone euro et les États-Unis, le monde s’émerveillait du miracle que constituait la forte résilience de la croissance économique chinoise. Mais la bulle qui sous-tend ce miracle est en cours d’éclatement, le marché immobilier chinois tanguant follement entre pics et abysses, et les exportations du secteur manufacturier baissant au rythme du ralentissement de la demande mondiale. En bref, l’économie chinoise souffre d’une gueule de bois carabinée, consécutive à sa surconsommation de crédit. Les flux sortants d’argent spéculatif au cours des dix premiers jours de décembre 2011 ont constitué un signal fort de ralentissement économique : les dépôts détenus par les « Big Four » (les quatre grandes banques publiques) ont diminué de près de 400 milliards de RMB (environ 50 milliards d’euros), dont une bonne partie a vraisemblablement filé vers les paradis fiscaux. Suite à ces signaux, la Banque centrale chinoise a été forcée de relâcher sa politique monétaire et d’effectuer ainsi une volte-face retentissante. Ce jeu de va-et-vient entre assouplissement et serrage de vis monétaires est toutefois particulièrement précaire et difficile à maîtriser. La question demeure d’ailleurs ouverte de savoir si le PCC dispose de suffisamment de dextérité pour que cette tactique permette à l’économie chinoise de traverser le ralentissement sans provoquer des problèmes plus sérieux une fois que la croissance sera revenue. Tout semble annoncer que l’hiver arrive.
Bien plus que l’expression publique d’opinions « disharmonieuses » sur les médias sociaux, ce sont en effet des questions telles que celles de l’atterrissage brutal de l’économie – atterrissage qui semble plus probable que jamais – et des différends économiques entre gouvernements locaux et citoyens qui maintiennent le politburo éveillé jusque tard dans la nuit. La semaine précédant la rédaction de cet article, Wukan, un village côtier de la Province de Guandong s’est révolté suite à un litige foncier opposant les villageois et des responsables gouvernementaux – une source très courante de tensions sociales dans la Chine contemporaine. Dans cette situation délicate, les médias sociaux et microblogs n’ont que lointainement servi de moyen de communication pour la révolte, et sont loin de constituer la cause de la lutte de ces courageux villageois contre des autorités hors de contrôle. La récession économique ainsi que l’exploitation et l’appropriation par les pouvoirs locaux de biens privé, le tout sous la menace de créances douteuses et de faillite, constitue un terreau fertile pour de nouvelles révoltes. Si la situation économique continue à s’aggraver, les villageois de Wukan seront suivis par d’autres dans la nécessité de prendre position et de défendre leurs droits. Le PCC sera alors contraint à gouverner une société qu’il aura rendu de plus en plus intraitables. Si l’économie devait s’effondrer, le PCC, son idéologie et sa débrouillardise, seraient soumis à une pression d’une force inédite. Et face à l’augmentation de la fréquence et l’intensité de ces manifestations économiquement motivées, le PCC pourrait finalement perdre le contrôle de la situation.