Avant toute chose, laissez-moi tout simplement vous remercier. À vrai dire, je me demande comment je suis arrivé ici. Je ne suis qu’un ‘British’ aux souliers peu convenables, qui passe trop de temps dans les cafés.
Au mieux suis-je une sorte de non-conformiste, un académique par accident, qui a tendance à semer la pagaille. Je ne vais pas vous parler de l’accueil qui m’a été réservé en Angleterre quand j’ai osé, pour la première fois, parler de ‘Prospérité sans Croissance’. Ni du coup de fil que j’ai reçu un vendredi soir d’une personnalité politique dont je tairai le nom, représentant un ministère que je ne nommerai pas non plus, me disant que le numéro 10 – d’une rue londonienne anonyme – ‘est devenu littéralement dingue’. Et tout cela à cause de moi? Ce n’est pas tout à fait le genre de carrière que mes parents imaginaient pour moi.
Mais aujourd’hui, chose extraordinaire, une des université les plus anciennes – et certainement la plus avisée – d’Europe honore quelqu’un qui a osé poser la question la plus évidente qui soit: comment est-il possible pour notre économie de croître à l’infini – tandis que les ressources de notre planète sont si péniblement limitées?
C’est une question fascinante pour différentes raisons. Tout d’abord, parce que beaucoup de monde préférerait qu’elle ne soit pas posée. Mais aussi parce que l’on débute le parcours avec une question très simple qui traite de physique et d’écologie… Et on finit par explorer l’essence même de l’être humain.
Laissez-moi vous guider le long d’un petit bout de ce parcours. Imaginez, pour un instant, un monde peuplé de neuf milliards d’habitants, aspirant tous à un niveau de salaire occidental, croissant à du deux pour cent par an. Dans un tel monde, le seul moyen d’avoir une quelconque chance de transmettre à nos enfants une planète habitable est de réduire de cent trente fois l’intensité en carbone de l’activité économique durant les quarante prochaines années. Croire à la réalisation d’un tel scénario, c’est croire par-dessus tout au pouvoir quasi magique de la technologie.
La question pour moi n’est pas tant de savoir si cela est technologiquement réalisable. Mais plutôt si la société dans laquelle nous vivons peut atteindre ce niveau de transformation. Car une société qui se fonde sur la croissance nécessite une multitude de consommateurs dépendants de biens nouveaux, prêts à emprunter et à dépenser- quitte à hypothéquer leur situation financière future si telle est la condition pour continuer à acheter.
Et soyons honnêtes, il est assez facile de repérer ces gens. Ils sont assis ici-même et maintenant. Parce que les biens nouveaux jouent un rôle absolument central dans nos vies à nous. à travers eux, nous nous racontons des histoires décrivant combien nous sommes importants. La nouveauté signifie le progrès. Elle signifie l’espoir. Un monde plus radieux, plus étincelant pour nos enfants et leurs enfants. Nous sommes exactement les personnes dont le système a besoin pour poursuivre la parade.
Et si, comme en période de récession, par exemple, le système stagne ou même chancèle, alors une foule d’agents publicitaires, de vendeurs, d’investisseurs et de politiques, aussi rusés les uns que les autres, sont là pour nous rappeler à l’ordre.
Pour nous persuader, en termes très simples, de dépenser l’argent qu’on n’a pas pour acquérir des choses dont on n’a pas besoin afin de créer des impressions qui ne durent pas sur des personnes qui ne nous importent en rien.
Mais avant de nous livrer au désespoir, cela vaut la peine de se demander si cette dynamique de consommation sert réellement nos aspirations propres en tant qu’êtres humains. S’agit-il là de l’immuable nature humaine à la recherche de son propre plaisir ou d’une pathologie qui est la conséquence d’une économie tournée trop vers le profit, nous menant à des comportements destructeurs ?
Admettons toute de suite qu’il y a une part de la nature humaine qui est profondément matérialiste. Et que cette part de la nature humaine a une soif persistante de nouveauté. Mais cela signifie-t-il que l’hédonisme, la recherche individualiste du plaisir est vraiment ce à quoi se réduit la nature humaine?
Y-a-t-il ne fut-ce qu’un seul des modèles du psychisme humain qui se limite aux forces d’un matérialisme égoïste ?
S’il y en a un, il n’est certainement pas l’œuvre ni des psychologues ni des psychiatres. Il n’est pas sûrement approuvé par les docteurs, les infirmières, les travailleurs sociaux. Ou encore par les mères, les pères, les amants. Ni l’art, ni la musique, ni la littérature n’en font assurément pas l’éloge. Il n’est le cœur d’aucun enseignement religieux, quel qu’il soit.
Il n’a pas été inscrit sur des tablettes de pierre par Moise descendu de la montagne.
Il suffit de regarder autour de vous. De demander aux gens ce qui a de l’importance pour eux. Je ne suis pas en train de suggérer que nous sommes tous des Saints. Ce serait ridicule. Mais la seule preuve nécessaire pour rejeter la proposition que tous les cygnes sont blancs est de trouver un cygne noir.
La seule preuve nécessaire pour rejeter la proposition que nous sommes tous des consommateurs individualistes, c’est un seul individu désintéressé qui passe sa vie entière à se dévouer aux pauvres et aux malades. Une seule entreprise innovante qui destine quatre vingt pour cent de ses profits à la protection des forêts tropicales. Ou une fillette de dix ans, troublée par le matérialisme de Noël, apportant à son père une poignée de cadeaux et lui demandant : ‘pourrais-tu s’il te plait les donner à des enfants qui n’ont rien ?’. C’est le cas de ma fille. Mon petit cygne noir. Mais je suis persuadé que vous n’aurez aucun mal à fournir vos propres exemples. Réfuter le modèle d’une nature humaine dont le fondement est la recherche intéressée du plaisir est ridiculement facile. Dès lors, d’où peut bien provenir un tel modèle ?
Et bien, ce modèle provient hélas de la pensée économique dominante. L’individu égoïste est le modèle de l’humanité, encodé au cœur de la science économique moderne. Baignés dans la croyance erronée que ce type de comportement humain concourt à l’intérêt général, nous avons créé toute une gamme d’institutions pour aider chacun de nous à devenir précisément ce type d’individu.
Et la triste vérité, c’est que ces institutions sont en train de miner une autre part de nous qui est tout aussi importante. Qui est plus importante.
On a oublié qu’en même temps que d’être égoïstes, nous sommes aussi altruistes. Que si nous avons soif de nouveauté, nous sommes aussi sensibles à la tradition. Et que nos âmes, bien qu’en quête perpétuelle d’occupations belliqueuses, ont aussi besoin de réflexion et de paix.
En conclusion, il ne s’agit pas de changer la nature humaine mais de reconnaitre sa profondeur. Et de construire des institutions qui protègent cette profondeur, une économie capable d’engendrer une prospérité partagée au sein d’une planète limitée.
La prospérité – dans tous les sens du terme – transcende les préoccupations matérielles. Elle réside dans notre amour pour nos familles, dans notre soutien à nos amis, dans notre aptitude à participer pleinement à la vie de notre société, dans la signification et la raison d’être que nous attachons à nos vies. Le défi pour nos sociétés est de créer les conditions qui rendent cela possible.