« L’espoir. Quintessence des illusions humaines, simultanément la source de votre plus grande force et de votre plus grande faiblesse. »
L’Architecte à Neo in The Matrix reloaded, dirigé par les frères Wachowski, 2003

L’espérance pour moi est fasciste
Lucien Rebatet, Les Décombres, 1942


Le 22 Avril 2012, exactement 10 ans après la dramatique élimination du candidat socialiste Lionel Jospin par celui d’extrême-droite Jean-Marie Le Pen, le premier tour de l’élection présidentielle en France a placé en tête le successeur de Jospin, François Hollande (28,6%), juste devant Nicolas Sarkozy (27,1%). S’il veut rester au pouvoir, le Président sortant doit à présent tenter de résoudre l’impossible équation de séduire un maximum d’électeurs de « Marine » (17,9%), la fille de Jean-Marie Le Pen, sans effrayer trop ceux du centriste François Bayrou (9,1%). En comparaison, la tâche de Hollande semble plus simple, dans la mesure où il a déjà reçu le soutien univoque de la verte Eva Joly (2,3%) et de la gauche radicale de Jean-Luc Mélenchon (11,1%) ; il ne lui manquerait donc qu’une fraction des électeurs centristes pour finir en tête.

Galvanisée par un résultat qui a dépassé toutes les anticipations, la candidate de l’extrême-droite et de l’anti-euro se vante désormais d’être la « seule et réelle opposition » en France, poursuivant sa dénonciation du système incarné par les deux finalistes. A l’évidence, elle mise sur la défaite de Sarkozy pour initier une recomposition de la droite à son profit autour de ses positions nationalistes et radicales, à commencer par les prochaines élections législatives. De fait, les discours et le positionnement de l’actuelle majorité démontrent à l’envi que les cloisons entre la « vilaine extrême-droite » et la « droite républicaine » sont en train de s’effondrer. La stratégie de « dédiabolisation » de Marine Le Pen semble avoir fonctionné à plein – certes bien aidée par la radicalisation constante de Sarkozy depuis 2010 et son terrible discours de Grenoble.

Peut être est-il effectivement justifié de répéter à l’envi, comme tant d’experts et de sociologues, que rien n’a changé en profondeur au FN, ni dans ses valeurs fondamentales ni dans le cœur de son électorat, et qu’il est toujours ce qu’il était aux origines. Néanmoins, il faut mettre au crédit de Marine Le Pen au moins une chose très réussie : le parti dont elle a hérité de son père était en quelque sorte une vaste coalition réactionnaire d’opposants au système, agrégeant toutes les survivances des perdants des grandes batailles politiques de l’histoire du pays, contre la République, Dreyfus, de Gaulle, la décolonisation (surtout l’Algérie), l’Europe, « Mai 68 » etc. Elle est parvenu en à peine deux ans à faire évoluer ce parti réactionnaire vers une forme politique plus républicaine, tournée vers le futur et moins confite dans la rumination des défaites passées, engagée dans le jeu démocratique pour le gagner et non plus seulement le perturber. Marie-Christine Arnautu, vice-présidente du FN insiste même : « Ceci était une campagne professionnelle en comparaison avec 2002. En 2002 c’était un vote protestataire. Aujourd’hui ce n’est plus le cas. » C’est un vote d’adhésion clament tous les cadres frontistes.

On verra en quelle proportion ce vote était un vote d’adhésion ou tout de même de protestation – je proposerais comme marqueur le nombre de ceux qui feront le choix de voter Hollande au second tour. Mélange de stratégie (faire exploser une droite abattue par l’échec de son champion) et de jeu (défier le système et ses classifications), cette frange-là de l’électorat FN me semble être bien plus clairement dans une démarche protestataire que ceux qui choisiront finalement la version « parlementaire » de leurs priorités politiques. Bien sûr il faudra affiner l’analyse en fonction de la radicalisation prévisible du président sortant, qui a déjà démontré son absence totale de scrupule en matière de braconnage sur les territoires frontistes. Dans sa stratégie comme dans ses propositions, même les plus exotiques, dans son électorat et dans ses succès présents et à venir, ce FN newlook s’apparente à une sorte de parti post-fasciste, populiste et trendy, très proche de ce que Gianfranco Fini a accompli avec les héritiers de Mussolini dans l’Italie des années 1990 – et alors que Sarkozy a démontré encore une fois son habileté et sa détermination à récupérer le FN, le parallèle avec Berlusconi s’impose avec encore plus d’évidence.

Quelle « colère » ? de quel « peuple » ?

Certes, comme l’extrême droite classique, cette nouvelle extrême-droite continue de jouer sur des mécanismes d’exclusion et de différenciation pour se faire entendre. Le bouc émissaire est changeant, mais le principe immuable. Tout « élément étranger » est assimilé à un parasite ou à un envahisseur contre lequel il s’agit de se prémunir. Juif hier, désormais généralement musulman : l’islamophobie est devenue le point de convergence de l’extrême-droite et progressivement de la droite conservatrice. Fi de la religion, l’Islam est compris comme une idéologie conquérante et forcément destructrice, contre laquelle il est possible de lutter en se réclamant du libéralisme politique et de principes universalistes comme la laïcité : habile tour de passe-passe qui permet de dénoncer une nouvelle « trahison des élites ». Car le point focal où se rejoignent mouvements d’extrême-droite et « populismes » divers, c’est l’usage du même discours très réducteur pour opposer élites et peuple.

« Compatible avec la République » comme le clame sans vergogne le candidat Sarkozy ? Disons que 6,5 millions d’électeurs, et une frange significative de la jeunesse, montrent surtout que le FN est devenu séduisant. On s’étonne de voir le score du FN chez les jeunes Français – mais on a trop insisté sur l’embrigadement de la jeunesse dans les régimes fascistes, jusqu’à oublier combien cette révolte, cet engagement, ce sens profond de la fidélité à un ordre idéaliste supérieur et renouvelé est profondément ancré dans la mentalité adolescente.
Souffrance, désorientation, perte des repères, colère… Curieusement, personne ne semble admettre parmi les observateurs, commentateurs et politiques que l’émotion qui domine dans le choix de voter pour un parti fascisant comme le FN puisse être une émotion positive : l’espérance. Ce ressort puissant de l’engagement politique. Cet aiguillon, cette foi qui transporte les montagnes.

Il n’est pas inutile de méditer un instant les débuts historiques du fascisme, quand il n’était alors que la doctrine mal dégrossie d’un journaliste socialiste milanais déçu et frustré devant les blocages du système politique de son pays incapable de faire respecter sa participation à la victoire de 1918. Il faut se souvenir de l’inspiration révolutionnaire, du souffle ravageur des transformations radicales ; cette volonté d’aller de l’avant, plus vite, plus fort, de faire table rase d’un ordre social établi, figé et honni. Les espoirs des origines, lorsque le fascisme italien représentait la seule force politique capable d’abattre la bourgeoisie et son règne détesté sans lui substituer la dictature du prolétariat.
L’apparition de mouvements fascisants sur nos scènes politiques européennes, c’est un coup de pied brutal dans le château de carte de notre confort post-matérialiste qui dénie à la politique sa dimension onirique. Ce rêve peut bien nous sembler cauchemardesque, fait de bruit et de fureur xénophobe et raciste, de pulsions répugnantes et de colère destructive. Certes. Et nous aurons sans doute raison. Mais il ne s’agit pas de raison ici. Les électeurs du Front national se trompent peut être de colère. Ils se trompent probablement d’ennemi. Mais ils ne se trompent pas sur un point : on a toujours raison d’espérer.
Ce qui rend la réponse vraiment compliquée.

Y a-t-il une réponse écologiste au FN ?

On pourrait considérer que c’est un combat inutile pour les écologistes. Que c’est d’abord le travail des sociaux-démocrates ou des partis de la gauche traditionnelle de ramener les classes populaires et la jeunesse dans le giron du camp progressiste. Que le diagnostic écologiste de la complexité du réel est trop sophistiqué. Que nos réponses aux déséquilibres locaux et globaux sont trop éloignées du quotidien de la base électorale. Que répondre en effet à Marine Le Pen quand elle définit la mondialisation comme le fait de « faire fabriquer des objets pas chers par des esclaves ailleurs pour les vendre ici à des chômeurs » ?
Tout se passe comme s’il fallait renoncer à penser la complexité du monde pour lui préférer un simplisme tout à fait assumé et plus ou moins généreux comme le prouve la tentation exercée par Mélenchon sur une partie de l’électorat écolo. La réponse écologiste existe pourtant. Elle prend la forme d’une double question posée à ceux qui ont mis leurs espérances dans un populisme malveillant.

  1. Qui va faire la révolution industrielle verte que nous appelons de nos vœux ? Les ingénieurs et fonctionnaires de la transformation écologique ne suffiront pas – et en outre beaucoup se sont laissé séduire par les discours sur la planification en vogue au Front de Gauche. Exemple éloquent : contrairement à ce qui s’est passé dans les mines, jadis, l’acier européen n’est pas mort. Ses processus de production se diversifient encore et la demande pour des produits à la technologie de plus en plus fine existe. Eoliennes, trams, trains, voitures électriques… la révolution industrielle verte ne se fera pas sans acier – mais un acier produit aux normes environnementales et sociales européennes et non au rabais ; un acier sobre en énergie, à l’empreinte écologique soutenable, bien inséré dans un tissu industriel national compétitif, et intégré à un espace européen protégé par une taxe carbone et une forme d’accès qualifié au marché.
    Ce sont les ouvriers et employés de l’industrie, ainsi que les entrepreneurs innovants et créatifs, qui sont les acteurs indispensables du développement des énergies renouvelables, de la conversion de l’automobile, de la rénovation urbaine et de la lutte contre la précarité énergétique, des activités de dépollution et de tous les nouveaux emplois, qualifiés ou non, que porte la réindustrialisation des territoires européens.
  2. Qui défend que la santé et l’alimentation ne dépendent pas des moyens de chacun ? Au cœur de la question sociale se trouvent les inégalités écologiques : il y a ceux qui ont les moyens, matériels ou éducatifs, de choisir ou non s’ils prennent leur voiture, s’ils habitent plutôt ici que là, s’ils mangent sainement ou non, s’ils peuvent échapper au stress, à la malbouffe, aux cancers professionnels, etc. Combattre les inégalités sociales c’est combattre aussi les inégalités écologiques – dans le logement, dans l’environnement urbain et rural et les conditions de travail, etc.

En fin de compte, il est peut être temps de s’attaquer aux populismes d’extrême droite autrement que sur le plan des valeurs et de la morale. Articuler des propositions écologistes autour d’un imaginaire alternatif, porteur d’une autre forme d’espérance révolutionnaire que celle qui sous-tend ce revival fascisant. Il s’agit de récupérer le ressentiment et l’énergie, nés des conséquences indésirables de la mondialisation, en les dirigeant non pas contre telle ou telle population, mais en les canalisant de manière positive. La tâche c’est de donner à espérer. Et d’incarner cette espérance.

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