Depuis bientôt quatre ans le capitalisme a plongé le monde dans une crise sans précédent par son étendue, sa globalité et sa multi-dimensionnalité : économique, financière, sociale et écologique, chacune de ces dimensions renforçant les autres. Les structures socio-économiques se fissurent parce qu’ont prévalu le renforcement des privilèges d’une classe dominante et le délitement de toutes les protections sociales. Alors, les cadres de pensée à l’intérieur desquels se déployaient les justifications d’un ordre supposé apporter à l’humanité le bien-être, la démocratie et la paix s’épuisent et apparaissent pour ce qu’ils étaient : idéologie et non pas science, intérêt de classe bien compris et non pas intérêt général.
Dans ce contexte, les recherches pour construire un autre cadre théorique et politique esquissant un monde plus soutenable se multiplient. Le livre de l’économiste britannique, responsable de la Commission du développement soutenable du Royaume-Uni, Tim Jackson, Prospérité sans croissance[[T. Jackson, Prospérité sans croissance, La transition vers une économie durable, 2009, Bruxelles et Namur, De Boeck et Etopia, 2010. Depuis sa parution en anglais en 2009, ce livre a reçu déjà de nombreux commentaires avec lesquels nous partageons certaines vues mais pas toutes ; voir notamment J. Gadrey, « La prospérité sans la croissance : vivre mieux avec moins ou avec plus ? », mai 2009, http://alternatives-economiques.fr/blogs/gadrey/2009/05/20/la-prosperite-sans-la-croissance-vivre-mieux-avec-moins-ou-avec-plus ; J. Gadrey, « La prospérité sans croissance ? », Alternatives économiques, Hors-série n° 83, 4e trimestre 2009 ; J. Cossart, « Économie durable ? », Lettre du conseil scientifique d’Attac, n° 36, novembre 2010, http://www.france.attac.org/spip.php?article11878. Pour une mise en doute de la croissance verte sur des arguments totalement contraires à ceux de Jackson et favorables à la poursuite d’une croissance traditionnelle, voir R. Prud’Homme, « La croissance verte, une chimère ? », Commentaire, n° 130, été 2010.
]] constitue une bonne synthèse de la critique de la croissance économique et il tente de définir une conception de la prospérité alternative à celle qui associe le mieux au plus. En particulier, il essaie de jeter les bases d’une macroéconomie écologique.
La croissance économique infinie n’est pas possible
L’idée est maintenant connue : la croissance de la production se heurte aux limites écologiques et il n’est pas possible de la perpétuer dans une planète finie. De plus, s’ajoutent toutes les aberrations du système économique mondial actuel : financiarisation, endettement, spéculation, notamment sur les matières premières, réchauffement climatique, etc.
Un découplage ?
Une déconnexion se produit entre l’augmentation de la production mesurée par le produit intérieur brut et des indices de satisfaction : la corrélation diminue, voire disparaît, au-delà d’un certain niveau de revenu autour de 15 000 dollars par habitant et par an. Ce constat ne constitue pas en soi une preuve lorsque l’une des variables est, par construction, bornée (par exemple, l’espérance de vie ou le taux de scolarisation), mais il alerte sur la nécessité de définir le bien-être par autre chose que la seule abondance matérielle.
Pour cela, Jackson entreprend un démontage de la conception de la prospérité qui est assise sur l’enchaînement suivant : la quantité fonde la satisfaction, c’est-à-dire l’utilité ; l’utilité fonde la valeur ; la valeur donne le prix. « L’économie […] suppose que la valeur est équivalente au prix que les personnes sont disposées à payer pour se les procurer sur des marchés fonctionnant librement. La théorie économique moule l’utilité sur la valeur monétaire des échanges de marché. » (p. 53).
Progressivement, Jackson esquisse une critique de la théorie économique dominante, critique courante au sein des hétérodoxies, mais rarement évoquée dans les ouvrages bien-pensants : « Certains ont affirmé que le concept sous-jacent de l’utilité comme valeur d’échange était lui-même fondamentalement défectueux. » (p. 54). Jackson pense que l’inadaptation du concept d’utilité tient au fait qu’il existe deux types d’utilité : celle que mesure le PIB et celle que (ou qui ?) mesure la satisfaction : « Quoi que nous puissions dire par ailleurs sur la relation entre le PIB et le niveau de satisfaction dans la vie, il est clair qu’ils ne mesurent pas le même type d’utilité. » (p. 56).
Au-delà de ces prémisses conceptuels, le cœur de la démonstration de Jackson porte sur l’incapacité du découplage entre l’évolution de la production et celle de la consommation de ressources naturelles à résoudre la question écologique (voir graphiques ci-dessous[[Les graphiques sont extraits de l’édition anglaise, p. 50-51, http://www.sd-commission.org.uk/publications/downloads/prosperity_without_growth_report.pdf.
]]). Une unité de produit a beau nécessiter de moins en moins d’énergie et de matière, le découplage n’est que relatif et n’est jamais absolu ; il ne peut l’être tant que la production augmente plus vite que ne baisse l’utilisation des ressources par unité produite. C’est l’effet rebond connu aussi sous le nom de paradoxe de Jevons, qui empêche que la baisse de l’intensité énergétique ou de l’intensité carbone soit suffisante pour parier encore sur la croissance économique. Le problème est tellement important que Jackson juge que l’estimation des coûts à engager pour contenir le réchauffement climatique faite par Nicholas Stern[[N. Stern, The Economics of Climate Change, Stern Review, Cambridge, Cambridge University Press, 2007.
]] est trop optimiste (p. 93).
Consommation d’énergie fossile et émissions de CO2 liées. 1980-2007
Consommation des ressources matérielles. OCDE 1975-2007
À titre d’exemple, « l’intensité des émissions mondiales de carbone a baissé de près d’un quart, passant d’un petit peu plus d’un kilogramme de dioxyde de carbone par dollar américain en 1980 à 770 grammes par dollar américain en 2006 » (p. 80). Mais « en dépit de la baisse des intensités énergétiques et en carbone, les émissions de dioxyde de carbone provenant des combustibles fossiles ont augmenté de 80 pour cent depuis 1970. Les émissions, aujourd’hui, sont quasiment 40 pour cent plus élevées qu’en 1990 – année de référence de Kyoto. Depuis l’an 2000, elles ont augmenté à un rythme annuel supérieur à 3 pour cent. » (p. 81). Entre 1990 et 2007, elles ont crû de près de 2 % par an (p. 88), alors qu’« il est indispensable d’obtenir une réduction absolue des émissions de carbone de 50 à 85 pour cent d’ici 2050 pour respecter l’objectif du GIEC portant sur une stabilisation à 450 ppm » (p. 78).
Aussi, le keynésianisme et le « New Deal vert » sont-ils jugés par Jackson « intéressants » (p. 114) par l’ampleur des investissements mobilisés aujourd’hui aux Etats-Unis et en Asie, mais « cet état demeure toujours aussi peu durable » (p. 125). [[Sur cette question, voir aussi D. Tanuro, L’impossible capitalisme vert, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, La Découverte, 2010, et notre commentaire sur http://alternatives-economiques.fr/blogs/harribey/2010/09/21/trois-livres-pour-penser-lapres-capitalisme/#more-109.
]]
Il faut donc sortir de « la «cage de fer» du consumérisme » (chapitre 6, p. 95), pas seulement par la dimension matérielle de la course à la consommation mais aussi et surtout par « le langage symbolique » (p. 62) que la consommation véhicule. Il convient alors de définir un « hédonisme alternatif » (p. 151).
Capitalisme et croissance
S’agit-il de sortir du capitalisme ? Non, car « il en existe des variétés différentes » (p. 37, 97). Et aussi parce que :
« Pour certaines personnes, croissance et capitalisme vont de pair. La croissance est indispensable au capitalisme. Elle est une condition nécessaire de toute économie capitaliste. Aussi, l’idée de se passer de la croissance équivaut-elle à se débarrasser du capitalisme. Nous avons déjà vu que cette présomption est fausse en général. Comme l’ont montré William Baumol et ses collègues, toutes les variétés du capitalisme ne se valent pas en termes de croissance. Certes, celles qui ne croissent pas sont évidemment «mauvaises» aux yeux de Baumol. Mais l’essentiel est qu’il peut exister – et qu’il existe – des économies capitalistes qui ne sont pas en croissance. De la même manière, il existe des économies non capitalistes qui croissent. L’histoire contrastée de la Russie illustre, en l’occurrence, parfaitement ces deux phénomènes contre-intuitifs. » (p. 194).
Et Jackson ajoute en note de bas de page : « Remarquons également que le travail de Peter Victor[[P. Victor, Managing without Growth – slower by design not disaster, Cheltelham, Edward Edgar, 2008 ; « Managing without Growth », Think-piece for rhe SDC workshop « Confronting Structure », avril 2008, London, Sustainable Development Commission, http://www.sdcommission.org.uk/pages/redefining-prosperity.html.
]] démontre explicitement qu’il est possible, en principe de «stabiliser» une économie capitaliste relativement classique. »
Ici commencent les difficultés théoriques et méthodologiques du livre de Jackson. La première relève de la logique : l’identité entre croissance économique et capitalisme signifierait que la croissance est une condition nécessaire et suffisante du capitalisme et non pas une simple condition nécessaire.
Deuxièmement, hormis les périodes de récession à cause d’une chute de la rentabilité du capital et d’une surproduction, quels exemples d’économie capitaliste qui ne croisse pas peut-on observer ? Aucun. Le capitalisme est indissolublement lié à une dynamique d’accumulation du capital. C’est sa raison d’être, sa finalité et son moyen de se perpétuer. On pourrait imaginer en théorie une situation où la classe dominante prélèverait un surplus social sans qu’il y ait de surplus de croissance, mais il faudrait supposer d’une part une chose inconcevable puisqu’aucune concurrence ne s’exercerait entre les membres de la classe capitaliste qui les pousserait à augmenter constamment la productivité du travail, et d’autre part une chose incompatible avec la recherche d’un découplage absolu et même relatif entre production et ressources naturelles puisque l’accroissement de l’investissement nécessaire à ce découplage serait pratiquement impossible dans un état stationnaire. Jackson le reconnaît d’une certaine façon : « Les présupposés simplistes selon lesquels la propension du capitalisme à l’efficacité stabilisera le climat et résoudra le problème de la rareté des ressources sont presque littéralement démonétisées. » (p. 186).
Troisièmement, citer la Russie comme une économie non capitaliste relève de la fantaisie. Si Jackson veut parler de la période soviétique, c’est confondre capitalisme et régime de propriété privée en oubliant tous les autres aspects des rapports sociaux. S’il parle de la Russie actuelle, c’est incompréhensible.
Aussi la démonstration de Jackson est-elle sans doute illusoire :
« La productivité du capital baissera probablement. Bien qu’essentiels pour l’intégrité écologique, certains investissements pourraient ne pas générer de retour en termes monétaires classiques. La rentabilité, dans le sens traditionnel, sera moins élevée. Dans une économie basée sur la croissance, c’est profondément problématique. Pour une économie qui se préoccupe de l’épanouissement, cela ne doit pas avoir la moindre importance. » (p. 193).
Or la théorie néoclassique elle-même a mis en évidence le paradoxe selon lequel l’adoption de normes éthiques par certains ménages entraînait progressivement, par simple intérêt, les entreprises dans un cercle vertueux, ainsi que les autres ménages qui n’accepteront pas longtemps de payer plus cher des produits fabriqués dans des conditions non éthiques ou non écologiques, tandis que si l’adoption des normes éthiques est d’abord le fait d’entreprises, celles-ci vont être laminées inexorablement par la logique du marché qui va faire abandonner toute considération éthique.[[W.J. Baumol, Perfect Markets and Easy Virtue, Business Ethics and the Invisible Hand, Oxford, Blackwell, 1991.
]] Comment dans ces conditions imaginer un capitalisme sans croissance et sans souci de rentabilité ?
Pourtant, il y a dans le livre de Jackson une intuition que nous croyons juste[[Cette idée est aujourd’hui reprise par Edgar Morin, La voie, Pour l’avenir de l’humanité, tome 1, Paris, Fayard, 2011.
]] et qui s’oppose aux théories de la décroissance : l’alternative croissance/décroissance est fausse car certaines activités doivent croître et d’autres décroître, et bien sûr avec des degrés différents selon le niveau de développement atteint par les différents pays du monde[[Voir J.M. Harribey, L’économie économe, Le développement soutenable par la réduction du temps de travail, Paris, L’Harmattan, 1997 ; « Les théories de la décroissance : enjeux et limites », Cahiers français, « Développement et environnement », n° 337, mars-avril 2007, p. 20-26, http://harribey.u-bordeaux4.fr/travaux/soutenabilite/decroissance.pdf
]]. Jackson l’exprime ainsi : « Il n’y a pas de raisons d’abandonner universellement la croissance. » (p. 54). De même, il défend l’idée que la transformation de l’économie nécessite des transitions : « Cela pourra prendre des décennies pour transformer nos systèmes énergétiques. » (p. 30) et « Nous avons aussi besoin d’étapes concrètes à travers lesquelles construire le changement. » (p. 172).
Aussi le livre de Jackson est-il pour son auteur un « appel lancé en faveur d’une théorie macroéconomique robuste et instruite sur le plan écologique [qui] constitue probablement la recommandation la plus importante de ce livre » (p. 129).
Une macroéconomie écologique
Tim Jackson propose une modélisation simple pour dépasser les limites de la fonction de production néoclassique de Cobb-Douglas fondée sur l’idée qu’on peut continûment substituer un facteur de production à l’autre, pierre de touche de la conception faible de la soutenabilité du développement[[On distingue la soutenabilité faible et la soutenabilité forte. La première est fondée sur l’hypothèse de substituabilité des facteurs de production (ici, le capital manufacturé remplaçant les ressources naturelles épuisées) ; la seconde adopte au contraire l’hypothèse de complémentarité.
]]. Introduire le facteur environnement à côté du travail et du capital changerait-il la nature et la portée de cette fonction ?[[Une fonction de production est une relation établie entre la quantité produite, l’output, et la quantité d’inputs (les néoclassiques parlent de facteurs de production) utilisés, généralement résumés au capital et au travail. La fonction de production la plus connue est celle imaginée par le mathématicien Richard Cobb et l’économiste Paul Douglas, qui est construite de telle façon qu’elle permet d’utiliser des propriétés mathématiques fort commodes pour considérer que, globalement, l’économie est à rendements constants et que la répartition entre capital et travail est immuable, quel que soit le degré de substitution d’un input à un autre. Comme nous l’avions montré dans « La misère de l’écologie », Cosmopolitiques, n° 10, septembre 2005, p. 151-158, http://harribey.u-bordeaux4.fr/travaux/soutenabilite/misere-ecologie.pdf, une fonction de Cobb-Douglas dans laquelle on ajouterait l’environnement est totalement incapable de refléter la prise en compte de l’écologie.
]] Jackson semble dire qu’une fonction de production aux rendements d’échelle constants mais avec une élasticité de substitution entre les facteurs constante et inférieure à 1 résout le problème. Certes, avec une telle élasticité inférieure à 1, on se rapproche d’une situation de complémentarité des facteurs. Mais cela signifie que la baisse de l’intensité de la production en ressources naturelles (donc ici la substitution de facteurs techniques aux ressources naturelles) sera moindre que la hausse du prix relatif des ressources naturelles aux autres facteurs (voir annexe 1). Autrement dit, les ressources naturelles s’épuisant, on aura beau avoir un prix de ces ressources qui augmente relativement au niveau général des prix, cela ne compensera pas l’insuffisante baisse de l’intensité en ressources pour pouvoir éviter une croissance absolue de la consommation de ces ressources.
Cela veut dire que la nouvelle macroéconomie écologique de Jackson ne résout pas le problème du découplage qu’il a repéré auparavant. Et cette conclusion terrible est confirmée par beaucoup d’autres aspects que son ouvrage aborde lucidement mais auxquels il apporte des réponses méthodologiquement très fragiles. Évoquons quelques-unes d’entre elles.
Productivité et temps de travail
Puisqu’on ne peut fonder une économie durable sur la croissance économique et qu’il y a urgence à trouver une solution au problème du chômage, Jackson se prononce résolument en faveur de la réduction du temps de travail qu’il définit, à juste titre, comme un partage du travail. D’où vient l’ambiguïté des propos de Jackson ? Du manque de distinction entre la productivité du travail par tête et la productivité horaire. Tantôt cette distinction est sollicitée, du moins implicitement, tantôt elle est ignorée.
« Si la productivité du travail augmente globalement, alors le seul moyen de stabiliser la production consiste à faire chuter le nombre total des heures prestées par la force de travail. Durant une récession, ce scénario entraîne généralement le chômage. Mais il y a une autre possibilité. Nous pourrions aussi commencer à partager systématiquement le travail disponible de façon plus équitable au sein de la population. Pour l’essentiel, cela signifie des horaires de travail réduits, une semaine de travail également réduite, et plus de loisirs. » (p. 139).
Dans le passage ci-dessus, Jackson raisonne en termes de productivité horaire. Ce qui n’est pas le cas ci-dessous :
« Tant que l’économie croît suffisamment rapidement pour contrebalancer cette augmentation de la «productivité du travail», aucun problème ne se pose. Mais si ce n’est pas le cas, l’augmentation de la productivité entraîne forcément des pertes d’emploi. » (p. 73). « Réduire la durée totale du travail réduirait la production économique » (p. 195).
La première de ces deux phrases n’est vraie que pour une durée individuelle de travail constante ou dont la baisse est inférieure à la hausse de la productivité horaire. La seconde n’est exacte que si la progression de la productivité horaire du travail ne compense pas la baisse de la durée du travail. Ces difficultés tiennent au fait qu’il peut y avoir divergence entre le sens de l’évolution de la productivité par tête et le sens de l’évolution de la productivité horaire, lorsque la durée individuelle de travail diminue (voir annexe 2).
Les ambiguïtés autour de la productivité par tête et de la productivité de l’unité de temps de travail ou bien autour du temps de travail global et du temps de travail individuel resurgissent lorsque Jackson préconise l’extension d’activités contribuant à l’épanouissement et qu’il déclare :
« Si la croissance ne se poursuit pas, la réduction du temps de travail peut en effet aider à retrouver le plein emploi. Mais il existe une seconde tactique. Celle-ci consiste à remettre en cause la croissance de la productivité. Ainsi, l’économie n’aurait plus besoin de croître. Et le temps de travail n’aurait pas à être réduit… C’est d’autant plus vrai si on imagine une transition vers une économie dans laquelle s’échangent essentiellement des services à la personne. Chercher à améliorer la productivité de ces activités n’a pas vraiment de sens. Dans ces secteurs-ci, il s’agit plutôt de maintenir la valeur essentielle du temps humain. […] En France, je crois que la volonté politique a été ébranlée assez vite. Simplement parce que la perte du temps de travail des salariés n’a pas été contrebalancée par une hausse de la productivité, et donc de la production. »[[T. Jackson, entretien avec Terra eco, 24 janvier 2011, http://www.terra-economica.info/Interview-de-Tim-Jackson-sur-la,15324.html. Cette ambiguïté entre durée individuelle du travail et volume global est constante dans le livre de Jackson : ainsi encore p. 196.
]]
Finalement l’alternative définie par Jackson est : croissance de la production et de la productivité avec obligation de réduire le temps de travail individuel pour éviter le chômage ou bien diminuer la productivité et développer les activités de services. « Ces activités sont naturellement intensives en travail : leur qualité ne s’améliore pas par une augmentation de la productivité, au contraire. »[[T. Jackson, entretien avec Le Monde, 4 janvier 2011, intitulé « Notre modèle actuel de croissance crée des dommages irréversibles sur l’environnement ».
]]
À aucun moment Jackson n’envisage un modèle macroéconomique différent qui serait : extension des activités de services utiles, donc développement de l’emploi, et découplage entre l’évolution de la productivité par tête (qui baisse si le contenu de la production en travail augmente) et celle de la productivité horaire (qui peut augmenter si c’est obtenu sans intensification du travail et sans ponction supplémentaire sur les ressources naturelles). Et il est très étonnant que Jackson écarte cette hypothèse car il admet dans son livre la nécessité de « l’augmentation de l’efficacité en énergie et en ressources » (p. 193), qu’il faut entendre physiquement mais qui, en termes économiques, a pour correspondance l’augmentation de la productivité de l’unité de temps de travail.
Comptabilité de la richesse
Le livre de Jackson s’inscrit dans la lignée des travaux autour de la redéfinition des indicateurs de richesse dont la Commission Stiglitz-Sen-Fitoussi[[Commission pour la mesure des performances économiques et du progrès social, Richesse des nations et bien-être des individus, tome 1, Vers de nouveaux systèmes de mesure, tome 2, Paris, Odile Jacob, 2009. Pour un commentaire, voir J.M. Harribey, « Richesse : de la mesure à la démesure, examen critique du rapport Stiglitz », Revue du MAUSS, n° 35, 1er semestre 2010, p. 63-82, http://harribey.u-bordeaux4.fr/travaux/valeur/stiglitz.pdf.
]] a donné une synthèse en 2009. Comme cette dernière, Jackson propose d’introduire dans le PIB la « valeur » du travail domestique et du bénévolat (p. 131 et 178) pour surmonter certaines limites de cet indicateur. Les limites du PIB sont aujourd’hui bien connues, mais beaucoup de critiques font trop vite l’impasse sur le fait que, dans le PIB, sont comptées toutes les productions non marchandes. Ce silence, sinon cette omission, renvoie à la croyance solidement enracinée selon laquelle les activités non marchandes ne seraient pas productives de richesse et que les revenus qui y sont distribués proviendraient d’un prélèvement sur le fruit de l’activité marchande. Cette assertion peut être contestée[[Voir J.M. Harribey, « Le travail productif dans les services non marchands, Un enjeu théorique et politique », Economie appliquée, Tome LVII, n° 4, décembre 2004, p. 59-96, http://harribey.u-bordeaux4.fr/travaux/valeur/productif-non-marchand.pdf.
]] et l’enjeu politique de sa réfutation théorique est double : au regard de la préservation d’un espace non marchand susceptible de favoriser l’éducation et la santé publiques, la culture, etc., et au regard de l’écologie puisque ces activités ont généralement une empreinte écologique moindre que les activités industrielles et agricoles.
De manière générale, les travaux sur les indicateurs de richesse entendent intégrer dans ou à côté de la comptabilité nationale des indicateurs prenant en compte l’utilisation et la dégradation des biens naturels. Jackson approuve cette démarche :
« Les variables macroéconomiques fondamentales demeureront pertinentes. […] Mais il faudra explicitement faire entrer en ligne de compte de nouvelles variables macroéconomiques, qui incluront presque certainement la dépendance de l’économie à l’énergie et aux ressources, ainsi que des plafonds en termes de carbone. Elles incluront peut-être également la valeur des services écosystémiques ou des stocks de capital naturel. » (p. 145).
Or, s’il va devenir impératif de placer d’éventuelles fonctions de production sous contrainte de ressources, il est erroné de croire que cela pourra se faire à partir de la « valeur économique des services rendus par la nature », car ce qui est appelé ainsi dans la littérature économique est en fait la valeur créée par le travail sur la base des biens naturels utilisés.[[Une discussion est née, que nous n’abordons pas ici, au sujet des biens naturels. Nous nous écartons tant de ceux qui considèrent que la nature doit être instrumentalisée que de ceux pour qui les biens naturels sont naturellement des biens communs. L’eau est un bien naturel mais il ne devient un bien commun que par construction sociale. Voir J.M. Harribey, « Le bien commun est une construction sociale, Apports et limites d’Elinor Ostrom », L’Économie politique, n° 49, janvier 2011, p. 98-112, http://harribey.u-bordeaux4.fr/travaux/soutenabilite/biens-collectifs.pdf.
]]
Il s’ensuit qu’on ne peut ni déduire la valeur de la nature du coût de la restauration effectuée pour réparer les dégâts – quand ils ne sont pas irrémédiables ! –, ni imputer une partie de la valeur ajoutée dans l’activité productive à la nature. Nous pensons donc que tous les économistes néoclassiques de l’environnement se trompent et Jackson également quand celui-ci écrit :
« Taxer le carbone, par exemple, envoie un signal clair à la population concernant la valeur du climat, et l’encourage à opter pour des processus, technologies et activités moins gourmands en carbone. » (p. 174, souligné par nous).
Qu’il faille taxer le carbone est indéniable, mais la capacité de l’internalisation des effets externes à résoudre la totalité du problème écologique est beaucoup moins certaine, et en déduire la « valeur du climat » est une pure construction idéologique. Construction qui a malheureusement une conséquence politique de taille puisque Jackson préconise d’étendre les mécanismes de flexibilité du Protocole de Kyoto sur les permis d’émissions de gaz à effet de serre (p. 174).
De plus, Jackson conçoit une fiscalité écologique qui soit « fiscalement neutre » pour réduire la fiscalité « pesant sur le travail » (p. 174). D’une part, il conforte ainsi le souhait exprimé par les lobbies industriels, et, d’autre part, il reproduit la confusion récurrente dans le débat public entre l’assiette du prélèvement (sa base de calcul) et sa source (l’origine de la richesse sur laquelle le prélèvement est fait) : tout prélèvement fiscal est effectué sur la valeur ajoutée par le travail, le changement d’assiette déplace la charge de certains individus à d’autres, de certains groupes à d’autres ou de certaines structures à d’autres. Tout prélèvement est donc toujours effectué sur le fruit du travail, mais s’il est effectué le plus en amont possible ou le plus en aval, cela ne produit pas les mêmes effets sur les différents agents économiques.
L’équilibre macroéconomico-écologique
Dans la mesure où il faudrait limiter les émissions d’équivalent CO2 à 18 milliards de tonnes par an à l’horizon 2050 et répartir également cette possibilité entre tous les humains, « cela reviendrait, dans les économies développées, à ramener les émissions annuelles de CO2, à environ trois milliards de tonnes par an. Compte tenu de l’intensité carbone actuelle, le PIB admissible s’élèverait à un peu plus du quart du PIB actuel dans les pays développés. » (p. 194-195). Dès lors, Jackson inventorie trois types de contraintes sur la croissance économique future. La première concerne l’intensité carbonique de la production qui devrait être divisée par quatre. La deuxième pèse sur la productivité du travail dont « les taux historiques de croissance ne sont tout simplement pas tenables » (p. 195). La troisième exige de « détourner les revenus de la consommation au bénéfice de l’épargne [canalisée] dans des investissements moins „productifs” en termes classiques » (p. 195). Comme il sera très difficile de dépasser les deux premières contraintes qui sont structurelles, l’ajustement ne pourrait provenir que de la baisse du volume de travail, insupportable en dehors de « politiques de temps de travail et d’emploi appropriées » (p. 195).
La politique de réduction du temps individuel du travail est donc vue comme un pis-aller dans le cas où on ne changerait pas de modèle économique. La RTT n’est pas, dans cette optique, une libération des individus, c’est une variable d’ajustement. L’ambiguïté entre durée individuelle du travail et volume global déjà signalée revient constamment : « Inversement, bien entendu, si les interventions structurelles devaient s’avérer efficaces au point d’abaisser, à elles seules, les émissions de carbone sous le seuil requis, nous serions en mesure de faire croître l’économie (par exemple en augmentant la durée du travail), pour autant que l’activité demeure à l’intérieur du budget carbone admissible. » (p. 196, souligné par nous).
On comprend que les modèles macroéconomiques issus du keynésianisme traditionnel ne soient guère prisés par l’auteur, tellement ils ont justifié depuis la crise de 2007 la relance de la croissance, mais plus étonnante est son adhésion à une conception néoclassique de l’épargne, de l’investissement et du crédit. Il nous dit que les racines de la crise qui sévit depuis 2007 « trouvent notamment leur origine dans un effort concerté de libération du crédit aux fins d’obtenir une expansion économique mondiale » (p. 44). Or, la masse monétaire mondiale, dans son acception la plus large mesurée par M3, est d’environ 60 000 milliards de dollars pour un produit mondial annuel à peu près équivalent. Mais sa progression dépasse largement celle de ce dernier : par exemple, + 16,7 % en 2008 pour la masse monétaire contre + 4,4 % pour le produit mondial. On ne peut donc pas soutenir que la Federal Reserve System ou bien la Banque centrale européenne ont laissé filer le crédit pour nourrir l’activité productive, mais bien plutôt pour accompagner la financiarisation de l’économie. La titrisation, les produits dérivés de toutes sortes et l’effet de levier n’ont pas connu un développement extraordinaire à des fins essentiellement productives.
Le taux d’intérêt semble être entendu par Jackson comme arbitrant entre la consommation et l’épargne : « Baisser les taux d’intérêt, c’est aussi affaiblir un incitant de l’épargne. » (p. 113). Si c’est le cas, on est aux antipodes d’une conception théorique keynésienne dans laquelle l’intérêt n’arbitre pas entre consommation et épargne mais entre thésaurisation et placement. On peut d’ailleurs remarquer que des pays aussi différents en termes de taux d’épargne que les États-Unis (nul avant la crise de 2007) et la France (16 à 17 %) ont été touchés par la crise et ne se différencient pas beaucoup en termes de reconversion écologique.
L’auteur considère à juste titre que, pour transformer notre modèle économique actuel dans un sens plus écologique, le rôle de l’État sera très important car « les investissements à plus long terme, moins productifs, seront essentiels pour la durabilité mais ils seront moins attirants pour le capital privé » (p. 196). Mais alors que l’on avait cru que le PIB n’allait pas manquer de diminuer globalement, l’auteur nous prend à revers : « Plus largement l’économie dans son ensemble s’appuie sur la génération potentielle de revenus par les services écologiques. Les investissements publics dans ces actifs devraient, par principe, chercher à obtenir des retours de leurs capacités productives. » (p. 196-197). Selon l’auteur, cela permet de relativiser l’opposition entre propriété privée et propriété publique. En témoigne selon lui le fait que « l’actionnariat des employés dans les petites et les grandes entreprises, par exemple, a connu un succès notable ces dernières années, en particulier dans des situations où le capitalisme plus traditionnel a failli. » (p. 197). On tremble de voir arriver un éloge des fonds de pension pour payer les retraites, mais non, on y échappe. En tout cas, il est vraisemblable que Jackson a en tête l’idée que c’est l’épargne qui, sur le plan macroéconomique, fait l’investissement net.
Le livre de Tim Jackson est précieux car il fournit une synthèse actuelle des éléments permettant de confirmer sans hésitation que la croissance économique infinie est impossible. De plus, il apporte un éclairage très utile au moment où la crise mondiale fait naître des propositions de croissance verte, de nouvelle donne verte, et Jackson n’a pas de peine à montrer qu’elles ne sont pas à la hauteur des enjeux écologiques et climatiques : il est vain d’espérer une diminution absolue des consommations de matières par la seule amélioration de l’efficacité des processus productifs ; le découplage entre ces consommations et l’augmentation de la production ne pourra que, au mieux, être relatif.
L’intérêt de ce livre est aussi, malgré beaucoup d’ambiguïtés, de réhabiliter le partage du travail alors que les tenants des pouvoirs économique et politique ne jurent que par le « travailler plus ».
Cependant, ce livre reste encore prisonnier de certains dogmes hérités du paradigme dominant. Le plus important concerne la transformation du modèle de développement susceptible de faciliter l’épanouissement humain à l’intérieur d’une logique dominée par le capitalisme. Il est d’ailleurs remarquable que les rapports sociaux soient totalement absents du livre, c’est-à-dire qu’il ne soit jamais question de domination d’une classe imposant son intérêt, ses choix et sa vision du monde, dont on se demande ce qu’ils deviendraient si une transformation de l’économie aussi profonde que celle préconisée par Tim Jackson était véritablement mise en œuvre.
Nous ne critiquons pas ici l’option de l’auteur d’écarter la révolution (p. 172). Une réponse gradualiste pour modifier sur le long terme les orientations fondamentales pourrait être concevable au vu de l’ampleur de l’effort à accomplir. Ce qui est contestable, c’est l’illusion que le capitalisme est intrinsèquement capable de se satisfaire d’une rentabilité en chute libre, d’un accaparement de la productivité humaine en voie de disparition et donc d’une accumulation tendant vers zéro. En somme un capitalisme qui ne serait plus capitaliste.
Tim Jackson veut une prospérité sans croissance, mais on peut se demander si cette vision ne dissimule pas le risque d’une croissance des tensions sociales à travers le monde sans prospérité partagée.