1 Introduction
La séparation entre politique monétaire et politique budgétaire et fiscale, sur laquelle repose la justification de l’indépendance des banques centrales depuis la fin des accords de Bretton Woods, a désormais atteint une limite qui nous oblige à repenser la place de la politique monétaire dans l’optique d’une sortie de crise. C’est ce que nous appelerons ici la nouvelle donne monétaire.
Il s’agit non pas tant de revenir vers le système de type « Trente glorieuses », où s’exerçait une monétisation centralisée et contre-cyclique d’une partie des déficits publics (deficit spending), mais de se lancer dans une « déprivatisation décentralisée de la monnaie ». En effet, cette étape doit accompagner la restructuration des dettes souveraines de la zone euro. La possibilité d’avoir des majorités rouges-vertes de part et d’autre du Rhin à partir de 2012-2013 constituera à cet égard une opportunité politique qu’il faudra pouvoir saisir.
Pour appuyer une telle hypothèse, il faut tout d’abord déconstruire le cadre théorique sur lequel s’appuie le récit de la neutralité budgétaire de la politique monétaire.
2. La crise de la zone euro comme crise épistémologique et politique
Comme le met en exergue l’économiste Axel Leijonhufvud[Voir notamment son article Shell game: Zero-interest policies as hidden subsidies to bank disponible en ligne à l’adresse : [www.voxeu.org/index.php?q=node/6049.
]], à partir du moment où l’hypothèse de la neutralité distributive de la politique monétaire est battue en brèche, il devient impossible de défendre la doctrine de l’indépendance des banques centrales dans des sociétés démocratiques. La remise en cause d’une telle hypothèse est donc autant un enjeu théorique que politique.
La crise financière globale a eu le mérite d’amorcer un débat sur les limites et impasses du paradigme dominant dans la théorique macroéconomique. Dans deux articles remarquables, les économistes Willem Buiter et Rajiv Sethi[Willem Buiter, The unfortunate uselessness of most ‘state of the art’ academic monetary economics et Rajiv Sethi, An outsider view on macreconomics, [http://rajivsethi.blogspot.com/2010/05/outsiders-view-of-modern-macroeconomics.html
]] en font la synthèse et mettent en perspective les outils conceptuels – développés aux marges du paradigme dominant – s’avérant utiles pour comprendre la crise. Il s’agit ici d’une critique interne à la science économique, différente donc de celle faite par les sociologues et qui se base sur l’irréalisme des hypothèses et modèles. Les auteurs renvoient dos à dos les nouveaux classiques et les nouveaux keynésiens qui depuis les années 80 partagent un même arrière-plan conceptuel : les modèles dynamiques stochastiques « d’équilibre général ». Quand bien même ces deux écoles tirent des conclusions opposées sur le rôle stabilisateur de l’Etat, elles partagent un appareil théorique qui ne permet pas de répondre à un certain nombre de questions cruciales, puisqu’il ne permet même pas de les poser !
Parmi les hypothèses de base du cadre dominant en macroéconomie on trouve la complétude des marchés et la place de choix accordée à des modèles linéaires. Ces hypothèses permettent d’appréhender[[Dans la tradition ouverte par Frisch et Slutsky.
]] les fluctuations économiques comme étant le résultat de chocs exogènes à la structure de l’économie (non expliqués par le modèle, donc) dont des changements des préférences des agents ou des changements technologiques. L’idée centrale consiste en ceci : des impulsions irrégulières et erratiques sont intégrées et transformées dans des oscillations relativement régulières et auto-stabilisantes par la structure de l’économie. Or, on peut approcher tout-à-fait différemment les cycles économiques en utilisant des modèles non linéaires, permettant de tenir compte d’autres « faits stylisés ». En particulier, des divergences créées par des chocs modestes ou des chocs plus forts, des effets corridor ou de seuil générateurs d’instabilité, des fluctuations endogènes « bornées » ou encore de l’incertitude et de l’instabilité endogène créée par des interactions prévisibles et des tendances pourtant réputées stables.
Parmi les phénomènes que des modèles non linéaires permettent de décrire[[Dans le sillage d’économistes tels que Robert Shiller, George Akerlof ou Hyman Minsky.
]], mentionnons les processus cumulatifs – qui s’avèrent explosifs une fois qu’un certain seuil est franchi, comme les bulles financières -, les dynamiques de dette-déflation, l’insolvabilité, les effets macroéconomiques déstabilisateurs (et non auto-correcteurs) résultant des niveaux d’endettement privé, ou les effets leviers présents dans l’économie.
De même, avec ces cadres conceptuels – et contrairement à l’approche mainstream qui prévaut dans les banques centrales -, on peut comprendre pourquoi il ne suffit pas de contrôler l’inflation pour éviter des effets de répartition inégale découlant de la politique monétaire. Durant les années de stabilité qui ont précédé la crise, caractérisées par des faibles taux d’inflation, on a assisté dans plusieurs cas au gonflement spectaculaire des prix dans le secteur immobilier et à une augmentation explosive de l’endettement des ménages et des entreprises. Ces deux processus ont été favorisés par les faibles taux d’intérêt directeurs appliqués par les banques centrales, notamment durant les périodes de retournement de la conjoncture. Depuis la moitié des années 70, les banques centrales ont de fait renoncé à contrôler la croissance de l’offre de monnaie pour se tourner vers le contrôle de l’inflation par l’instrument du taux d’intérêt. Ce faisant, elles ont laissé l’essentiel de la création de monnaie-crédit au système bancaire. Le résultat d’une telle politique a été la fausse perception d’une période prolongée de stabilité déstabilisatrice, selon la célèbre expression de Minsky, et le gonflement des bulles financières insoutenables. Cela a aussi débouché sur des effets de répartition inégale ayant joué à l’avantage des « intermédiaires » financiers, qui ont capté les externalités positives pendant les années de croissance (et de fausse stabilité), et relâché les externalités négatives découlant de la crise systémique lorsque les processus autoréférentiels et accumulatifs de la demande et de la dette privée atteignirent des seuils de discontinuité.
Une autre conséquence de l’usage du cadre conceptuel dominant en macroéconomie est la fiction suivante : dans une économie financiarisée, la politique monétaire est séparée des politiques fiscale et budgétaire non seulement en temps de crise, mais aussi en période « normale ». Or, durant ces périodes de « stabilité », le gonflement des bulles financières – alimentées par la croissance de la dette privée – a permis la dispersion de produits toxiques et l’augmentation du potentiel de crise systémique dans le système économique. Car, à l’instar des gaz à effet de serre dispersés par l’homme dans l’atmosphère et partiellement absorbés par l’océan, les bilans des banques centrales ont absorbé une partie des produits toxiques créés pendant les années fastes. Mais des effets de deuxième tour (second round effects) ne manqueront pas de se manifester ensuite et d’accroître dès lors l’incertitude (à l’image du moment où les océans rejetteront des gaz à effet de serre au lieu de les absorber). Les pouvoirs publics et les banques centrales n’auront pas les moyens de gérer une prochaine crise systémique d’ampleur analogue à la précédente. C’est ce qui rend d’autant plus urgent la nécessité d’en finir avec cette séparation sur laquelle se fonde la légitimation de l’indépendance des banques centrales depuis la fin des Trente glorieuses. La nouvelle donne monétaire résulte justement du fait qu’après avoir mis en place des mesures exceptionnelles – qui ont sans doute empêché une nouvelle dépression économique – il est peu vraisemblable que les banques centrales retrouveront leur périmètre de responsabilité d’avant la crise.
3. Quelques chantiers prospectifs
Dans cette nouvelle donne monétaire, la restructuration de la dette publique grecque devient une nécessité, si l’on veut éviter que l’UE poursuive, après 2012, des politiques punitives et suicidaires pour la Grèce et… le restant de l’UE. Il s’agit d’un enjeu politique majeur : amorcer une « déprivatisation décentralisée » de la monnaie. À long terme, une telle déprivatisation comporte des mesures que nous ne pouvons que citer dans le cadre de cet article, telles que la mise en place d’un système bancaire avec 100% de réserves (full reserve banking system) et le financement d’un revenu garanti de base par émission monétaire.
Dans un premier temps, et plus pragmatiquement, cette déprivatisation passe par une série de chantiers à mettre en place dès que l’on commencera à accepter l’évidence de l’échec du nouveau programme grec, de ceux mis en place en Irlande et au Portugal et que l’on prendra la mesure des bombes à retardement espagnole et italienne.
La restructuration de la dette grecque devrait idéalement se faire en 2012. Cependant, étant donné le verrouillage qui prévaut à l’heure actuelle, le plus vraisemblable est qu’il n’intervienne qu’en 2013. Une telle opération pourrait se faire sous forme d’un plan Brady à l’européenne où les titres de dette actuelle seraient échangés aux prix des marchés, avec des titres émis par le futur Mécanisme de Stabilité Financière ayant une cotation AAA. Le tout devrait être accompagné d’un mécanisme de backstop visant à assurer une recapitalisation adéquate des banques par le biais de mécanismes d’échange de dette par des actions (debt to equity swaps)[Voir à ce sujet la proposition rédigée par le groupe de travail Économie du groupe des verts au Parlement Européen ([www.greens-efa.org), A comprehensive response to the eurozone crisis, qui contient une proposition détaillée sur ce double mécanisme de restructuration ordonnée des dettes publiques insoutenables et de restructuration du secteur bancaire.
]].
Etant donné le délestage des créanciers privés qui sera intervenu dans l’intervalle, la décote (haircut) des créanciers extérieurs restants ne pourra qu’être significative et atteindre environ 75% si l’on veut ramener la dette publique à un niveau gérable. Un échange pour des bons de même valeur faciale du futur Mécanisme de Stabilité – mais ayant des coupons (taux d’intérêt) plus faibles et une durée de vie plus longue – pourrait ensuite être accordé aux autres créanciers, dont les banques grecques et les créanciers publics[[Pour un aperçu détaillé d’un plan de restructuration différencié à mettre en place en 2013, cf. la tribune de Sony Kapoor du Financial Times du 13 juin 2011.
]]. Une telle décote des créanciers extérieurs apparaît sans doute sévère, mais il faudra faire remarquer que ces créanciers externes auront déjà réussi à se délester sans frais d’une bonne partie de leurs créances au détriment du secteur public et qu’ils auront eu cinq ans de subsides implicites et explicites pour assainir leurs bilans. Pointons par ailleurs que les banques allemandes et françaises ont déjà signalé qu’elles pourraient absorber sans trop d’encombre les pertes liées à une restructuration profonde de la dette publique grecque.
Dans la mesure où il s’agit in fine de définir un des critères permettant de jauger l’insoutenabilité de ratios de dette publique, il y a lieu de prendre exemple sur l’Islande. Celle-ci a fait du principe de capacité de paiement une base légale explicite de remboursement des créances externes en limitant leurs montants à une proportion de la croissance de son PIB. D’autres variantes de plafonds définis en fonction d’un ratio dette/PIB maximum pourraient être déclinées en fonction des spécificités nationales.
En parallèle à la restructuration, trois dispositifs complémentaires visant à délimiter positivement le rôle actuel de la BCE – et n’exigeant aucune ingénierie juridique lourde – pourraient être mis en place rapidement.
Premièrement, un schéma de limitation des prérogatives quasi-budgétaires de la BCE, similaire à celui mis en place par la Banque d’Angleterre, qui assortit tout mécanisme non conventionnel de refinancement des banques à l’octroi par l’autorité budgétaire d’une garantie publique explicite. Cela devrait amener les gouvernements des Etats membres à exercer un contrôle plus étroit des banques sous perfusion. Un tel mécanisme devrait également obliger la BCE à définir l’évaluation des actifs acceptés comme contrepartie, de commun accord avec l’autorité budgétaire, ouvrant dès lors un espace de contrôle politique.
Deuxièmement, l’introduction de coefficients de réserves obligatoires différentiés par pays et, de manière générale, l’adoption d’une boite à outils commune sur la base notamment de l’évolution de la croissance du crédit et de la surveillance qualitative et quantitative des développements de la liquidité dans le système de crédit, des bulles dans les marchés financiers et des autres actifs non comptabilisés dans l’index des prix à la consommation. La définition des taux de ces coefficients et autres outils d’intervention devrait elle-même être décidée de commun accord avec l’autorité budgétaire.
Troisièmement, la Commission Européenne a annoncé la création en 2012-2013 de project bonds européens visant à financer dans les années à venir, à hauteur de plusieurs centaines de milliards d’euros, des projets d’infrastructure et d’investissement de long terme. Face aux contraintes drastiques auxquelles feront face les finances publiques dans les années qui viennent, ce sera l’une des rares sources additionnelles de financement d’investissements publics. Dans la mesure où le futur mécanisme de financement d’investissements comporte d’emblée une dimension de socialisation des risques par les garanties publiques sous-jacentes, il importe d’en faire un véritable levier de création d’externalités positives. Pour y arriver, il s’agit d’élaborer des mécanismes démocratiques (révisables) de mise en équivalence monétaire des bénéfices apportés par les externalités positives et des coûts générés par les externalités négatives des projets financés. Une politique active d’achat de ces obligations européennes par la BCE permettrait également de garantir un niveau des prix compatible avec les taux d’actualisation recherchés.
Ces quelques chantiers, loin d’être exhaustifs, sont autant de pistes de travail dont les prochains gouvernements européens progressistes ne pourront pas faire l’économie.