Un prisme pour lire autrement les politiques
Question transversale par excellence, le temps – individuel, social, de travail, de loisir – offre un prisme original pour lire, comprendre et évaluer les effets des politiques publiques. Dans une époque marquée du sceau de l’accélération effrénée, de la chasse au « temps mort » et de la survalorisation des temps de production et de consommation, aucun projet politique ne peut faire l’impasse sur cette question à la fois centrale et transversale. Pourtant, il paraît à peine abusif d’affirmer que cette nécessaire politique des temps constitue l’impensé des discours et actions publics en matière – parmi tant d’autres – d’enseignement, de redéfinition de la prospérité, de chômage, d’égalité des genres ou d’empreinte environnementale.
Des contraintes nouvelles…
Le contexte – de moins en moins – nouveau de mondialisation, de synchronicité, d’immédiateté, de just in time généralisé, et d’émiettement des temps collectifs, nécessite vraisemblablement de reposer cette question à nouveaux frais et dans de nouveaux termes. À titre d’exemple, la diversification grandissante des contrats d’emploi et des situations de travail rend caduques et inopérantes des revendications en termes de réduction du temps de travail qui seraient la simple poursuite des réductions passées. De façon homologue, la diversité des formes de vie familiale risque de rendre peu opérantes des politiques linéaires fondées sur l’unicité disparue de la famille nucléaire hétérosexuelle belge de souche non recomposée.
… Pour un horizon inchangé
La prise en compte de cette complexité et de la diversité des formes de vie ne doit évidemment en aucun cas constituer un appel à la résignation ou – pire – à la multiplication des formes individuelles et inégalitaires de réduction du temps de travail, mais au contraire à la subtilité dans l’élaboration et la mise en œuvre d’un programme politique, à la pédagogie des enjeux et de la réforme.
L’horizon idéologique écologiste en la matière demeure en effet inchangé. La prise en compte de la finitude des ressources et des dangers climatiques donne même à cet horizon un surcroît de légitimité, et aux premiers pas vers cet horizon un surcroît d’urgence. La réduction du temps de travail, d’une manière ou d’une autre – et si possible de la bonne – constitue en effet un des exemples les plus évidents de conciliation d’objectifs environnementaux et sociaux.
La valorisation des temps hors production et consommation demeure en outre la pierre de touche de toute politique écologiste du temps : l’écologie politique n’est pas et n’a jamais été travailliste. Mais cette politique des temps ne pourra connaître d’opérationnalisation effective qu’en tenant compte des contraintes et acteurs spécifiques qui l’enserrent. À cet égard les expériences étrangères récentes, leurs succès et leurs écueils doivent constituer autant de guides, d’avertissements et d’encouragement dont les leçons doivent être disséquées et digérées.
L’égalité comme but, et comme condition de réussite
Au-delà des contraintes déjà évoquées, la principale réside sans doute dans le recul de la demande de réduction du temps de travail dans la hiérarchie des revendications sociales et syndicales : l’idée de troquer les gains de productivité contre du temps libéré plutôt que contre un supplément salarial a singulièrement reculé depuis une quinzaine d’années, à mesure que s’imposait une refocalisation triplement préjudiciable sur la question du « pouvoir d’achat ».
Pourquoi triplement préjudiciable ? Parce que, d’une part le pouvoir d’achat (ainsi que son morne jumeau, le « salaire poche ») constitue une notion éminemment réductrice et trompeuse en ce qu’elle ignore le « salaire socialisé » sous forme de Sécurité sociale et de services publics. Quel sens peut bien avoir la comparaison, par exemple, entre le pouvoir d’achat d’un Belge et d’un Américain, lorsqu’on sait qu’avec ce pouvoir présumé supérieur l’Américain doit encore payer des frais extrêmement élevés pour son assurance maladie ou l’université de ses enfants ? Bref, le « pouvoir d’achat » est un des maillons centraux de la chaîne idéologique qui empêche nos sociétés de débattre d’une redéfinition de la prospérité – à laquelle les travailleurs réclamant une hausse de ce même pouvoir d’achat seraient pourtant les premiers gagnants.
Par ailleurs, deuxième aspect préjudiciable, à rapport de force inchangé entre Capital et Travail, et donc à partage stable de la valeur ajoutée qui revient à l’un et à l’autre, cette refocalisation sur le « pouvoir d’achat » met de facto les revendications en termes de temps de travail au second plan. Si tout l’accent est en effet mis sur le salaire (en termes absolus et pas horaires), il ne reste plus de marge pour affecter les gains de productivité à une baisse du temps de travail (et donc une augmentation du salaire horaire, mais pas du salaire absolu).
Enfin, et c’est la troisième caractéristique préjudiciable de cette refocalisation, l’insistance sur le « pouvoir d’achat » constitue la revendication la plus idéologiquement compatible avec le statu quo. Là où une baisse de temps de travail ouvre des potentialités nouvelles de déconnexion, de sortie du jeu, la revendication de « salaire poche » constitue une demande de pouvoir mieux participer au jeu, une acceptation implicite de l’identité entre consommation et statut. À ce titre, elle apparaît nettement moins menaçante pour la poursuite de la dégradation du rapport de forces entre Capital et Travail.
Au-delà du matraquage idéologique consumériste, la raison du recul de la revendication en termes de temps de travail est vraisemblablement à chercher dans l’accroissement des inégalités et la recul de la part de la valeur ajoutée revenant au travail. La question d’une politique des temps ne peut donc s’extraire de ce contexte inégalitaire : elle doit au contraire s’y ancrer, et ses déclinaisons sont d’ailleurs susceptibles de contribuer à résorber le fossé fortement creusé au cours des deux dernières décennies. Ce qui est vrai en matière d’égalité salariale l’est tout autant en matière d’égalité hommes-femmes – fortement mise à mal par les meures de réductions individuelles « à la carte » du temps de travail.
La pédagogie par l’exemple
La repolitisation nécessaire de la question des temps ne doit bien évidemment pas se cantonner à la sphère politique institutionnelle. Elle gagnera au contraire à s’appuyer sur le fourmillement d’expériences plus ou moins formalisées qui émergent de la société civile : depuis les Sel (et leur fondement – éminemment subversif pour la philosophie du marché – qui veut qu’une heure vaut une heure) jusqu’aux banques du temps. Ces zones de résistance et d’autonomie constituent autant d’exemples dont la généralisation est riche de vertus pédagogiques.
La question de la nécessaire jonction entre ces expériences à la fois éparses et en pleine croissance, d’une part, et les politiques publiques, d’autre part, reste encore largement à mener. Ce n’est d’ailleurs pas tant la volonté politique qui fait défaut, que les outils de connaissance et les instruments de mesure. L’obsession de la croissance a en effet contaminé des champs de l’action publique qui lui étaient jusque récemment étrangers. La monoculture administrative et institutionnelle qui en résulte offre un terreau particulièrement infertile à l’expérimentation ou au soutien à des tentatives d’élaborer de nouveaux rapports au temps ou au travail. À rebours même, les « impératifs » d’austérité mastiquent actuellement les quelques lézardes – tel le prétendu statut d’artiste – dans lesquelles avaient pu s’engouffrer individuellement ou collectivement des personnes désireuses de contribuer à cette exploration.
Repenser les concepts pour les déconstruire
Penser une politique écologiste des temps suppose également de se défaire de la domination exclusive de certains concepts. Ainsi, la productivité – qui n’est rien d’autre qu’une fraction dont le dénominateur est le temps (de travail) – obscurcit le débat sur le temps au moins autant qu’elle ne l’éclaire. Interroger ses vertus unanimement proclamées en montrant ses dommages collatéraux (spécialisation répétitive, aveuglement aux nuisances écologiques, réduction unidimensionnelle de la notion de valeur) relève de l’hygiène intellectuelle.
et de manière cohérente.