« Nous ne cherchons pas une nouvelle utopie,
mais un autre rapport à l’utopie »

Manu Belin

Les écologistes n’ont pas fini de se défaire de l’attitude catastrophiste qui est en fait une sorte de « progressisme honteux ». Leur utopie, ils ne doivent pas la concevoir comme la réalisation d’une prévision scientifique. Quelle que soit l’ampleur des désastres présents et potentiels, l’histoire n’est jamais écrite à l’avance[[Dans le cadre d’une formation donnée aux rhétoriciens de l’Athénée Léon Lepage à Bruxelles sur le thème de l’écologie et de l’utopie, j’ai essayé d’articuler quelques idées sur les liens entre l’utopie, le catastrophisme, l’écologie et la politique. J’en livre ici le résultat totalement brut et forcément inachevé.

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Un genre littéraire

L’utopie désigne d’abord un genre littéraire, incarné par le livre de Thomas More « Utopia » qui aurait été écrit en réaction au mouvement des « enclosures », par lequel quelques propriétaires terriens s’appropriaient des pâturages jusque-là voués à un usage commun. La description littéraire de l’île d’Utopia – pays où il n’y a pas d’argent et où l’abondance assure la paix – a pour fonction de faire ressortir les injustices qui caractérisent la société anglaise du XVIème siècle. Le récit u-topique – étymologiquement, à partir des racines grecques du mot, la description de ce qui n’a pas de lieu – permet de critiquer le présent par la production d’un monde imaginaire radicalement différent. L’ampleur de la critique se mesure à la différence entre la qualité de l’à-venir et le présent.

Thomas More utilise aussi le mot « Eu-topia » (le lieu du bon). A ce titre, l’utopie est productrice de changement : elle propose un modèle social pacifié auquel on parvient par l’éducation et par la conviction, voire par la contrainte. La réalisation de cette société devient un objectif, une raison d’agir collectivement. Elle est source d’espoir, d’attente, mais souvent aussi, de désenchantement. Les utopies peuvent tourner au cauchemar, devenir « dystopiques », comme dans le roman « Le meilleur des mondes », d’Aldous Huxley et comme dans les Etats totalitaires du XXème siècle.

Une catégorie politique

Le qualificatif d’utopique a été adjoint à des doctrines politiques, généralement pour en souligner le caractère irréaliste, mais pas seulement. La paternité du terme de « socialisme utopique » reviendrait à Friedrich Engels qui l’aurait forgé pour le distinguer du « socialisme scientifique » qu’il entendait développer avec son ami Karl Marx en s’appuyant sur un appareil théorique soi-disant scientifique, le matérialisme dialectique. Le « socialisme utopique » caractérisait à ses yeux tous ceux qui dès la première moitié du XIXème siècle avaient organisé concrètement des alternatives sociales au modèle concurrentiel de la société industrielle. Pour Engels, les expériences concrètes inspirées par des auteurs comme Saint Simon, Fourier, Cabet et Owen montraient qu’il était possible de vivre dans un cadre non-concurrentiel. Mais il leur manquait une base théorique solide. Ce cadre allait être proposé par le communisme qui caractérisera à la fois l’idéal et la doctrine permettant d’arriver à une société sans classe sociale où, comme le disait en 1848 le Manifeste du Parti Communiste, « le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous ».

Un socialisme utopique et apolitique

Paradoxalement, au XIXe le « socialisme utopique » était plus « productif » que le « socialisme scientifique » dans la mesure où il avait produit de nombreuses expériences sociales, qui allaient notamment inspirer le mouvement coopératif syndical. Dès les années 1820, le « socialisme utopique » prétendait combattre l’ « individualisme » généré par la société industrielle en lui opposant le modèle de l’association. Mais ses expériences se caractérisaient aussi souvent par l’imposition autoritaire d’un mode de vie. Le refus de l’individualisme tournait à la « désindividualisation » et à l’autoritarisme, le rejet de la concurrence à la négation du débat. Dans le socialisme utopique, encore fasciné par le pouvoir de la technique, l’administration des choses devait se substituer au gouvernement des hommes, selon la formule célèbre de Saint Simon pour qui les ingénieurs étaient plus utiles que les hommes politiques.

De l’utopie à la dystopie

La construction d’une société sans classe a été une source de mobilisation collective et de ferveur messianique (tout comme le retour du Messie sonnait l’avènement immédiat d’une société idéale), tout au long de l’histoire du mouvement socialiste. Mais dans le marxisme-léninisme, doctrine officielle des partis communistes après la révolution russe de 1917 et la mort de Lénine en 1924, cet objectif cesse d’être irréalisable pour devenir le résultat de l’application patiente des lois du matérialisme dialectique par l’organisation politique de la classe ouvrière, le parti communiste. On sait ce qu’il en advint. Le communisme tel qu’il fut appliqué en Union soviétique et en Chine populaire tout au long du XXème siècle a été caractérisé par une même volonté d’emprise complète (totale) de la politique sur la vie des individus que le fascisme et le national-socialisme. Au XXème siècle, l’idée d’une société réconciliée avec elle-même, l’idéal du manifeste du Parti communiste, débouche sur le cauchemar totalitaire. L’utopie devient « meurtrière », comme par exemple au Cambodge où entre 1975 et 1979, les Khmers rouges tuent 20% de la population de leur pays, en voulant supprimer toute trace de la société capitaliste occidentale.

L’écologie comme critique de l’utopie du progrès

L’écologie politique naît précisément à cette époque dans la plupart des Etats industriels, en Europe mais pas uniquement. Elle se présente souvent comme « une idéologie d’après les idéologies » et ne prétend pas vouloir imposer son projet à qui que ce soit. L’écologie est d’abord une critique de l’utopie sous-jacente à la société industrielle. Selon elle, le développement de la production, loin de résoudre les conflits entre les hommes, a tendance à les aggraver voire à poser des problèmes imprévus. La productivité débouche sur la contre-productivité, le progrès génère des risques, voire des catastrophes. Sa critique de la société industrielle est à la fois ancrée dans le social (ce sont les modes de vie industriels qui sont récusés) et dans la science (ce sont ses conséquences, potentiellement mortelles pour l’écosystème planétaire qui sont dénoncés). A l’utopie industrielle, elle entend proposer une « société » radicalement différente. En ce sens, l’écologie politique a aussi une dimension utopique.

Une face festive et une face prophétique

L’utopisme écologique a une face festive et légère, empreinte d’autodérision : « On arrête tout, on réfléchit et c’est pas triste », dit le film l’AN 01 en 1973. Il a aussi un côté plus effrayant : « l’Utopie ou la Mort », comme le montrent les alarmes des scientifiques tels que René Dumont ou Dennis Meadows. Paradoxalement, c’est surtout l’ancrage scientifique qui confère à l’écologisme des années 70 une dimension prophétique : il annonce la fin d’une époque (voire la fin du monde), il promet un avenir meilleur aux sociétés qui sauront écouter ses mises en garde et enfin, il met en valeur les conduites exemplaires de ceux qui n’attendent pas la catastrophe pour changer leur vie. Même si les premiers écologistes osent écrire que pour la première fois dans l’histoire « le désir rejoint la nécessité »[[Vers une société écologique aujourd’hui, Projet politique du Mouvement écologique, p. 15, Editions Le Sycomore, Paris, 1978.

]], ses deux composantes (sociale et scientifique) peuvent entrer en tension (parfois à l’intérieur d’une même personne !): l’auto-limitation prônée par les premiers écologistes risque de se muer en hétéro-limitation lorsqu’elle est imposée par des experts voire par des « communautés » qui fixeraient (fût-ce démocratiquement) quels sont les « besoins » légitimes de leurs membres.

A cet égard, l’écologisme partage certains traits du socialisme utopique : point n’est besoin d’attendre la révolution pour mettre en place, ici et maintenant, des « expérimentations » de société écologique. Mais, souvent, les expériences tournent court, notamment parce que le refus de l’Etat et de l’autorité empêche de gérer les conflits.

Quand l’utopie change de camp

Tout au long de leurs trente années d’existence, la plupart des partis verts s’emploient, à atténuer la dimension utopique de leur projet. La peur de se faire traiter de « khmers verts » n’y est pas étrangère. Mais progressivement, l’utopie change de camp. Comme le disait Jacky Morael, l’utopie, ce n’est pas l’écologie, c’est de croire que les choses peuvent continuer comme avant. Le réalisme devient écologique. Dans le même temps, avec la découverte de la réalité du totalitarisme, le mot « idéologique » devient désormais une insulte. Les Verts n’échappent pas tout à fait à la dépolitisation de l’écologie, en mettant trop l’accent sur les solutions techniques qui profitent forcément à tout le monde, sauf aux pollueurs, dont on se rassure à penser qu’ils sont toujours « gros » et jamais « petits ». La production de « réformes basculantes » censées faire sortir la société du productivisme cède la place à la « transition écologique » ou au « transition management » destiné à réorienter progressivement les comportements dans le sens du développement durable.

Prophétisme et catastrophisme

Aujourd’hui, l’écologie est devenue tout à fait « mainstream ». Mais l’attitude prophétique n’a pas disparu de son discours. Elle est toujours active, au moins de manière latente, dans la posture dénonciatrice, dans la position de surplomb qui permet de se mettre au dessus du monde et de dénoncer les « coupables », comme on peut le lire dans le journal « La décroissance ». La stigmatisation des impostures va de pair avec une conception quasiment messianique du changement : des « basculements » peuvent se produire à tout moment. Ils ne seront pas tant le produit de l’action des hommes que de la revanche des éco-systèmes qui démasqueront les « faux-semblants » des hommes. La persistance du prophétisme s’appuie sur le catastrophisme, la prévision scientifique des effondrements écologiques à venir.

Mais peut-on prévoir le désastre avec les mêmes moyens (techno-scientifiques) qui ont servi à le produire ? [[« Le fond commun à toutes les représentations catastrophistes, c’est l’idéal maintenu de la rationalité technique, le modèle déterministe de la connaissance objective, c’est donc d’accorder plus de réalité à la représentation que les instruments de mesure permettent de construire qu’à la réalité elle-même (à ce qui est « directement vécu ») ; de n’accorder en fait le statut de connaissance qu’à ce qui est passé par le filtre de la quantification ; de croire encore et toujours, malgré tant de démentis, à l’efficacité promise par une telle connaissance. Le postulat déterministe d’un avenir calculable par extrapolation est tout autant un fantasme dans sa version de futurologie noire qu’il l’était dans sa version rose, euphorique des années 50 (laquelle fait rire aujourd’hui quand on la confronte à ce qui est réellement advenu) ». RIESEL R., SEMPRUN J., Catastrophisme, administration du désastre et soumission durable, Editions de l’Encyclopédie des nuisances, Paris, 2008, p.35-37.

]]. Le piège est là : remettre en question l’emprise de la techno-science dans la production du discours catastrophique ne veut pas dire qu’on devient climato-sceptique, qu’on nie la réalité du désastre.

S’ouvrir à la possibilité du changement

Le piège est aussi une source d’espoir, celui d’un changement qui ne serait pas « imposé » par les prévisions des experts, mais qui serait produit par l’action collective, par le désir d’une autre vie, plus juste, plus belle. Les écologistes n’ont pas tout à fait fini de se débarrasser du « progressisme honteux » que constitue le catastrophisme. Ils doivent encore complètement se désintoxiquer de l’idée d’une histoire qui serait écrite d’avance. Comme le disait Walter Benjamin en 1939, « le progrès ne se situe pas dans la continuité du processus temporel mais dans ses intermittences, là où quelque chose d’authentiquement nouveau se fait sentir pour la première fois avec la sérénité d’un nouveau matin »[[BENJAMIN W., Le livre des passages, Editions du Cerf, Paris, p. 492.

]].

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