Trois éléments sont cruciaux pour évaluer l’onde de choc de la crise actuelle qui secoue l’Euro et les dettes des États européens (dites dettes souveraines).
La crise des dettes souveraines n’est pas La crise finale
La crise de la dette souveraine et le début de crise des parités entre les monnaies internationales (passées et futures) est la suite logique de la crise des subprimes qui a failli emporter le système financier en septembre 2008. La dette des ménages américains a failli entraîner le système financier mais celui-ci s’est souvenu de la leçon de 1929 (ne jamais laisser s’installer la crise financière). La quasi banqueroute des petits États de l’Union Européenne (Irlande, Grèce, Hongrie, Portugal), a fortiori celle des gros États (le Royaume-Uni, l’Italie, l’Espagne), et évidemment celle des États-Unis comme celle de l’Euro n’ont pas eu lieu et n’auront pas lieu. Il y a eu une Northern Rock (panique financière et retraits des dépôts), une Lehmann Brother (faillite), pas plus. Les cinq banques centrales du monde les plus déterminantes (l’Américaine, l’Européenne, la Japonaise, la Chinoise et la banque d’Angleterre), ont eu recours à des garanties colossales de dépôts, à des émissions massives de bons du trésor et des rachats de ceux-ci par paquets de 600 milliards de dollars. La Banque Centrale Européenne au centre de la tourmente, s’est mise à racheter massivement des obligations circulant sur le marché (le second marché) bien qu’en théorie cela lui soit défendu. Des formalistes ont hurlé au coup d’État. Ils préféreraient sans doute un éclatement de l’Euro et de l’intégration européenne. C’est pourtant la seule bonne nouvelle (avec l’apparition des partis verts) sur le plan institutionnel depuis 60 ans. Même au niveau européen, malgré l’indécision foncière des États membres, la lenteur de la chancelière Merkel à réagir, la BCE pratique exactement la même politique que Ben Bernanke aux États-Unis : taux directeur de l’intérêt le plus bas possible, soutien d’actifs totalement pourris notés B moins, soutien de la livre sterling moribonde. La FED doit se débrouiller avec une bande de fous furieux républicains qui sont prêts à faire n’importe quoi pour essayer de placer le Président américain en situation délicate l’année de sa possible réélection. La BCE doit se débrouiller avec des chefs d’État d’autant plus jaloux de leurs prérogatives qu’elles se réduisent comme peau de chagrin, et que la crise est en train d’avoir la peau de l’indépendance et de la souveraineté « nationale » en matière de politique budgétaire. Il est fondamental que le champion allemand de la rigueur monétariste, ait été écarté de la succession de Jean Claude Trichet au profit d’un Italien. L’euro est très loin d’aller à vau l’eau. Et la crise d’euro scepticisme constitue le chant du vilain cygne des nations.
La crise actuelle exprime une dévalorisation rapide des pays dit développés, par rapport aux pays émergents et au reste du monde
Certains économistes parlent d’une phase B d’un Kondratief (du nom de cet économiste menchevik russe exilé aux États-Unis qui fit apparaître des cycles longs de 30 à 50 ans où des périodes de croissance rapide, d’inflation, sont suivies de dépression durable, de baisse des prix, de chômage et souvent de guerres). L’ennui de ce rapprochement de la dépression qui commence avec 1975, c’est que cette phase B ne vaut que pour une partie du monde et que de surcroît les prix ne sont pas du tout orientés à la baisse. Pourvu qu’on sorte de la vieille Europe et du Japon (et bientôt des États-Unis) qu’on regarde chez les petits dragons asiatiques, dans les BRIC et désormais en Afrique, la crise est plus que relative. Au contraire, la crise exprime plutôt le rééquilibrage du monde au profit du Sud et de l’Asie. L’économie capitaliste a récupéré plus d’un milliard de consommateurs (les 400 millions de personnes sorties de la pauvreté, et le développement de classes moyennes parvenant à tirer la consommation intérieure des BRIC) et plus de 500 millions de salariés (dont une partie considérable d’ouvriers d’industrie qui compense la prétendue « désindustrialisation ».
Il serait stupide de nier que les espaces d’expansion fulgurante se rétrécissent et se ralentissent, mais il s’agit pour la Chine d’atterrir de 10 à 12 % de croissance à 7-8 %. Une croissance annuelle de 1 ou 2 % par an, attend en revanche les pays de l’ex centre. Mais ce ralentissement tient également aux limites écologiques plus rapidement touchées dans les espaces de vieille industrialisation et d’agriculture intensive. Et last but not least : la croissance intensive ou qualitative marquée par une importance croissante du capitalisme cognitif tend à relayer la croissance d’absorption d’une population en expansion rapide. L’Europe à l’Ouest comme à l’Est (sauf la France et l’Irlande) et le Japon s’approchent de ce que les démographes appellent une population stable, dont la croissance est pratiquement nulle. On ne se contente pas de compter dans l’indicateur du développement humain l’alphabétisation, l’inégalité de répartition du revenu, le niveau de revenu, les progrès de l’espérance de vie, la consommation de KWh par habitant ; on s’intéresse aussi à la morbidité au lieu de la mortalité (c’est-à-dire l’âge moyen d’apparition des maladies graves), aux économies d’énergie, à l’empreinte humaine sur les écosystèmes, au pourcentage d’une classe d’âge qui va à l’Université et en sort avec un diplôme, au taux d’innovation.
C’est précisément ce décalage entre les possibilités de progrès qualitatifs et la misère de la macro-économie quantitative qui nous met dans le mur. Par exemple on s’obstine à penser que le problème de la précarité de l’emploi (qui est une crise de la relation salariée) se résoudra par de la croissance quantitative. Or nous avons vu depuis 1975, que chaque fois que la gauche est revenue au pouvoir ou y a accédé, elle est parvenue à faire de la croissance (sous Jospin, sous Clinton, sous Blair) mais cela ne s’est pas consolidé et surtout les problèmes de dégradation continue de l’emploi ont continué de plus bel. Tout se passe comme si les gauches avaient usé toute leur énergie à empêcher le pire, comme un démantèlement massif et brutal de la protection sociale, mais sans fournir de nouveau logiciel de sortie structurelle de la crise, une nouvelle formalisation des relations de travail. C’est évidemment ce fond de dépression politique qui confère à la crise le ton apocalyptique, l’aveuglement aux vecteurs de changement.
Aveuglement ultime que la « règle d’or » que l’Espagne vient carrément d’inscrire dans sa Constitution, en un rien de temps à la fin de l’été, comme un pied de nez au mouvement puissant des indignés ? La France annonce qu’elle veut faire de même. Les pays aidés par le fonds de secours devraient eux aussi passer à cette règle d’interdire aux États de présenter des budgets en déficit ? Là encore, peindre cette mesure surtout destinée aux salles de marchés et aux agences de notation, sous des traits catastrophistes, c’est oublier l’étrange effet qu’aura pareille mesure. Les États perdront la dernière marge qui leur restait. Ils ne pourront plus battre monnaie et financer leur déficit. Or ces fonctions ne peuvent pas disparaître. Elles vont se retrouver reportées directement sur le niveau européen. Il y a fort à parier que la prochaine crise grecque ou portugaise ou irlandaise ou anglaise ou italienne, ou pourquoi pas française, accélèrera la création d’Euro-obligations levées en Euro par un Trésor fédéral. L’histoire avance de travers ! Si les États membres se refusent de le faire de façon suicidaire, ou s’ils l’acceptent de façon tout aussi suicidaire, ce sera de toute façon l’heure pour le Parlement européen d’entrer en phase constituante et d’avaliser le travail commencé par la BCE.
Une vision nouvelle de la dépense sociale et son financement
La gauche a raison de souligner que les décisions inégalitaires prises en matière d’impôts sur le revenu et sur les entreprises n’ont pas arrangé la solvabilité de l’État. Mais le report sur les ménages d’une partie de la dépense sociale, organisé par les réformes libérales, oblige l’État à venir au secours des banques. Il demeure un problème de long terme dans la façon dont l’économie appréhende le concept de dette. Et ce point n’est pas étranger à la morosité programmatique qui atteint la gauche. La crise financière se nourrit de l’épuisement des normes néolibérales qui ont fait croître la dette privée pour couvrir les besoins sociaux au rythme du désengagement des États jusqu’à l’obligation de sauver les banques à bout de souffle. Toutefois, le retour à du keynésianisme national ne constitue pas la réponse adéquate. Une stratégie de type Keynes à Bruxelles se heurte au problème du financement des grands travaux européens (en particulier dans les infrastructures de transports compatibles avec un développement soutenable, mais aussi dans les infrastructures du travail immatériel).
C’est ici que l’on voit le saut programmatique qu’il reste à faire à la gauche. Si elle veut durablement refonder l’État de protection sociale (ce qui s’impose compte tenu de la progression honteuse de l’inégalité, de la précarité et du fossé entre les générations âgées favorisées ou rentières), elle ne pourra mobiliser et protéger le « cognitariat » qu’en investissant dans la capacité productive de celui-ci, en investissant dans une protection sociale qui soit la reconnaissance de la multiplicité, de la dispersion, des capacités de production. Au Brésil, un des pays les plus inégaux de la planète, le plan Bolsa Familia distribue entre 40 et 250 réais à une cinquantaine de millions de personnes (13 millions de familles), à condition de scolariser les enfants ; cela ouvre aux familles un autre avenir. Les femmes peuvent participer à des coopératives de services en y mettant le pécule dont elle dispose. En France la distribution d’un revenu inconditionnel, individuel et cumulable de 700 euros à 900 euros par mois, et de son équivalent en pouvoir d’achat dans les autres pays de l’Union Européenne moins riches, permettrait à beaucoup d’investir dans les instruments qui leur manquent pour se développer, et les sortirait de l’économie de misère qui les maintient en réserve du travail.
Pour mener une réforme de cette envergure, il faut des recettes que la réforme de l’impôt sur le revenu (qui devrait être davantage progressif et sans niches fiscales) ne saurait assurer. Pas plus qu’un seul programme « raisonnable » de réduction de l’endettement ne pourra jamais permettre de dégager les investissements écologiques très lourds nécessaires.
La gauche, si elle veut élaborer un programme qui se différencie fortement des bricolages de droite, doit donc étudier rapidement comment mettre en place une taxe sur toutes les transactions financières internes (virements, DAB, chèques, etc.) – pendant qu’on l’achemine au niveau mondial vers un financement du développement par une taxe sur les transactions internationales. On pourrait imaginer que ce serait là le premier impôt européen fédéral. Pour faire fonctionner ce budget très important, les banques devraient percevoir en temps réel et transmettre aux États membres et à l’Union les montants affectés à ce gigantesque fonds de solidarité sociale et de transformation productive (industries vertes, programme d’éducation et de recherche, productions culturelles). Cela impliquerait que la totalité de leurs opérations soient connues.
La finance de marché entend plus que jamais faire travailler l’argent tout seul (faire suer au maximum le burnous du travailleur-monde) et se sert sans vergogne de la faiblesse institutionnelle de l’Europe.
Revenu universel et taxe sur toutes les transactions financière, sont deux excellentes mesures d’un programme européen mobilisateur, en prise sur la finance et fédérateur des énergies multiples qui expérimentent sur le terrain.