Rien n’apparait plus symboliquement chargé aujourd’hui que la question des appartenances identitaires, de leur rencontre, de leur coexistence et de leurs éléments constitutifs. Marquée du sceau de la crispation, cette thématique gagnera probablement en sérénité à être abordée à l’aune de l’épaisseur historique. C’est ce que je propose d’essayer en restituant ce qui peut l’être de la cohabitation entre Romains et « barbares » dans le monde romain occidental au cours des Ve-VIe siècles, vue à travers le prisme des pratiques alimentaires[[Ces réflexions découlent des recherches que j’ai menées dans le cadre d’un projet doctoral clôturé par la défense de la thèse intitulée Le Banquet dans la « transformation du monde romain » : entre Romanitas, Barbaritas et Christianisme. Espace Romain Occidental, IVe-VIe siècle. ULB/Università degli studi di Bologna, juin 2011.

]].

La transition en Occident entre le monde classique et celui qualifié de médiéval consiste en une transformation tant du système politique – d’un empire unitaire vers une constellation de royaumes – qu’en un bouleversement du rapport au religieux et une reconfiguration des rapports entre public et privé opérée par la « christianisation » du monde antique.

Les pratiques alimentaires offrent un angle d’approche privilégié dans les tentatives d’appréhension de cette double transformation. En effet, tandis que le banquet est et demeure la première mondanité, outil de cohésion et de relation politique sans équivalent, le discours chrétien ascétique a de son côté considérablement altéré le cadre normatif en matière d’alimentation.

L’historiographie en la matière, à la fois récente et en pleine expansion, approche ces transformations de l’alimentaire à travers le postulat de la participation des pratiques alimentaires à l’expression identitaire. Un préjugé tenace voudrait en particulier que les pratiques alimentaires – supposément distinctes – marquassent des identités – supposément étanches – des Romains et des barbares. Ces « barbares » désignent en l’occurrence soit l’ensemble des populations venues s’installer sur le territoire occidental de l’Empire au cours du Ve siècle – Goths, Francs, Burgondes, Vandales, etc. – soit l’ensemble des « non Romains ».

Aussi tenace soit-il, ce préjugé ne semble pas étayé par les sources romaines – les seules qui nous soient accessibles. La principale difficulté que pose l’étude de la rencontre des populations romaines et barbares réside en effet dans l’absence de source écrite produite par ces barbares durant ces siècles de « transformation du monde romain ». Nous ne pouvons donc accéder aux discours de la « partie adverse» sur la question et ne pouvons donc déterminer dans quelle mesure leurs pratiques alimentaires se distinguaient, délibérément ou non, de celles des Romains. La seule analyse des discours tardo-romains à propos de ces collectivités barbares vivant sur le sol impérial ne laisse cependant entrevoir aucun rôle systématique des pratiques alimentaires dans les distinctions entre ces deux populations.

Pour le comprendre, il s’agit tout d’abord de préciser que le vocable « barbare » recouvre des réalités et acceptions fort diverses qui n’ont en commun que le sens d’étranger (en termes de provenance géographique). Les individus qualifiés de « barbares » peuvent donc, en fonction du contexte, désigner à la fois le barbare « autre », souvent imaginaire et incarnant l’« anti-romain » et l’« anti-grec » avant lui, mais aussi le soldat romain d’origine étrangère ou le roi étranger, qu’il soit respecté ou méprisé. En somme, le vocable « barbare » n’est pas systématiquement connoté négativement. Quant aux pratiques alimentaires, si le barbare du discours ethnographique traditionnel – souvent incarné par le nomade – se voit habituellement affublé de traits alimentaires spécifiques (consommation exclusive de la viande crue ou quasi-crue, du lait et du sang tiré de ses troupeaux), aucune caractéristique particulière n’est en revanche décelable dans les discours portant sur les barbares installés dans l’Empire. Dans la louange ou dans le blâme, ces derniers ne sont pas appréhendés sous le registre lexical de l’altérité, mais uniquement dans les termes de la hiérarchie sociale spécifique à la société romaine. Lorsque Sidoine Apollinaire, aristocrate gallo-romain du Ve siècle raille par exemple, dans un poème, les soldats burgondes stationnés à Lyon, c’est leur habitude dégoûtante de préparer dès le petit matin des plats à base d’ail et d’oignons qu’il stigmatise[[Carmina XII.

]]. La consommation de tels aliments caractérise pour lui – et l’ensemble de ses lecteurs – l’alimentation rustique et paysanne. Elle pourrait parfaitement s’appliquer à un paysan romain. Ce que d’ailleurs, Sidoine lui-même ne manque pas de faire dans une de ses lettres[[Epistula IV.7.2.

]]. De manière générale, les pratiques alimentaires n’interviennent pas dans les sources tardo-romaines comme critère de distinction entre les Romains et ces barbares « internes » – par opposition aux barbares « autres », incarnations de l’altérité et parfois de la sauvagerie.

En somme, si de cette observation nous ne pouvons rien déduire de ce que devait être le régime alimentaire effectif ou spécifique des Burgondes ou des autres barbares, ce qui apparaît en revanche, c’est que le discours produit par les auteurs tardo-romains sur leurs voisins barbares ne semble pas faire usage des pratiques alimentaires pour exprimer cette distinction. Ce constat remet donc en question les modalités de l’altérité dont ces barbares internes devaient être porteurs aux yeux des Romains. Aucun élément ne permet non plus d’affirmer que, pour les barbares eux-mêmes, l’alimentation constituait un quelconque vecteur d’affirmation ou de distinction identitaire.

Par ailleurs, ce qui peut être affirmé de l’alimentation ne peut l’être de l’habillement : de nombreuses sources attestent en effet du rôle joué par les pratiques vestimentaires dans l’affirmation de l’appartenance collective. Les mêmes auteurs, qui ne prêtent aucune spécificité alimentaire à l’une ou l’autre collectivité barbare leur attribuent parfois des signes distinctifs au niveau de la coiffure, du vêtement ou des accessoires. Les pratiques vestimentaires et alimentaires n’interviennent donc pas de manière similaire dans le jeu des distinctions entre collectivités identitaires et ne feraient donc pas partie d’un arsenal d’outils de distinction mobilisés toujours ensemble pour servir le même niveau identitaire.

Est-ce à dire que les pratiques alimentaires ne participent aucunement des éléments de distinction ou d’affirmation identitaire dans le monde romain? Absolument pas : tout d’abord, dans le discours ethnographique romain, elles distinguent l’homme nomade ou sauvage vivant aux marges de la vie « civilisée » ; ensuite et surtout, elles servent d’outil de distinction entre les statuts sociaux. La capacité d’achat, mais aussi le savoir manger et plus encore le savoir boire séparent l’aristocrate policé du vulgum pecus – et de son goût déjà évoqué pour les aliments jugés à la fois trop forts et trop frustes, tels l’oignon et l’ail – et des classes intermédiaires.

C’est bien la connexion automatique entre pratiques alimentaires et expression identitaire qui doit donc être remise en question, mais également la frontière identitaire elle-même entre l’appartenance romaine et les collectivités barbares. Les historiens de l’Antiquité le savent bien : l’identité romaine est fluide, poreuse et négociable, constituée d’un réseau d’allégeances complexes qui se recouvrent et se combinent. En revanche, les historiens du haut Moyen-Âge semblent parfois oublier cette porosité quand ils abordent la rencontre entre les populations romaines et barbares. Les classifications trop étanches dans lesquelles le sens commun continue à appréhender ces catégories en dit probablement plus long à propos du surinvestissement par les historiographies national(ist)es de cette période que sur cette période elle-même. L’historiographie de l’Antiquité tardive a en effet été particulièrement envisagée sous l’angle des histoires nationales, les premiers historiens professionnels du XIXe siècle ayant vu avant tout dans cette période la naissance des futurs États-nations européens, en particulier de la France et de l’Allemagne. Ainsi, bien que les historiens contemporains se soient depuis longtemps détachés de cette clé de lecture nationaliste, la conviction a priori que les distinctions les plus pertinentes entre collectivités tardo-antique sont de nature ethnique en serait un reliquat.

En somme, ces observations invitent à plusieurs remises en questions pour l’historiographie de l’antiquité tardive et au-delà. En premier lieu, celle de la trop systématique lecture ethnique et identitaire des pratiques culturelles ainsi que celle de la vision monolithique des cultures comme assortiment relativement figé de pratiques culturelles porteuses de signification identitaire. Enfin, c’est le surinvestissement de la clé ethnique pour donner sens au monde tardo-antique qui doit être corrigé pour mieux le comprendre, et qui nous invite à peut-être en faire autant dans notre lecture du monde contemporain.

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