Entre le succès provisoire des grandes théories incantatoires sur la démondialisation, les appels au protectionnisme et au made in France répétés par toute une classe politique nationale en panne d’imagination et le recours à Pékin pour financer les dettes souveraines de l’UE, la Chine fait irruption dans le débat public français, et au-delà, comme un nouveau « péril jaune ». Finis le lotus bleu de Tintin, la féérie cinéphile d’Ang Lee ou le goût de l’orientalisme. La Chine est de plus en plus perçue comme un concurrent, un adversaire et même une menace – et de fait, elle est plus que jamais au centre de tous les débats économiques et politiques bien avant d’être simplement le principal marché stratégique d’avenir.

Faut-il s’inquiéter de la puissance chinoise ? Depuis quelques mois, l’émission satirique française de Canal+, les Guignols de l’info, s’amuse à multiplier les situations où Européens et Américains se voient contraints de travailler comme des ouvriers pour le compte de Chinois hilares brandissant des paquets de dollar et d’euros. Moins caricaturaux mais tout aussi explicites, les médias occidentaux semblent aussi emportés par ce nouvel avatar du péril jaune. Fascination/répulsion : on se presse au cinéma pour rêver ou rire devant Tigres et Dragons ou Kung-fu Panda, mais on s’inquiète que derrière le soft power chinois il y ait un vrai hard power attaché à conquérir le monde.

La Chine chercherait-elle à s’acheter un siège au Conseil européen ? Après tout, Portugal, Italie, Espagne et Grèce représentent aujourd’hui 30% des investissements chinois, et les pays d’Europe centrale environ 10%, ce qui ne correspond pas exactement à la taille respective de leurs économies.

Mais tout cela reste très ambivalent. Les achats de dettes souveraines européennes par des investisseurs institutionnels chinois peuvent tout à faire répondre à d’autres logiques. Par exemple, démontrer pour la Chine sa responsabilité en tant que puissance mondiale, en écho à son intervention en tant que candidate au leadership régional pendant la crise asiatique de 1997-98, quand Pékin avait refusé de dévaluer le yuan alors que les autres pays asiatiques le faisaient et était intervenu pour refinancer directement et sans contrepartie (apparente) certains Etats de la région. Ou bien à des fins intérieures, soulignant haut et fort que la Chine ne s’en laisse pas imposer par des gouvernements européens toujours coupables selon l’histoire officielle d’avoir agressé et colonisé le pays.

Quoi qu’il en soit, et quoi qu’on puisse penser du régime, de sa politique économique et commerciale ou de son comportement au Tibet ou au Xinjiang, c’est une évidence : la Chine est au cœur des problématiques du monde contemporain – et aucune force politique ne peut faire l’économie d’une réflexion en profondeur sur la Chine et la place qui lui revient dans la vision du monde pour laquelle elle se bat. C’est l’objectif de ce dossier d’Etopia consacré aux questions soulevées par le développement de la Chine et à leur impact sur le projet écologiste de transformation de la société.

En effet, que ce soit sur le changement climatique, les politiques industrielles, les politiques de R&D et le développement des technologies vertes, les échanges internationaux, l’impact social de la transformation écologique etc., il n’y a pas un seul aspect du message de l’écologie politique qui puisse résister à l’absence d’un discours élaboré et cohérent sur la Chine. Les premiers contacts directs et officiels entre Verts et Chinois n’ont eu lieu qu’en 2002, avec la première délégation du PVE en Chine, menée par l’eurodéputé suédois Per Gahrton – par ailleurs président de la Délégation Chine au Parlement européen. Depuis, l’habitude de dialogue s’est installée. Malgré cela, dans l’espace écologiste francophone, le discours sur la Chine est la plupart du temps au mieux inexistant, au pire réduit aux seules dénonciations des délocalisations sauvages ou de la situation des libertés individuelles. Bien entendu, la question des droits de l’homme reste centrale et il est impensable de la reléguer au second plan. Mais elle ne peut pas être séparée des autres enjeux, sauf à verser dans le cynisme ou la schizophrénie.

L’objectif est donc de nourrir notre réflexion sur la Chine, sa place dans l’économie et l’ordre mondial, d’un point de vue écologiste. Deux grands axes structurent cette approche : un axe économique et plus particulièrement industriel, car c’est dans ce domaine que se convergent et se nouent l’ensemble des problématiques qui concernent l’écologie politique et doivent être prises en compte dans sa réflexion. Et un axe socio-politique qui s’attache aux dynamiques et évolutions dans les structures opaques d’un pouvoir moins absolu qu’on ne le suppose et la longue marche vers la constitution d’une société civile, en particulier à travers la redéfinition de la question sociale.

Dans la 1ère partie, on verra donc les enjeux économiques et industriels tels qu’ils se profilent dans un rapport sur « l’échange inégal entre l’UE et la Chine » adopté le 23 mai 2012 par le Parlement européen et suivi par Yannick Jadot. L’analyse du dernier plan quinquennal et des dernières évolutions des politiques chinoises industrielle (Jonathan Holslag), énergétique (Alexandra Sombsthay) nous invitent à « prendre au sérieux » la politique environnementale menée par Pékin et tout particulièrement la version locale du Green Deal (Yann Moulier-Boutang).

Cette dynamique économique n’est pas sans contreparties sociales, en particulier dans le domaine des droits collectifs et des travailleurs (Carlos Polenus), mais si le pouvoir chinois semble s’obstiner dans la voie répressive (Marie Holzman), il ne parvient pas vraiment à casser les dynamiques d’une société chinoise en mutations de plus en plus profondes à mesure que sa jeunesse accompagne la mondialisation (Cassandra Shih), et que son ouverture au monde l’amène à remettre en cause son image de soi (Michael Anti) et de sa culture (ChenYan).

Enfin, le dialogue entre le député européen Ecolo Philippe Lamberts et Pierre Defraigne, directeur de la Fondation Madariaga-Collège d’Europe, nous offre une conclusion politique plus générale sur la Chine d’un point de vue écologiste.

Au fond, tout l’enjeu est de prendre au sérieux le défi chinois pour l’Europe. Ce défi est celui de l’inexistante politique industrielle européenne, et de l’ardente nécessité d’en mettre une en œuvre, en particulier dans le domaine des technologies vertes. Parler de la Chine, c’est finalement retourner la tendance eurocentrée qui après avoir réduit la Chine à un Eldorado capitaliste n’y voit plus qu’un dragon affamé. Parler de ce que fait la Chine revient à parler de ce que ne fait pas l’Europe.

Changeons d’approche. Dépendance aux matières premières, conscience des enjeux environnementaux, développement de l’économie verte : Chine et Europe ont beaucoup plus de défis communs qu’elles ne semblent le reconnaître. Il appartient aux politiques de mettre en valeur ces convergences. Quand nous serons des partenaires à part entière et égaux, sans arrière pensée ou ressentiment colonial, la question des droits de l’homme n’aura plus ce goût amer de prêche dans le désert et de bonne conscience bon marché.

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