La démocratie confisquée et abîmée
La fermeture de la science économique sur elle-même, c’est-à-dire dans le paradigme néo-classique, nous enferme dans une vision court-termiste qui hypothèque toute possibilité de réponse structurelle à la crise financière. Cette représentation a érigé l’économie en une technique aux allures scientifiques, seule capable d’identifier les solutions « qui marchent » et ce par delà les logiques délibératives de la démocratie. L’économie est désormais libérée du politique et l’« expert » a triomphé de l’homme et de la femme politique. Ainsi, la suprématie des marchés se substitue plus que jamais à la volonté démocratique comme référent incontournable de l’action politique. Cette hégémonie sans visage prend notamment la forme de gouvernements technocratiques en Italie et en Grèce où désormais les réformes commanditées par la Troïka valent plus que des élections.
La démocratie est par ailleurs très affaiblie par la dégradation des termes du débat public, la détérioration de la confiance en la politique, par la dépolitisation croissante et la régression du militantisme de la population. Partout en Europe, la démocratie déformée par la montée du populisme qui contribue à la confiscation de la décision démocratique par la pensée économique orthodoxe. Le ré-enchantement de la vie démocratique que nombreux appellent de leurs vœux ne saurait se matérialiser autrement que par une reconquête sur l’économique, par une emprise plus déterminante des citoyens sur ce qui fait leurs conditions de vie. Mais par où commencer cette reconquête ?
La monnaie comme enjeu de la réappropriation démocratique
La crise de la zone euro charrie depuis plusieurs mois son lot de difficultés. Mais comme toutes les crises fondamentales qui ont émaillées notre histoire, cette crise constitue une fenêtre d’opportunité pour amorcer un changement structurel de notre système économique. Replacer l’économie au sein de la délibération politique afin de créer les conditions d’une prospérité durable et partagée suppose une approche progressive. Commençons par lever le voile sur la question monétaire. Une grande majorité de nos concitoyens ne comprennent rien aux problèmes monétaires. Il y a semble-t-il à cet égard une « organisation intentionnelle de l’ignorance » dont le but est de préserver les privilèges d’une communauté d’intérêts privés sur une problématique centrale pour le devenir collectif.
Pour un citoyen lambda, l’étonnement est grand lorsqu’on lui annonce que ce ne sont pas les gouvernements ou les banques centrales qui créent l’argent. En effet, la création monétaire relève de la volonté et de l’action – par la contraction de dettes – des banques privées. Or, la monnaie est tout sauf un bien privé et le moins que l’on puisse dire au regard de notre histoire économique récente est que les banques ne sont pas des opérateurs particulièrement bien éclairés (ou bienveillants). Ce privilège accordé aux banques est problématique sur le plan de la légitimité démocratique : comment peut-on sous-traiter aux banques privées, animées par l’unique et immédiat désir de maximiser leurs profits, des leviers qui déterminent aussi directement notre prospérité collective ? Par ailleurs, notons que ce processus privatisé de création monétaire a des conséquences intrinsèquement néfastes sur le plan social et environnemental puisque comme le note Bernard Lietaer, quand une banque prête 300, il faut lui rendre 600. Une croissance – peut importe laquelle – est donc nécessaire pour créer la différence. Ainsi, cette création monétaire par la dette encourage une suractivité économique superflue qui revient à concentrer les richesses, appauvrir la majorité des citoyens et accélérer la destruction de l’environnement.
Aujourd’hui nombreux sont celles et ceux qui plaident pour une (re)nationalisation de la création monétaire. L’argent étant un bien public, le droit d’émettre de la monnaie doit appartenir au gouvernement. En réalité, cette solution n’est pas nouvelle[[Abraham Lincoln (1809-1865) affirmait que « le gouvernement devrait créer, émettre et faire circuler toute la monnaie et les crédits nécessaires pour satisfaire le pouvoir de dépenser du gouvernement et le pouvoir d’achat des consommateurs. Par l’adoption de ces principes, les contribuables économiseront d’énormes sommes en intérêts. L’argent cessera d’être le maître et deviendra le serviteur de l’humanité »
]]. Ainsi, les banques seraient reléguées au statut de simple courtier de l’argent qu’elles ont en dépôt. En pratique, et ce n’est pas nouveau non plus[[James Madison (1751-1836) affirmait que « l’histoire a enregistré que les marchants d’argent ont eu recours à chaque forme d’abus, d’intrigue, de tromperie, de moyens violents possible pour maintenir leur contrôle sur les gouvernements en contrôlant la monnaie et son émission »
]], cette décision se heurtera au puissant lobby bancaire dont on a pu notamment mesurer l’influence déterminante lors des multiples épisodes de la crise grecque (et de celle de 2008). A cette objection de fait s’ajoute une objection d’opportunité quand à la portée de l’efficacité d’une telle mesure. En effet, la nationalisation de la création monétaire est susceptible de constituer une solution durable à la crise bancaire mais elle ne résoudra pas l’instabilité structurelle[[En 1996, Caprio et Klingenbiel, reprenant des chiffes de La Banque Mondiale, ont identifié 176 crises monétaires depuis l’introduction par Nixon du mécanisme d’échange flottant au début des années 70.
]] de notre système monétaire. Le passage d’un monopole monétaire à l’autre n’est que le premier pas d’une sortie de crise, le dernier passera nécessairement par une diversification des monnaies.
Ne pas quitter l’euro mais le compléter
Une économie écologique, juste et durable, requiert la fin du monopole monétaire et la floraison de monnaies complémentaires. La question de la diversité monétaire nous apparaît aussi déterminante pour la durabilité du système économique et monétaire que ne l’est la diversité entrepreneuriale pour le tissu économique ou la diversité des espèces dans un écosystème naturel. Une prospérité durable nécessite un système monétaire plus résilient[[Définition de la résilience
]], et cette résilience ne pourra se matérialiser autrement que par un pluralisme des monnaies[[Certains économistes orthodoxes argueront que l’usage de monnaies multiples réduira l’efficacité des échanges parmi les opérateurs économiques. Or, nous savons aujourd’hui que cette obsession de l’efficacité est précisément ce qui a dégradé la résilience du système.
]].
Concrètement, cela signifie compléter un euro, contrôlé de façon centralisée et hiérarchiquement, avec des monnaies non-spéculatives, complémentaires, régionales ou locales créées directement par les entreprises, les citoyens ou les pouvoirs publics régionaux ou communaux. C’est donc un double système constitué d’une part par une monnaie conventionnelle, top-down, arrimée à un taux d’intérêt et utilisée pour les échanges « longue distance » (en l’occurrence l’euro) et d’autre part une ou plusieurs monnaies d’échanges, sans intérêts et créée(s), bottum-up, par ses utilisateurs.
Le local comme rampe de lancement
Aujourd’hui, déjà, de nombreuses monnaies sont créées par des communautés locales en Europe et par le monde. Les « SEL » (système d’échange local), par exemple, constituent une monnaie comptabilisée en unités de temps qui permet aux citoyens d’échanger leurs compétences tandis que les « SOL » (« solidaire »), expérimentés dans une dizaine de communes en France, sont utilisés dans un réseau de magasins à vocation sociale par l’intermédiaire d’une carte à puce. Il faut rappeler qu’entre 1998 et 2002, l’Argentine a subit une crise économique d’une violence inouïe. Six millions de personnes ont survécu grâce à des systèmes d’échange semblables.
Stimulée par la dégradation du contexte économique, cette floraison de monnaies locales est favorisée par le développement des nouvelles technologies. En effet, Internet et les téléphones portables sont des moyens de paiements qui ouvrent de nouvelles perspectives .
Les communes de notre pays trouveront un intérêt à se faire les facilitatrices de la création des monnaies locales. elles limiteront les effets de la crise financière sur leurs administrés, revitaliseront la démocratie en permettant à leurs citoyens d’avoir une emprise sur leur condition économique et s’engageront ainsi plus volontairement dans une transition écologique relocalisée de leur territoire sans que cela ne leur coûte quoi que ce soit.