Introduction

La volatilité des prix des denrées alimentaires et des matières premières observée récemment suscite de profondes inquiétudes quant au fonctionnement de l’approvisionnement en denrées alimentaires de l’Europe et du monde. Les populations les plus vulnérables ont été les premières concernées par la hausse des prix alimentaires mondiaux.

1 milliard de personnes ont faim dans le monde ! D’après la FAO, le passage estimé de 7 à 9,1 milliards d’individus nécessitera d’augmenter de 70% les denrées alimentaires d’ici 2050. Or, on ne peut pas parler de pénurie, les disponibilités alimentaires sont suffisantes pour remplir tous les estomacs de la planète. Le problème clé est l’accessibilité des denrées alimentaires. Dont la cause est, au-delà des questions climatiques, de développement de l’agriculture dans le Sud ou des effets négatifs du développement des agrocarburants de première génération, liée en grande partie au phénomène relativement neuf de la spéculation sur les matières premières alimentaires.

Le présent article vise, tout d’abord, à identifier les causes de la crise alimentaire qui perdure avec des soubresauts depuis 2008. En effet, selon la FAO, les prix alimentaires mondiaux ont atteint en décembre 2010 un niveau plus haut que le pic de l’été 2008, lorsque la crise alimentaire battait son plein et avait provoqué des émeutes « de la faim » dans de nombreux pays. Dans un deuxième temps, les auteures se penchent sur le discours des institutions mondiales et nationales par rapport au problème de la faim et des problématiques connexes. Enfin, elles évoquent l’émergence de la pensée alternative d’un nouveau mode de production alimentaire.

1. Le contexte

En 2008, on parlait de 850 millions de personnes souffrant de la faim ; en 2009, 1,02 milliard d’individus étaient sous-alimentés, parmi lesquels : 642 millions vivent en Asie-Pacifique (région la plus peuplée du monde), 265 millions vivent en Afrique subsaharienne, 53 millions en Amérique latine et Caraïbes, 42 millions dans le Proche-Orient et en Afrique du Nord, 15 millions dans les pays développés[[Source : www.fao.org/news/story/fr/item/20568/icode/)

]]. En 2010, on parlait de 925 millions d’individus souffrant de la faim.

En outre, la Banque mondiale estime que ces derniers six mois, 44 millions de personnes supplémentaires se sont retrouvées à leur tour dans une situation de pauvreté extrême à cause de la hausse des prix des denrées alimentaires. Ces personnes doivent survivre avec moins de 1,25 dollar par jour.

Une nouvelle crise alimentaire a éclaté avec pour foyer le plus connu les pays de la Corne de l’Afrique où 12 millions de personnes vivent dans une immense détresse.

En décembre 2010, les prix alimentaires mondiaux ont atteint un nouveau record pour le sucre, les céréales et surtout les oléagineux. L’indice mensuel de la FAO qui mesure les variations de prix d’un panier de produits (incluant céréales, oléagineux, produits laitiers, viande et sucre) s’était établi à 214,7 points en décembre 2010, contre 206 en novembre 2010, et au-dessus de son précédent record à 213,5 points en juin 2008, lorsque la crise alimentaire battait son plein.

La FAO prévoit une nouvelle volatilité des prix pour l’année à venir et la Commission européenne a averti que les prix des denrées alimentaires resteront élevés les dix prochaines années.

À l’échelle mondiale, cette hausse rapide des prix des denrées alimentaires et donc la faim affectent principalement les PED et en particulier l’Afrique subsaharienne où une personne sur trois est concernée. Elle touche surtout les ruraux qui représentent entre 70 et 80% des sous-alimentés et dont la survie dépend directement de l’agriculture. D’après le PNUD, l’agriculture compte pour 30 à 60% du PIB des pays les moins avancés et garantit jusqu’à 70% des emplois[[Stéphane Parmentier, La PAC après 2013. Quels enjeux socio-économiques pour le Sud ? IN : Prospérité sans croissance, revue Etopia n°8, p.205.]].

Les causes

La demande en produits alimentaires augmente sans cesse suite à la croissance démographique et à l’accès des populations des pays émergents à un régime alimentaire plus riche en produits animaux. Cette demande alimente la crise alimentaire ; mais cette demande pourrait être satisfaite si d’autres déterminants, plus structurels, étaient surmontés.

La crise alimentaire trouve une de ses causes dans l’impact des catastrophes naturelles qui ont marqué l’année 2010. La canicule exceptionnelle en Russie a fait baisser sa production céréalière de 32%. Le gouvernement russe a dès lors pris la décision unilatérale de suspendre ses exportations de céréales jusqu’en juin 2011. En conséquence, les prix du blé ont doublé en trois semaines, passant de 100 à 220 euros la tonne. Les inondations dans le Queensland, en Australie, se sont ressenties sur les prix de plusieurs produits d’exportation et ont affecté particulièrement les marchés asiatiques.

Toutefois, même si la production mondiale de blé en 2010 a baissé d’1,4% par rapport à 2009, il n’y a pas eu de pénurie, les stocks céréaliers étaient supérieurs à leur niveau de 2007 et 2008. Mais la FAO constate que les prix céréaliers sont toujours à la hausse. Les cours des matières premières agricoles sur les marchés financiers n’ont jamais été aussi instables. Ainsi, malgré des récoltes de céréales favorables en 2010 dans nombreux pays pauvres, la facture estimée des importations céréalières pour les pays à faible revenu et à déficit vivrier ne cesse de s’alourdir.

La conférence des Céréaliers mondiaux “Global grain” tenue à genève en Novembre 2011 a fait le constat de la pression que met la Chine sur le marché. Celui-ci vivra à l’heure chinoise en 2012, car elle doit reconstituer ses stocks en céréales et oléagineux. La Chine importe du blé, maïs, et du soja pour son bétail, pour répondre à la demande croissante de sa population en viande. Alors que la population augmente de 0,5 % ces dernières années, les besoins en tourteaux et huile de soja progressaient respectivement de 10 et 9%[[Selon l’économiste américain Dan Basse ( cité dans le Sillon belge du 25/11/11)]]. De façon générale, la conférence a constaté que la production mondiale n’arrive toujours pas à suivre la demande.

Dans l’agriculture, source d’emplois et facteur de subsistance principal dans les pays pauvres, la volatilité des prix est de nature permanente, les prix réagissant de façon disproportionnée aux variations mêmes faibles des niveaux de production, souvent causées par la spéculation. Selon le Fonds international de développement agricole, chaque hausse de 1% du prix des denrées de base précipite 16 millions de personnes supplémentaires dans l’insécurité alimentaire.

La spéculation sur les matières premières alimentaires est un phénomène relativement nouveau qui joue en effet un rôle important dans la volatilité des prix. Selon certaines sources, les comportements spéculatifs expliqueraient pour plus de 50% les récentes hausses de prix. Pour d’autres, il s’agit seulement de la crête de la vague liée essentiellement à la volatilité des prix, elle-même liée aux difficiles ajustements entre la demande et l’offre.

En effet, depuis quelques années, le marché des matières premières agricoles est envahi par de nouveaux acteurs financiers pour lesquels les produits agricoles sont de simples actifs financiers susceptibles de leur apporter rapidement beaucoup de profits. Les grands investisseurs institutionnels (fonds spéculatifs, fonds de pension, banques d’investissement), qui n’ont aucun lien direct avec la production agricole réelle, influent dès lors sur les cours des matières premières par le biais de leurs opérations sur les marchés des produits dérivés. Selon Olivier De Schutter, 92% des opérations sur les marchés dérivés se déroulent dans l’opacité[[Propos d’Olivier De Schutter, Vers une nouvelle crise alimentaire, recueillis par Marie-Christine Corbien, Les Echos, 11 janvier 2011.]]. Les contrats à terme, virtuels, que les spéculateurs se revendent entre eux créent ainsi une nouvelle bulle spéculative. Selon le World Developement Movement, les achats de maïs par les spéculateurs en été 2010 représentent la totalité de la consommation annuelle du Brésil (troisième consommateur mondial). En juillet 2010, le Financial Times annonçait l’achat (à terme) par un hedge fund anglais de 241.000 tonnes de cacao, soit 7% de la production mondiale, faisant monter le prix du cacao à son plus haut niveau depuis 33 ans[[SOS Faim, ibid.]].

D’un point de vue spéculatif, les matières premières alimentaires constituent, en l’absence de régulation ou de simple interdiction de ce type de spéculation, un placement à la fois sûr et rentable pour les investisseurs[[Même la KBC a succombé à cette tentation en proposant en 2008 une assurance-vie dont les rendements sont liés aux performances enregistrées par les matières premières agricoles]] poursuivant un but unique de profit, sans lien aucun avec des objectifs économiques, de création d’emploi ou de fourniture d’une nourriture de qualité.

Au problème de la spéculation s’ajoute la hausse de la production d’agrocarburants de première génération. Selon une étude récente réalisée par le CETRI[[Monique Munting (CETRI), Impact de l’expansion des cultures pour biocarburants dans les pays en développement, décembre 2010.]], de 2000 à 2009, la production mondiale d’éthanol pour le transport a quadruplé (de 17 à 74 milliards de litres) et la production de biodiesel a été multipliée par 18 (de 1 à 18 milliards de litres). En 2008, près de 40 millions d’ha dans le monde étaient destinés à la production d’agrocarburants, par rapport à 14 millions d’ha en 2004. Selon les chiffres du CETRI, 25% de la production américaine et 11% de la production mondiale de maïs sont déviés vers la production d’éthanol, et près de 9% de la production mondiale d’huile végétale sont déviés vers le biodiesel. Ceci a indéniablement un impact sur les prix qui fragilise les petits producteurs, soumis de façon croissante aux aléas des marchés mondiaux.

L’imposition et l’utilisation d’agrocarburants aux Etats-Unis et dans l’UE (directive européenne 2009/28 imposant l’utilisation dans le transport de 10% d’énergies renouvelables d’ici 2020), sans y adjoindre des critères de durabilité, a provoqué une véritable course aux agrocarburants et une ruée sur les terres agricoles. En effet, depuis la crise alimentaire mondiale de 2007-2008, un processus s’est accéléré au niveau mondial : l’acquisition ou la location de terres à grande échelle. Des investisseurs étrangers puissants, publics ou privés, passent des accords avec des États afin de prendre possession ou de contrôler de grandes surfaces de terres pourtant essentielles à la sécurité alimentaire présente et future du pays hôte. Après trois décennies de négligence de l’agriculture, la production agricole est ainsi à nouveau à l’ordre du jour. Depuis quelques années, ce processus a été décrit dans les médias comme une tendance grandissante dans le monde entier, et plus particulièrement en Afrique subsaharienne, dans les pays riches en terres et en sources d’eau.

La société civile et les critiques qualifient ce processus d’« accaparement de terres » : la prise de possession ou de contrôle de la terre destinée à la production agricole commerciale/industrielle dont la taille serait disproportionnée par rapport aux propriétés foncières de la région[[FIAN International : Accaparement de terres au Kenya et au Mozambique. Rapport de deux missions d’enquête et une analyse axée sur les droits humains de l’accaparement de terres. Avril 2010, Heidelberg, page 8.]]. En effet, la plupart des accords concernent plus de 10 000 hectares et certains plus de 500 000 hectares ! Selon une récente étude d’OXFAM de septembre 2011, dans les pays en développement, près de 227 millions d’hectares (ce qui équivaut à la superficie de l’Europe de l’Ouest !) ont été loués ou vendus depuis 2001, principalement à des investisseurs étrangers[[OXFAM, “Land and Power. The growing scandal surrounding the new wave of investments in land”, Briefing paper, 22/09/2011, p. 2.]].

Enfin, de façon plus structurelle, la conjonction de la libéralisation des échanges et des mécanismes de protection et de soutien aux (exportations de) produits agricoles des pays industrialisés porte une lourde responsabilité dans l’insécurité alimentaire des pays moins avancés.

Ainsi, notre Politique Agricole Commune (PAC) continue à provoquer un dumping sur les produits alimentaires, même si les subventions à l’exportation sont devenues marginales. Selon Stéphane Parmentier, le dumping économique doit moins son émergence à la seule existence de subventions qu’à une politique agricole prise dans son ensemble, caractérisée par des prix inférieurs aux coûts de production, l’octroi d’aides aux producteurs domestiques, et l’absence d’une interdiction d’exporter les volumes de production bénéficiant directement ou indirectement de subventions.[[Stéphane Parmentier, La PAC après 2013. Quels enjeux socio-économiques pour le Sud ? IN : Prospérité sans croissance, revue Etopia n°8.]] Les marchés africains sont donc trop souvent envahis par des produits alimentaires dont les prix sont inférieurs à ceux des produits locaux. Cela prive donc les producteurs locaux de débouchés et empêche la création de filières alimentaires nationales, exposant donc ces pays à la dépendance et à l’insécurité alimentaire.

La solution passerait par une régulation de l’offre dans nos pays et par une possibilité pour les pays du Sud de mettre en place des barrières à l’importation. D’où l’inévitable confrontation avec la tendance dominante à la libéralisation et la nécessité de mettre au cœur de l’OMC la question de « l’exception agricole ». Dans le cadre le réforme de la PAC sont prévues des mesures internes à l’UE intéressantes comme le renforcement des règles environnementales et le soutien aux zones défavorisées, mais non un mécanisme de régulation et pas de limites à nos exportations.

En matière d’aide au développement, les montants accordés par les programmes au secteur agricole ne font pas le poids ; ils seront renforcés, mais on peut douter de leur capacité à faire vraiment changer les choses en l’absence d’une régulation des échanges mondiaux.

En conclusion, on peut dire que les causes identifiées ci-dessus menacent clairement la sécurité alimentaire des pays en développement et empêchent leur souveraineté alimentaire[[La souveraineté alimentaire se définit comme le droit des peuples et des Etats souverains à élaborer démocratiquement leurs politiques agricoles et alimentaires. A distinguer de la sécurité alimentaire qui suppose que la population a en tout temps un accès matériel, social et économique à des aliments sans danger et nutritifs en quantité suffisante pour couvrir ses besoins physiologiques, répondant à ses préférences alimentaires, et lui permettant de mener une vie active et d’être en bonne santé (FAO, L’Etat de l’insécurité alimentaire).]] à court et à long terme. Il est indispensable d’accroître le soutien au secteur agricole vivrier et en parallèle de mettre en place une régulation des échanges mondiaux qui permet à chaque pays de protéger ses marchés.

2. Le discours des institutions

Un certain consensus s’est formé sur ces objectifs. Il est devenu “politiquement correct” de défendre le soutien au secteur agricole vivrier, pour des raisons sociales et écologiques évidentes. L’objectif d’une régulation des prix agricoles ou d’une “exception agricole” dans les accords commerciaux est également admis, mais se heurte malheureusement à la très lourde machine de guerre de l’OMC qui continue à favoriser la libéralisation des échanges au niveau des institutions internationales.

Ainsi le libre échange et la supression des barrières tarifaires continue à être l’objectif premier de nombreux accords bilatéraux conclus par l’Union Européenne, et qui remplacent provisoirement un accord multilatéral global qui n’en finit pas d’accoucher.

Ces dernières décennies, la Banque mondiale, le Fonds monétaire international et l’Organisation mondiale du Commerce ont continué à encourager la libéralisation des échanges et l’accomplissement de réformes structurelles de la politique agricole dans les pays de l’OCDE et dans les pays en développement, ce qui a renforcé, dans de nombreux pays, l’importation d’un modèle d’agriculture à grande échelle et orienté sur l’exportation, aux dépens d’une production alimentaire locale et régionale et de marchés locaux et régionaux de denrées alimentaires.

Mais quand la famine est criante et relayée par les medias ciblant certaines régions du monde, on voit apparaître un réveil des consciences. Ainsi le G20 réuni en juin 2011 publiait cette déclaration : …nous décidons de prendre à bras le corps la question de la volatilité des prix alimentaires dans le cadre de ce « Plan d’action sur la volatilité des prix alimentaires et sur l’agriculture » qui sera remis à nos dirigeants lors de leur sommet de novembre 2011.

Nous nous engageons sur cinq objectifs principaux pour ce Plan d’action :

(i) améliorer la production et la productivité en agriculture à court et à long terme pour répondre à une demande croissante de matières premières agricoles ;

(ii) renforcer l’information et la transparence du marché pour donner des bases plus solides aux anticipations des gouvernements et des opérateurs économiques ;

(iii) renforcer la coordination politique internationale pour améliorer la confiance dans les marchés internationaux et ainsi prévenir les crises des marchés alimentaires et y répondre de manière plus efficace ;

(iv) améliorer et développer les outils de gestion du risque pour les gouvernements, les entreprises et les agriculteurs afin de renforcer leur capacité à gérer et à limiter les risques liés à la volatilité des prix agricoles, notamment dans les pays les plus pauvres ;

(v) améliorer le fonctionnement des marchés dérivés de matières premières, cet objectif étant poursuivi dans le cadre du travail des ministres des finances et des gouverneurs des Banques centrales, conformément aux paragraphes 52 à 55.

On constate une reconnaissance du problème d’(in)sécurité alimentaire, mais les solutions préconisées passent néanmoins toujours par la productivité, la transparence et une plus grande ouverture du marché. Si des « outils de gestion des risques » sont évoqués, ils ne mettent jamais en cause le libre échange et ne parlent pas des méthodes pour améliorer la productivité.

La résolution commune du Parlement européen du 14 février 2011 sur la hausse du prix des denrées alimentaires est un exemple de la difficulté de dépasser cette logique dominante :

Alors que, dans le texte initial, le Parlement… :

“reconnaît que la libéralisation du commerce des produits agricoles alimentaires et des matières premières agricoles a exposé les petits exploitants, notamment des pays en développement, à un grand nombre de nouveaux défis; est d’avis qu’afin de garantir la sécurité alimentaire, toutes les règles et accords en matière de commerce international doivent prendre en compte l’impact sur l’agriculture et l’accès à la nourriture ;

[…]

souligne que les oligopoles semenciers ont des effets dévastateurs sur la pérennité de la petite agriculture, puisqu’ils favorisent la dépendance à l’égard d’un petit nombre de sociétés pour l’achat de semences et de fertilisants spécifiques;

[…]

condamne vigoureusement les activités des spéculateurs sur les marchés mondiaux des matières premières[…]

estime par conséquent que dans la future PAC, il faudra renforcer le rôle des instruments d’intervention sur le marché ;

[…]

est favorable à une action européenne plus hardie pour lutter contre le problème de la spéculation,

[…] »,

…..le texte adopté est beaucoup plus adouci. Le Parlement européen :

« réaffirme que le droit à la sécurité alimentaire est un droit élémentaire et fondamental, qui fait partie des droits de l’homme, et qu’il est assuré lorsque toute personne dispose, à tout moment, d’un accès physique et économique à une nourriture adaptée, sûre (de point de vue de la santé) et nutritive lui permettant de satisfaire ses besoins et préférences alimentaires pour mener une vie saine et active ;

[…]

demande à la Commission de donner la priorité à l’agriculture dans ses actions d’aide au développement ciblées, responsables, efficaces et gérées de manière transparente, et notamment d’aider les agriculteurs à avoir accès aux marchés ;

[…]  relève qu’il est nécessaire d’introduire de meilleures méthodes de production agricole dans les pays en développement,…

[…] appelle de ses vœux amélioration de la transparence, de la qualité et de la ponctualité des informations sur les réserves et les stocks de denrées alimentaires, ainsi que sur la formation des prix à l’échelle internationale[…].

Nous sommes donc toujours face à une forte réticence à critiquer le modèle agro-industriel ; les solutions préconisées se réduisent au renforcement des programmes d’aide au développement.

Concernant la question de l’appropriation massive des terres agricoles, l’ONG internationale FIAN (FoodFirst Information and Action Network) dénonce fortement ce phénomène qui violent les droits humains et particulièrement le droit à l’alimentation  : « L’accaparement de terres dépossède les communautés locales de leurs terres, détruit leurs moyens de subsistance, réduit la possibilité de développer des politiques agricoles qui soutiennent les paysans et paysannes et influence les marchés en faveur des intérêts de plus en plus concentrés des industries agroalimentaires et du commerce mondial, plutôt que d’encourager une agriculture paysanne durable pour les marchés locaux, nationaux et les générations futures. Ce phénomène accélère également la destruction des écosystèmes et les changements climatiques[[Sofia Monsalve Suarez, ‘Terre : Pas à vendre !’. IN : L’observatoire du droit à l’alimentation et à la nutrition, ‘L’accaparement de terres et la nutrition : Défis pour la gouvernance mondiale’, 2010, p. 40.]].

Face à ce phénomène, différentes institutions internationales ont pris des initiatives, dont les principales sont les « Directives volontaires (DV) sur la gouvernance des régimes fonciers des terres, pêches et forêts dans le contexte de la sécurité alimentaire nationale » de la FAO et les « Principes pour un investissement agricole responsable (RAI) » de la Banque mondiale, le FIDA (Fonds international de développement agricole), la CNUCED (Conférence des NU sur le commerce et le développement) et la FAO.

En ce qui concerne les DV, leur objectif vise à formuler des principes et des standards reconnus internationalement pour des pratiques responsables dans le domaine foncier et des autres ressources naturelles. Pour reprendre les termes de Sofia Monsalve Suarez de FIAN International, « les DV offrent l’occasion de développer une interprétation systématique et détaillée des dispositions du droit international des droits de l’Homme et du droit international de l’environnement déjà existantes et de guider leur mise en œuvre au niveau national, par exemple via des plans d’action nationaux et régionaux ».

Après déjà 3 sessions de négociations à Rome (plus qu’initialement prévu), les Etats ne sont toujours pas parvenus à un accord. Plusieurs questions contentieuses, notamment celle des investissements dans l’agriculture, attendent toujours une réponse. Le Comité pour la Sécurité Alimentaire va se réunir une dernière fois en mars 2012 pour enfin parvenir à un accord sur un des problèmes les plus urgents de notre époque : comment assurer aux peuples autochtones et aux petits producteurs, particulièrement aux femmes un accès équitable à la terre, aux forêts, aux ressources naturelles et à la pêche et renforcer les régimes fonciers.

De leur côté, les Principes RAI poursuivent l’objectif ambitieux de transformer les vastes transactions foncières en opportunité (« win-win ») où toutes les parties impliquées, y compris les communautés locales, seraient gagnantes. Selon Sofia Monsalve Suarez, « ces principes, destinés à être appliqués de manière volontaire et auto-régulée par le secteur privé, détournent l’attention du fait qu’il faudrait plutôt une réglementation gouvernementale obligatoire et stricte des investisseurs dans plusieurs domaines tels que les marchés financiers et l’agriculture[[Sofia Monsalve Suarez, ‘Terre : Pas à vendre !’. IN : L’observatoire du droit à l’alimentation et à la nutrition, ‘L’accaparement de terres et la nutrition : Défis pour la gouvernance mondiale’, 2010, p. 40.]] ».

Le dernier rapport conjoint de la FAO et de Tranparency International dénoncent aussi la corruption qui empêche l’accès à la terre par la fraude et les divers trafics des titres de propriété foncière.

Au niveau belge, la Chambre a voté avec une majorité non gouvernementale (en période d’affaires courantes) une résolution sur la crise alimentaire en juillet 2011 qui met le doigt sur le problème de la cohérence entre les accords commerciaux et l’objectif de sécurité alimentaire.

« La Chambre demande au gouvernement fédéral de soutenir auprès de la Commission européenne l’adoption d’une stratégie révisée en matière de commerce et de développement, qui permette aux pays en développement d’accroître substantiellement leur autonomie et leur sécurité alimentaires et de décider des politiques qu’ils souhaitent mettre en œuvre pour accroître leur production de denrées alimentaires ainsi que le niveau de vie de leur populations rurales;

….

2. de préconiser, au niveau européen, l’abandon des subventions directes à l’exportation et de réorienter la future PAC de sorte que l’UE puisse garantir son degré d’auto-suffisance dans le respect des exigences et des attentes sociales exprimées par le citoyen européen, sans compromettre cette possibilité pour d’autres

régions et pays;

….

4. … de soutenir l’Union européenne dans ses mesures pour définir les règles pour les marchés à terme;

…;

6. de veiller avec l’Union européenne à ce que les fonds de pension ne participent pas à la spéculation sur des biens alimentaires.

Ces divers exemples démontrent que la priorité de la « souveraineté alimentaire » sur le commerce est encore très peu reconnue. Les pays et institutions dominants poursuivent leur objectif de libre échange international, même si certaines de ses conséquences néfastes sont reconnues.

Il y a une tension évidente entre les constats et les solutions préconisées.

Les instruments de régulation sont reconnus comme nécessaires mais ce qui est finalement admis ne va pas au-delà d’un échange d’informations et de la sacro-sainte transparence qui est sensée rendre ses vertus au marché. Quant à l’exigence de productivité, elle n’est conçue que sur le modèle industriel et peu d’instances officielles reconnaissent qu’elle peut être compatible avec le modèle d’exploitation « familial ».

Comme exception à la règle, on peut cependant citer le rapporteur spécial des NU pour le Droit à l’alimentation, Olivier De Schutter, qui parcourt le monde pour défendre une vision alternative de l’avenir de l’agriculture mondiale dans un objectif de respect du droit humain fondamental qu’est le droit l’alimentation : « Si nous voulons nourrir 9 milliards de personnes en 2050, il est urgent d’adopter les techniques agricoles les plus efficaces. Et les preuves scientifiques actuelles démontrent que les méthodes agro-écologiques sont plus efficaces que le recours aux engrais chimiques pour stimuler la production alimentaire dans les régions difficiles où se concentre la faim. » […] « Nous ne réglerons pas les problèmes de la faim et du changement climatique en développant l’agriculture industrielle sur de grandes plantations », affirme Olivier De Schutter. « Il faut au contraire miser sur la connaissance des petits agriculteurs et sur l’expérimentation, et améliorer les revenus des paysans afin de contribuer au développement rural[[Communiqué de presse des Nations Unies, “Rapport ONU : L’agroécologie peut doubler la production alimentaire en 10 ans”, 8 mars 2011.

]] ».

C’est donc seulement dans les programmes de coopération que le renforcement de l’investissement dans l’agriculture paysanne / vivrière est le leitmotiv et une volonté affirmée.

A la conférence du G8 à l’Aquila, 20 milliards de dollars ont été promis en avril 2009, mais seulement 20% ont été déboursés. Les pays africains avaient pris l’engagement en 2003 de consacrer 10% de leur budget à l’agriculture, mais ces investissements ont plutôt favorisé l’agriculture tournée vers l’exportation que l’agriculture vivrière.

La Belgique s’est engagée à atteindre les 15% de l’APD pour le secteur de l’agriculture. Une note stratégique sectorielle encadre la politique de sécurité alimentaire dans cette orientation. Mais les rapports d’évaluation de l’APD belge dénoncent le manque de cohérence de la politique de développement avec les autres politiques extérieures de la Belgique. .

Un dernier exemple d’évolution « crispée » est la Politique Agricole Commune européenne, dont la réforme « post 2014 » laissait espérer un changement structurel mais dont la dernière mouture, sortie en novembre 2011 de la Commission, révélait une timidité totale face à la régulation du marché. Malgré quelques mesures favorables aux petits exploitants européens, le mode de production, les importations massives de céréales et de protéines, et la vocation exportatrice de l’agriculture européenne ne sont pas mis en cause.

Comment dès lors espérer un meilleur accès à la souveraineté alimentaire qui pourrait tempérer les crises et la hausse ou la volatilité des prix ?

3. Vents alternatifs et rafraîchissants

Un mouvement aux composantes multiples, issu tant du monde scientifique que du monde associatif et politique est néanmoins en train de s’étendre et peut être considéré comme parallèle à celui qui a mobilisé le monde entier sur la cause climatique. Il démontre à la fois que la faim n’est pas une fatalité, qu’il est possible de nourrir le monde en 2050, mais à condition d’adopter des méthodes durables ou “agro-écologiques” et de redistribuer l’accès à la terre et aux ressources.

Au point de vue scientifique, le rapport de l’IAASTD a ouvert la porte à une nouvelle parole scientifique qui remet en cause les modes de production intensifs : “L’Evaluation Internationale des Sciences et des Technologies Agricoles pour le Développement (EISTAD) reflète une prise de conscience générale, à savoir qu’en dépit d’importants progrès scientifiques et technologiques qui ont permis d’accroître la productivité agricole, nous avons été moins attentifs aux retombées involontaires de nos succès sur les plans social et environnemental. Le moment est venu d’engager une réflexion et de définir différentes options pour assurer la sécurité alimentaire et la protection des moyens de subsistance dans un environnement de plus en plus difficile, en intervenant aussi bien dans le secteur agricole et les systèmes économiques mondiaux que dans d’autres domaines[[Évaluation Internationale des Connaissances, des Sciences et des Technologies Agricoles pour le Développement , Résumé analytique du rapport de synthèse (2008) : www.agassessment.org/reports/IAASTD/FR/Agriculture%20at%20a%20Crossroads_Executive%20Summary%20of%20the%20Synthesis%20Report%20%28French%29.pdf]].”

De nombreuses expériences tendent à démontrer que les pratiques agro-écologiques peuvent être plus productives et surtout plus durables au sens environnemental et social que les pratiques agro-indutrielles. Selon Olivier De Schutter, rapporteur sur le Droit à l’Alimentation des Nations Unies, un ensemble de 44 projets menés en Afrique noire sur une durée de 3 à 10 ans a montré un accroissement de production jusqu’à 214%[[O.De Schutter dans le rapport “Agroécologie et droit à l’alimentation”, mars 2011]]. La petite échelle et les cultures vivrières diversifiées et adaptées aux écosystèmes peuvent nourrir la population rurale de façon plus efficace que les grandes cultures d’exportation. Le rapport souligne aussi que les projets agro-écologiques menés en Indonésie, au Vietnam et au Bangladesh ont réduit de 92% l’utilisation d’insecticides pour le riz, permettant aux agriculteurs pauvres de faire d’importantes économies financières.

Le problème est que l’agro-écologie est intensive en savoirs, en compétences et que tant la transmission des connaissances traditionnelles que de nouvelles recherches sont nécessaires pour développer ce modèle.

Mais tant ces analyses scientifiques que ces expériences deterrain ont le mérite d’ouvrir la porte à des réponses plus optimistes pour l’avenir. Oui, il y a moyen de nourrir une population mondiale en croissance, mais avec un autre modèle agricole et alimentaire.

Certains syndicats agricoles, les mouvements paysans, et les ONGs de développement et d’environnement, ainsi que les partis Verts, revendiquent ce nouveau modèle agricole, assorti d’une relocalisation de la filière alimentaire.

Ils sont porteurs des revendications suivantes :

un traitement spécifique de l’agriculture dans les règles de l’OMC , qui permette à chaque pays de protéger sa sécurité alimentaire, et donc sa production vivrière.

la mise en oeuvre de mécanismes de lutte contre la spéculation : transparence, régulation et/ou limitation/interdiction des pratiques spéculatives.

– la constitution de stocks alimentaires mondiaux d’urgence (en cas de flambée des prix) et des stocks nationaux pour réguler les cours des matières premières et pour faire face aux pénuries momentanées et d’atténuer les brutales fluctuations de prix. »

– une régulation des investissements fonciers : L’achat de terres agricoles par des investisseurs étrangers ne peut plus se faire sans garantir mieux les droits fonciers des populations locales. Cela passe par un renforcement du droit foncier dans les pays visés où ceux-ci sont souvent mal définis. Cela passe aussi par la transparence des transactions et par une protection assurée par l’Etat du droit à l’alimentation des populations locales.

– une réorientation de la PAC vers le soutien exclusif et conditionnel à la production interne à l’UE, privilégiant les modes de culture favorables à l’environnement, et une régulation de l’offre. L’Union européenne doit pouvoir disposer d’instruments de régulation et d’orientation pour se protéger contre la volatilité des prix mondiaux et pour maîtriser l’offre et renforcer les filières locales et régionales. Cela passe donc à terme par des barrières tarifaires et la remise en cause des accords sur les protéines végétales importées, et aussi par l’arrêt des subventions à l’exportation.

le gel de l’importation des agrocarburants en Europe. Sur base du constat que les processus de certification ne peuvent garantir le caractère durable de la production d’agrocarburants et que leur développement menace le droit à l’alimentation et d’autres droits fondamentaux dans trop de situations.

– le développement de l’agriculture urbaine intensive (potagers, jardins verticaux, etc.) : principalement au niveau local mais à soutenir par des programmes régionaux et de coopération internationale.

un changement du régime alimentaire des pays industrialisés : De plus en plus, les rapports internationaux qui abordent les perspectives de l’approvisionnement alimentaire mondial insistent sur la nécessité de consommer moins de viande. Le dernier rapport publié par le gouvernement britannique sur « les pistes pour nourrir le monde en 2050 » souligne que la consommation de viande, coûteuse en terres et en céréales, devrait être limitée.

le développement de la recherche et les technologies : favoriser l’agro-écologie et les techniques préservant la biodiversité et à la portée des petits exploitants. C’est ce que recommande le rapport IAASTD 2008 (sur l’état des sciences et techniques agricoles).

la lutte contre le gaspillage alimentaire, compte tenu du fait que jusqu’à 50% des denrées alimentaires produites (dans l’Union européenne) d’un bout à l’autre de la chaîne de production, d’approvisionnement et de consommation alimentaire se perdent en gaspillage. Le rapport du gouvernement britannique évalue cette proportion à 30 % au niveau mondial. Seule une relocalisation des échanges peut amener un progrès structurel.

4. CONCLUSION

La bataille de la faim et de la terre n’est pas gagnée. Des forces gigantesques s’affrontent parmi lesquelles l’Union européenne est comme dans d’autres domaines en train de perdre du terrain. En témoignent les investissements fonciers de la Chine dans de nombreux pays et les tendances à la hausse du marché des céréales, manipulé par les grands pays émergents.

La famine continue d’un côté de même que la malbouffe, et les épidémies qui y sont associées, de l’autre côté.

Comme dans la bataille contre le réchauffement du climat, il y a beaucoup d’intérêts commerciaux et financiers en jeu qui se cachent derrière certains choix scientifiques et techniques ou derrière des dogmes économiques.

Le discours politique évolue mais ne passe pas aux actes, du moins là où cela fait mal aux puissants.

Comment et quand prendrons nous les tournants nécessaires ? Il nous semble que les défis les plus difficiles à relever sont :

celui du temps …et des contretemps : le temps presse et nous ne changeons que lentement. La Nature nous forcera t’elle au changement ? Aujourd’hui, il faut donner du riz à tous ceux qui ont faim dans les grandes villes, mais demain il faut une agriculture locale, nationale qui rémunère les paysans. Comment gérer le présent sans contredire l’avenir ?

celui de la connaissance et de sa transmission : les solutions sont complexes, l’agro-écologie demande une fine compréhension à petite échelle des ressources disponibles ; et le savoir ne peut rester dans les laboratoires, il doit surtout se transmettre par la pratique et la parole.

celui de la protection de la terre et de la biodiversité : les sols s’appauvrissent, des espèces disparaissent, nous avons besoin de terres mais ne pouvons les exploiter qu’avec précaution.

celui rendre des hommes et des femmes capables de produire leur alimentation : comment retrouve ce chemin pour ceux qui se sont établis en ville et vivent dans des univers minéralisés, dans une culture déconnectée de la terre ? Comment réinstaurer l’agriculture en ville ?

Mais dans cette question alimentaire aussi vieille que l’humanité, il y a aussi …toute l’humanité. Sa noblesse et son avidité, sa férocité et sa solidarité, ses joies et ses souffrances.

C’est pourquoi il est si important de s’en préoccuper, même dans nos sociétés bien (ou mal) nourries, de s’y investir, de remuer ciel et terre pour trouver des solutions.

Car la question de notre survie est toujours là, comme au début de l’histoire humaine.

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