Le présent texte vise à mettre en évidence une implication politique trop souvent inaperçue chez – et peut-être même par – Tim Jackson : celle de la place centrale que la prise au sérieux de ces hypothèses devrait accorder à la question de l’égalité[[Tim Jackson est ici pris comme une métaphore de toute la littérature écologiste ou proto-écologiste qui entend tirer les conclusions de la prise en considération des limites de la planète, de la finitude des ressources (et des limites du découplage).

]].

Il apparaît en effet que, derrière les apparences oecuméniques de la définition (maintes fois répétée au fil des pages de Prospérité sans croissance) de la « prospérité » comme capabilités d’épanouissement à l’intérieur des limites écologiques de la planète, se dissimule en réalité une remise en cause radicale du paradigme dominant en matière de Théorie de la Justice. Et cette remise en cause nécessite à nos yeux une thématisation d’autant plus urgente que, d’une part, elle n’est pas explicitement envisagée par Jackson lui-même, et que, d’autre part, la pensée de celui-ci paraît singulièrement éviter l’intégration de la conflictualité inhérente aux dynamiques sociales[[Des nombreuses recensions qu’Etopia a suscitées autour du livre de Tim Jackson, il ressort en effet que le point aveugle principal en est vraisemblablement constitué par la question du conflit.

]].

Pour les besoins de la clarté, l’article procédera par trois simplifications abusives qui constituent autant de champs de réflexions à approfondir, en particulier du point de vue de leurs implications politiques.

La première simplification consiste à supposer que la Théorie de la Justice formulée par John Rawls en 1971 (et comme d’habitude, en raison de l’autisme consternant du monde éditorial français, traduit seulement en 1987) constitue l’horizon conceptuel explicite ou, le plus souvent, implicite des principaux partis de pouvoir en Europe depuis 30 ans. Et si parler d’horizon conceptuel paraît abusif pour évoquer la pauvreté de l’élaboration idéologique de la plupart des partis européens, contentons-nous d’évoquer un horizon de pratiques politiques et un registre d’argumentation et de justification.

La deuxième simplification porte sur le contenu et les conséquences de l’œuvre foisonnante de Rawls – que le présent texte ne sera que le énième à faire se retourner dans sa tombe. Pour les besoins de la cause, retenons qu’un de ses outils centraux, le maximin (pour maximisation du minimum) « dispose » qu’une situation B est préférable à une situation A pour autant que ceux qui y sont le moins favorisés y connaissent un sort plus favorable en termes absolus. Numériquement et binairement exprimée, cette proposition consiste à, par exemple, juger préférable une situation dans laquelle les riches disposent de 100 et les pauvres de 2, à une autre dans laquelle les riches disposent de 3 et les pauvres de 1. Autrement dit, la question de l’inégalité se trouve reléguée au second plan, derrière celle, jugée première, de la situation en termes absolus des plus défavorisés.

La troisième simplification, déjà évoquée, consiste à penser que la pensée rawlsienne irriguerait explicitement les pratiques de pouvoir ou le travail idéologique des partis européens. S’il est abusif d’attribuer à tous les partis de pouvoir européen une adhésion pleine, entière – et surtout explicite – à ce raisonnement fondé sur le maximin, il l’est cependant moins de le déceler dans leurs pratiques concrètes de gouvernement. Ainsi, si à gauche, peu nombreux sont les partis socialistes à avoir été aussi loin que le New Labour dans les proclamations de bienveillance (et la justification idéologique de celle-ci) vis-à-vis de l’enrichissement personnel, les différences sont moins notables en matière de pratiques effectives de gouvernement (notamment en matière fiscale). Et plutôt qu’à un obstacle idéologique construit et argumenté, il paraît plus raisonnable d’attribuer la plus grande réticence discursive de ces partis frères à un embarras croissant quant au hiatus parallèlement croissant – entre les références idéologiques proclamées et les pratiques concrètes. Soulignons au passage qu’il n’y a d’ailleurs vraisemblablement rien de plus nuisible en termes démocratiques qu’un aggiornamento qui se fait dans la pratique, mais pas dans le discours, cette série continue de Bad Godesberg honteux et de plongeons rentrés dans les eux glacées du calcul égoïste, auxquels fait penser la politique de gauche depuis trente ans.

Une fois admises ces simplifications heuristiques, se dresse alors nue l’implication éminemment combative de la prise en compte des limites environnementales de notre planète. Débarrassée des vertus apaisantes du compromis productiviste (que permettait de préserver l’illusion du découplage), la conflictualité sociale redevient prééminente : les questions de répartition et de redistribution ne peuvent en effet plus être évacuées au profit de celle de l’amélioration de la situation absolue des plus défavorisés. Une telle vision – caricaturalement qualifiée de rawlsienne – présuppose en effet un accroissement théoriquement infini du gâteau à répartir. C’est même au nom de cet infini théorique que, dans l’exemple évoqué, la situation B est jugée préférable à la A.

La pensée écologiste n’est certes pas dépourvue pour aborder ce débat de la manière renouvelée qui lui est nécessaire. Sans aller jusqu’à la critique de « l’égalitarisme envieux » proposée par Ivan Illich – qui pour stimulante qu’elle puisse être intellectuellement paraît difficilement traductible politiquement –, le recours aux différentes dimensions de l’égalité au-delà de la seule dimension économique de la consommation individuelle offre sinon une voie de sortie du moins une voie d’approfondissement et de complexification.

Il en va de même de la réflexion sur la séparation entre jouissance de l’usage et propriété du bien, ou encore de tout le champ des biens collectifs. Rappelons qu’en termes économiques, ces biens collectifs sont caractérisés par les deux traits de non rivalité et de non exclusivité. La première de ces caractéristiques – le fait que la jouissance d’un bien par un individu n’empêche en rien la jouissance de ce même bien par autrui (un coucher de soleil, la protection offerte par une digue, etc.) permet, elle aussi, de « contourner » les difficultés posées par la prise en compte de la finitude des ressources. Adéquatement développés, ces biens collectifs dispensateurs de bien-être possèdent, sans ses désavantages flagrants, les vertus apaisantes du compromis productiviste.

Restent que les premiers exemples de négociation menée dans ce nouveau cadre de contraintes n’incitent guère à l’optimisme. Que sont en effet les négociations post-Kyoto, sinon des illustrations de la difficulté à parvenir à un compromis dans un monde limité, où le principe consensuel de « responsabilité commune mais différenciée » éprouve tant de difficultés à connaître des réalisations concrètes et effectives ?

D’autres outils, des concepts nouveaux et, sans trop de pompe prophétique, une refondation idéologique apparaissent nécessaires pour compléter l’appareillage mental écologiste et lui permettre de garder le temps d’avance idéologique sans lequel sa traduction politique n’est rien. Au vu de ce qui a été énoncé, les politiques fiscales constituent évidemment un sujet de choix pour cette refondation.

Celle-ci gagnerait d’ailleurs beaucoup à se nourrir des thèses convaincantes de « The Spirit Level »[[On résumera de manière très sommaire l’argument des auteurs, Wilkinson et Pickett par cette formule facile : « L’égalité profite à tous, même aux riches ». Autrement et plus concrètement dit, mieux vaut être un riche Suédois qu’un riche Américain, quand bien même la richesse de ce dernier serait bien plus considérable que celle se son cousin américain. De nombreux indicateurs de bien-être, de santé sociale, etc. semblent attester cette affirmation contre-intuitive.

]], d’ailleurs abondamment citées par Tim Jackson lui-même

Dans l’éternel et trop souvent stérile débat quant à la place d’Ecolo par rapport à la gauche (à côté de, à la place de, à travers, au-dessus), ces quelques considérations plaident logiquement en faveur d’une approche renouvelée, tirant véritablement les conséquences de l’obsolescence du compromis productiviste et de ses vertus apaisantes.

De façon paradoxale – au vu en tout cas de la représentation dominante qui en est faite –, l’écologie politique apparaît alors comme porteuse d’un renforcement de la conflictualité sociale et de la question de l’égalité plutôt que d’une sortie de celles-ci. La question centrale qui demeure alors est celle de l’organisation démocratique d’une conflictualité exacerbée – et en termes de stratégie politique, celle des alliances à nouer avec les mouvements sociaux dont la structuration est surdéterminée par un compromis obsolète.

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