Les événements qui ont secoué l’Europe en 2011 indiquent que nous sommes arrivés au bout d’un chapitre de l’histoire de la construction européenne. Avant d’examiner quelques uns des défis auxquels sont confrontés les écologistes européens et les réponses qu’ils peuvent y apporter, il faut tenter de cerner quelques traits du moment historique où nous nous trouvons.
1. La fin d’un chapitre historique
En 2005 et 2006, les débats lors de la ratification du Traité Constitutionnel (TCE) l’avaient déjà montré : la construction européenne a perdu de son évidence pour les générations nées dans l’après-guerre. Le projet d’une Europe pacifiée, démocratique et prospère ne suffit plus à faire accepter les politiques d’inspiration néolibérale. La promesse d’une Europe sociale qui devait prendre le relais de l’Etat-providence national n’a pas été tenue. Du coup, l’Européanisation a pu être confondue avec la globalisation dont elle était censée protéger tous les Européens. La crise de 2011 montre que la solidarité intra-européenne a, elle aussi, perdu de son évidence : débiteurs et créanciers de la solidarité européenne sont de plus en plus réunis dans une même impression d’être les dindons de la farce sans avoir été consultés. La conviction que la construction européenne est une nécessité historique, se renforçant à travers ses crises, est désormais menacée. Le fil conducteur du projet européen, à savoir qu’il faut partager la souveraineté pour renforcer la souveraineté, paraît lui-même fragilisé.
2. Les limites d’une méthode de construction
La crise de la zone euro révèle les limites de la méthode qui a prévalu pour la construction européenne. Ce qu’on appelle l’ « incrémentalisme »[[Anglicisme qui désigne un processus par étapes non-planifiées à l’avance, au « coup par coup », dans lequel il n’est pas possible de revenir en arrière, en vertu d’une sorte d’effet-cliquet.
]] institutionnel a été le fait des élites européennes convaincues de la nécessité de construire l’Europe au gré des opportunités de coopération qui s’offraient à elles. Tant que ce travail n’avait pas de répercussions trop visibles à l’intérieur des Etats-nations, il faisait l’objet d’un consensus tacite. Il est probable que le Traité de Maastricht ait contribué à changer cette donne, en imposant des critères de convergence économique et budgétaire dont le respect allait directement influer sur les politiques nationales. Les historiens du futur y verront sans doute l’origine des partis jouant sur l’opposition entre l’Europe des élites et les peuples européens, comme les partis populistes. En réalité, le populisme et la technocratie sont les deux faces d’une même médaille qui se renforcent l’une l’autre[LEONARD M., Four scenarios for the reinvention of Europe; European Council on Foreign Relatiuons (EFCR) [www.efcr.eu
]]. La crise de la zone euro a montré des gouvernements agissant en dernière minute sous la pression des marchés, tétanisés par la peur des populismes, à la fois intimement convaincus de la nécessité de renforcer l’intégration économique et certains d’être incapables d’en persuader leurs opinions publiques nationales.
3. Le manque de démocratie européenne est un problème économique
Quelles que soient les politiques qu’il faudrait y mener, la nécessité d’un véritable gouvernement économique de la zone euro ne fait désormais plus de doute. Mais sa base démocratique semble manquer dans la plupart des pays comme au niveau européen. Le vice de construction d’une union économique sans véritable union politique, d’une gouvernance économique sans légitimation démocratique suffisante, apparaît au grand jour. La lutte contre les multiples déséquilibres internes de la zone euro (déséquilibre des balances commerciales, surendettements privés et publics, sans parler des déséquilibres écologiques et sociaux qui ne sont guère pris en compte) se produit sans que puisse réellement émerger au niveau européen une analyse commune des responsabilités et des causes de la crise. Par manque d’imagination et de courage, les politiques d’austérité sont dès lors imposées comme un « plus petit commun dénominateur » dans l’espoir sans cesse déçu de rassurer les marchés.
4. L’absence de lecture partagée de la crise
Le déclenchement de la crise en 2008 avait pourtant laissé entrevoir la perspective d’un changement de cap. Avec les sub-primes, l’échec des dérégulations était patent. Le néo-libéralisme semblait en perte de vitesse. Mais la crise bancaire a ensuite contaminé les Etats. La crise des dettes souveraines a remis la balle dans leur camp. L’absence de consensus sur l’origine du surendettement public divise l’Europe : est-ce la dérégulation financière, la montée des inégalités, le manque de compétitivité, la mal-gouvernance ? Les réponses varient en fonction des pays, de leurs situations économiques, de leurs compétitivités et de leurs paysages politiques respectifs. Dans tous les cas, les Verts peinent à faire partager leurs analyses radicales (à la racine). Quand les marchés imposent la dictature de l’ultra-court terme, il est difficile de faire valoir que les déséquilibres macro-économiques trouvent leur origine dans un modèle littéralement insoutenable: injuste à l’égard des générations actuelles comme à l’égard des générations futures.
5. La déclaration de Paris[[www.europeangreens.eu
]]
Le 13 novembre 2011, réuni en Congrès à Paris, le Parti Vert Européen (PVE) a adopté une déclaration qui prend le contrepied de la tendance dominant actuellement les politiques européennes : la crise n’est pas principalement causée par le manque de rigueur ou de compétitivité, mais bien par la croissance des inégalités et par l’explosion du secteur financier qu’elle a alimentée, au cours des décennies qui l’ont précédée. En 2008 comme en 2011, la réponse des Verts européens reste la promotion d’un Green New Deal paneuropéen alliant réduction des inégalités, régulation financière et reconversion écologique de l’économie. La déclaration articule des mesures de court terme pour éteindre l’incendie qui gagne la zone euro avec des propositions de long terme pour réorienter fondamentalement l’économie européenne. Mais nombre de ces mesures préconisées par les Verts impliquent un renforcement de l’intégration politique et passent par une modification des traités existants. Aussi le PVE plaide-t-il pour qu’une nouvelle convention sur le futur de l’Europe soit convoquée le plus rapidement possible.
6. Débats verts
Les Verts sont historiquement bien équipés pour structurer un tel débat. Mais celui-ci se poursuivra d’abord en leur sein. De tous temps, leur engagement en faveur du processus d’intégration européenne a été multiple. A l’intérieur de la famille verte ont coexisté et coexistent des tendances différentes dans le positionnement par rapport au projet européen. Pour certains, celui-ci constitue une valeur intrinsèque, pour d’autres, l’Europe n’est qu’un moyen (un instrument) en vue de l’effectuation à un niveau efficace du projet écologiste, pour d’autres enfin, l’intégration européenne n’a aucune valeur à part entière et peut même constituer un frein pour l’accomplissement des projets écologistes. Faire coexister de manière démocratique et efficace ces tendances – qui ne sont évidemment pas structurées en tant que telles – à l’intérieur de l’écologie politique européenne n’est pas facile. Ce l’est d’autant moins que ce clivage est redoublé par d’autres débats étroitement imbriqués.
7. Le débat sur la croissance
Dès la fin de 2008, les Verts ont fait du Green New Deal leur projet phare. La reconversion écologique de l’économie offrait une porte de sortie à la crise. Emploi et écologie étaient enfin réconciliés. Le Green New Deal ne fut d’ailleurs pas étranger au succès vert lors des élections européennes de 2009. Mais parallèlement, le débat sur la compatibilité entre la croissance – même verte – et le développement durable était relancé par la publication de « Prospérité sans croissance » de Tim Jackson dans plusieurs langues européennes (souvent avec l’appui des fondations vertes comme Etopia, Oikos ou la Fondation Heinrich Boell): la possibilité pratique d’un découplage absolu entre la croissance économique et la croissance des émissions de gaz à effet de serre était mise radicalement en doute. Plusieurs partis verts ont dès lors commencé à réintégrer dans leurs réflexions la question d’une redéfinition de la prospérité dans un sens non-productiviste[[La déclaration de Paris y fait allusion dans son deuxième paragraphe. Le dernier Congrès des Grünen a commencé à l’intégrer dans son positionnement économique (voir la traduction anglaise de la résolution qui sera bientôt publiée par le « Green European Journal ».
]]. Ce débat est tout sauf évident, en particulier pour des partis qui sont actifs ou qui sont appelés à être actifs dans des gouvernements.
8. Le débat sur la puissance et sur l’austérité
Les Verts aux commandes au niveau national comme en Finlande ou au niveau régional comme en Allemagne et en Belgique, en France ou en Autriche sont bien placés pour le savoir : la croissance économique est cruciale pour le financement des fonctions collectives des Etats endettés. Au niveau international, la capacité à peser sur les grandes orientations planétaires se mesure aussi à la puissance économique. C’est d’autant plus vrai que les Européens ne représentent plus que 7% de la population mondiale. Croire qu’ils pourront continuer à exercer une influence mondiale – et notamment dans le sens d’une réorientation de l’économie globale dans un sens écologique – en réduisant leur poids économique et en restant enfermés dans la crise de la dette est une vue de l’esprit. A brève échéance, les Verts français (en 2012) et allemands (en 2013) qui pourraient faire partie de coalitions nationales devront mettre en œuvre des politiques de maîtrise de l’endettement public. Leur défi sera de convaincre leurs éventuels partenaires socialistes et sociaux-démocrates de ne pas céder à la tentation de recourir aux traditionnelles recettes libéral-productivistes.
9. Le débat sur la démocratisation (de l’Europe)
Dans l’Etat actuel, il n’est pas acquis qu’il y ait des majorités en Europe pour mener à bien les réformes permettant de réduire le déficit de légitimité démocratique mis en évidence par la crise de la dette. Les solutions préconisées par les gouvernements n’y sont pas étrangères. Mais la peur d’une réduction de la souveraineté nationale y joue aussi un rôle. La spécificité de la démocratie européenne qui réside dans l’interaction permanente entre le niveau des Etats nationaux et le niveau européen est loin d’être pleinement intégrée. Les politiques qui tentent de faire croire qu’ils contrôlent l’économie au niveau national n’en sont pas peu responsables.
Pour répondre à ces appréhensions qui sont également présentes au sein des Verts, le renforcement du poids du parlement européen (élection d’une partie des parlementaires dans une circonscription unique[[www.greenyourope.net/2011/07/28/why-european-lists-are-a-must/
]], droit d’initiative, contrôle de la Commission et du Conseil, …) devra s’accompagner d’un renforcement du pouvoir de contrôle des parlements nationaux sur les politiques européennes. A tout le moins, toute nouvelle réforme des Traités devra être ratifiée, comme l’ont constamment défendu les Verts, par des référendums nationaux simultanés, avec pour conséquence qu’un non ne resterait pas sans conséquence, comme c’est le cas aujourd’hui, sur la poursuite de la poursuite de la participation à l’UE.
10. Européaniser les débats, poursuivre leur « trans-nationalisation »
Avançant cahin-caha, la construction européenne semble arrivée à un point où elle pourrait être renvoyée à la case départ. Mais cette impression est en grande partie une illusion, non seulement en vertu de « l’incrémentalisme » européen parfois justement dénoncé, mais aussi et surtout parce qu’en plus de cinquante ans, une « quasi-société » européenne a commencé à voir le jour. Il est difficile de mesurer son avancement, mais elle est palpable, fût-ce indirectement dans la manière dont les pays interagissent dans l’actuelle crise européenne. Mais au-delà des clichés, la démocratie européenne a besoin de renforcer l’espace public européen sur lequel elle se développe. Construire des compréhensions communes de la situation actuelle, proposer des pistes nouvelles, implique à cet égard que l’on interconnecte davantage les espaces publics nationaux, de manière à ce que, par exemple, les Français soient mieux informés de ce qui se débat en Allemagne et inversement[HABERMAS J, ENDERLEIN H., FISCHER J., GUEROT U., Europe and the ‘new German question’, [www.eurozine.com « There can only be a process of pan-European opinion-formation and majority building if the national media cover relevant opinions and attitudes on common interests in other, foreign, national media ».
]].
Ce travail d’interconnexion est aussi celui qu’ont entamé au niveau des Verts européens la Fondation Verte Européenne en collaboration avec les fondations vertes nationales, comme Etopia ou la Fondation Heinrich Boell. Cette dernière vient ainsi de publier une importante étude consacrée à l’avenir de l’Europe[„Solidarité et force. L’avenir de l’Union européenne » [www.gef.eu
]] qui fera l’objet de débats dans plusieurs pays européens tandis que la Fondation Verte Européenne s’apprête à lancer un « Green European Journal » dont l’ambition est de faire diffuser des traductions anglaises d’articles susceptibles d’animer le débat entre Verts européens et principalement d’articles publiés dans les différentes revues des fondations vertes.