De nombreuses villes belges connaissent des quartiers où la prostitution se pratique sous ses nombreuses formes (prostitution de rue, vitrines, salons de massage,…). Évidemment, peu d’autorités communales estiment positifs pour leur localité d’avoir de telles zones sur leur territoire. Cette activité est en effet souvent liées à des nuisances comme la violence, les trafics de drogue, le bruit des passants ou des clients, les déchets, une circulation ralentie, etc. Mais puisque le communal ne peut, à son échelon, encadrer mieux le statut des personnes prostituées ou, au contraire, interdire la prostitution, il faut trouver des solutions entre les interstices et les paradoxes des lois fédérales qui régissent ce domaine. Si de nombreux édiles communaux, toutes tendances et partis confondus, organisent ou participent régulièrement à des débats que l’on résumera au clivage « abolitionnistes[[Pour les tenant.e.s de ce courant, la prostitution est une forme d’exploitation et une atteinte à la dignité humaine et au principe d’égalité homme-femme qui doit être abolie. Les personnes prostituées sont des victimes non-punissables et les proxénètes des criminels. Les clients peuvent/doivent être sanctionnés.
]] contre réglementaristes[[Au contraire, les règlementaristes voient la prostitution comme une activité professionnelle sans doute « non normale » mais pour laquelle il serait nécessaire de réglementer, et d’encadrer en protégeant les droits des travailleurs et en prévenant les abus des employeurs. Les prostitué.e.s sont considéré.e.s comme des travailleur.e.s du sexe.
]] », la gestion au quotidien de ces zones ne peut qu’être pragmatique.
Dès lors, il semble intéressant de présenter l’organisation politique et pratique qui a permis la création de la « Villa Tinto » à Anvers. Dans un second temps, nous tenterons d’appréhender ce qui se met en place à Liège et Seraing. Il ne s’agira donc pas de se positionner pour ou contre les « eros center »[[Bien conscient que le terme d’ « eros center » est malhabile, voire inconvenant, j’en garderai l’usage par facilité de compréhension même s’il s’agit d’un concept fourre tout.
]] mais bien de voir comment, en Belgique, les communes qui font face à de la prostitution essayent, ou non, d’en réduire les nuisances et d’améliorer les conditions dans lesquelles les personnes prostituées assurent leurs services.
Il paraît donc essentiel, pour la situation belge, d’expliquer d’abord d’où est venu la création d’un eros centre à Anvers. Depuis 1999, le collège anversois a adopté un « Plan prostitution ». Ce plan énonce « que la ville mène une politique globale en matière de prostitution en vue de réduire la criminalité et les nuisances liées à la prostitution, d’améliorer la situation de la prostituée et de redévelopper les anciens quartiers de la prostitution »[[Débats du Conseil communal d’Anvers du 22 septembre 2008.
]]. La majorité anversoise souhaite en effet limiter la prostitution et ses effets annexes à un territoire restreint. Ces politiques doivent permettre un contrôle policier plus efficace et l’amélioration des conditions de travail des personnes qui se prostituent – à l’inverse, on remarquera plus loin que cet objectif n’a pas toujours été une priorité pour certaines autorités communales du côté bruxellois ou wallon.
La ville d’Anvers décide donc de concentrer les activités de prostitution dans un quartier bien délimité : le Schipperskwartier. Il s’agit d’une zone composée de trois rues piétonnes, formant un triangle dans lequel la prostitution sera tolérée par la ville et sa police. Au milieu de ce triangle de rues, se dresse un imposant bâtiment : la Villa Tinto. Il s’agit d’un bien privé financé et géré par la société Qinvest FDK[[Il s’agit de la même société qui souhaite construire un eros center à Schaerbeek du côté de la Rue d’Aerschot.
]], active dans le secteur immobilier. Au-delà de ce périmètre, l’interdiction de la prostitution est généralisée.
Dans la Villa Tinto, on trouve une cinquantaine de vitrines et autant de chambres reliées (avec alarmes, salle de douche, nettoyage quotidien…). Les vitrines y sont louées pour 12h, pour un montant de 70 euros. Les personnes qui veulent louer une vitrine doivent montrer un document d’identité ou un document de séjour valide. En cas d’irrégularité, les documents de la personne sont donnés à la police, qui tient une permanence au milieu du bâtiment, et qui prend éventuellement contact avec l’Office des étrangers.
Un « agrément » est nécessaire pour être propriétaire de vitrine dans le quartier et des contrôles ont lieu très régulièrement (hygiène, sécurité, statut des personnes qui y travaillent). Il est renouvelé tous les trois ans. Idem pour l’exploitant de la Villa Tinto. Tous les 6 mois, une réunion de coordination avec les associations de terrain, les propriétaires, la police et les services sanitaires et pompiers est organisée.
Trois axes[[« Plan de Prostitution Anvers 2008-2013 » adopté par le Conseil communal d’Anvers du 22 septembre 2008.
]] conduisent la politique de prostitution à Anvers : Améliorer les conditions sanitaires des prostituées ; Prévenir les nuisances publiques et la criminalité liées à la prostitution ; Établir et mettre en place une politique en matière de prostitution qui soit globale et cohérente. Ces axes permettent une prise en compte des questions liées à la prostitution sans être bloqué par l’ambiguïté de la législation fédérale et sans se mettre hors la loi concernant la prostitution.
A Liège, la situation est différente. En 2009, la ville a fermé les salons de prostitution du quartier Cathédrale[[A Seraing, selon le Bourgmestre Alain Mathot (PS), le nombre de prostituées déclarées sur le territoire était d’une centaine. Il est passé à plus ou moins 260 lorsque Liège a fermé ses salons. Débat au Conseil communal de Seraing du 28 mars 2011.
]], arguant des nuisances que créait l’activité pour les habitants, les commerçants et l’image du quartier[[« Prostitution, un Centre Isatis à Liège, un autre à Seraing ? », conférence de presse Ecolo-Liège du 7 avril 2011.
]]. Pour plusieurs observateurs, la suppression de ces vitrines a aussi été justifiée par le phénomène de toxicomanie important mais cachait plutôt la volonté des responsables liégeois de réhabiliter le quartier – ce qui n’aurait pas été un mal en soi si la Ville avait proposé des alternatives aux personnes prostituées qui ne pouvaient plus exercer là. Ce ne fut pas le cas. Ce n’est qu’a posteriori que le Bourgmestre Willy Demeyer (PS) a évoqué l’idée de la création d’un eros center qui, contrairement à Anvers, serait géré par l’associatif.
Depuis, il n’y a eu que des déclarations et peu d’avancées politiques. On reste donc dans des hypothèses de travail[[Même si les travailleurs d’Icare, association d’aide pour les personnes prostituées, et moteur du projet Isatis sont en train de constituer un dossier permettant une mise en place plus précise de ce centre.
]]. C’est ISATIS (Initiative sociale d’aide aux travailleurs indépendants du sexe), constituée en 2009 et regroupant des représentants de la ville, du monde judiciaire et des associations de terrain, et des mandataires politiques « à titre personnel », qui devrait gérer l’établissement. La Ville, se porterait garante du prêt permettant la construction du bâtiment[[On parle de 3 millions d’euros.
]]. Les objectifs déclarés de ce projet sont multiples. Il s’agirait tout d’abord de proposer aux personnes prostituées un endroit propre, sécurisé, peu cher et très contrôlé par les autorités communales et la police. La concentration des lieux prostitutionnels aurait aussi pour conséquence de faciliter le travail de terrain des associations de prévention, d’information et de sensibilisation. Les organismes qui s’occupent d’accueillir et de défendre les victimes de traite des êtres humains pourraient également avoir un accès plus aisé aux personnes via ce type de structure. Enfin, circonscrire la prostitution à un seul lieu permettrait de réduire les nuisances vécues par les riverains.
Politiquement, le projet donne l’impression que la création d’un eros center est la panacée à tous les problèmes auxquels sont confrontés les prostituées ou les riverains et gestionnaires publics. Cela devrait permettre, par exemple, de contrôler les prostituées dans une zone particulière, de limiter les problèmes avec les habitants des quartiers et de « faire disparaître » la prostitution effectuée par des personnes sans statut de séjour. Or, la création d’un tel lieu, et même avec un fonctionnement résolument tourné vers les aspects sociaux et préventifs ne construira pas une réponse politique globale et cohérente à la question de la prostitution. Seule une partie infime des personnes prostituées pourront y avoir accès (il faudra être en ordre de papiers, il faudra avoir envie de se déclarer, etc.). On peut également se demander ce que ce type de construction envoie comme message à la population. Celui de pouvoirs publics qui autorisent la création de supermarchés du sexe et la « consommation » de personnes ? Comme l’a relevé le CFFB[[Conseil des femmes francophones de Belgique.
]], la création d’un eros center consacre le marché du sexe, avec l’aval (« l’institutionnalisation ») des instances publiques. Il s’agit donc clairement d’un choix de société qui nécessite plus que des débats stériles entre féministes pour et féministes contre…
L’expérience d’un eros center géré par l’associatif à Liège (qui n’a donc toujours pas reçu de réelle validation politique) serait une première en Europe. Il sera donc nécessaire de proposer un cadre très clair et qui permette une évaluation fiable de son fonctionnement mais aussi des nouvelles dynamiques prostitutionnelles qui se mettront en place ou non dans la ville et ses alentours.
Bien sûr, les tenant.e.s de la tendance abolitionniste pourront dire que ce projet perpétue le proxénétisme d’État. Cependant, reprocher cela aux auteurs du projet qui, au niveau communal, ne peuvent que gérer le flou du fédéral et le rejet des activités de prostitution d’autres communes, ne ferait pas avancer les conditions dans lesquelles les personnes qui se prostituent vivent au quotidien. On sait aussi qu’interdire la prostitution partout, via la pénalisation du client, par exemple, reviendrait à rendre plus sous-terraines et donc plus risquées les pratiques des personnes prostituées si les moyens policiers judiciaires et sociaux ne suivent pas. Et les priorités budgétaires actuelles ne semblent pas être celles-là…
Enfin, même si l’expérience liégeoise est concluante pour un temps, il faudra éviter que la création d’un eros center dans chaque grande entité wallonne ne devienne LA solution idéale pour lutter contre les problèmes liés à la prostitution. Construire un bâtiment et y caser des personnes prostituées n’est qu’un bout de réponse qui sera vain et contre-productif si la question n’est pas traitée globalement et de manière cohérente.