1. Avant-propos[[Texte d’une intervention au colloque « La Mémoire de la grande grève de l’hiver 60-61 en Belgique », Liège le 10 décembre 2010
]]
A première vue, il semble abusif d’établir un quelconque rapport entre l’hiver 60 et le mouvement écologiste. Quel rapport entre une mobilisation portée par le monde ouvrier pour contrer le déclin industriel wallon et un mouvement qui à la fin des « Trente glorieuses » se lance dans la critique de ce qu’il appelle l’industrialisme ? Le hiatus paraît complet. Mais un examen plus attentif permet de constater que, d’une part, la grande grève est à la base de l’engagement politique d’un des principaux fondateurs de l’écologie politique wallonne, et, d’autre part, dans les années 80, les écologistes wallons se positionnent sur la tentative de mise en œuvre de la revendication du programme des réformes de structures à travers ce qu’on appelé l’initiative économique publique. A ce double égard, même s’il ne s’y réfère qu’à de très rares moments, on pourrait dire que le mouvement écologiste de Wallonie constitue une sorte d’ « héritage critique » de l’hiver 60 qui le situe précisément à la charnière entre la société industrielle et la société post-industrielle.
2. La spécificité du fédéralisme des premiers écologistes wallons
Traditionnellement, en Belgique, la genèse de l’écologie politique a été située au croisement des nouveaux mouvements sociaux et de la prise de conscience environnementale. Jusqu’ici peu d’attention a été accordée au rôle qu’y a joué la revendication du fédéralisme.
Pourtant l’histoire de l’écologie politique en Wallonie commence en 1973 à Namur avec la création d’une petite organisation qui s’appelle « Démocratie Nouvelle » par un petit noyau de dissidents du Rassemblement Wallon. Parmi eux, on trouve le physicien Paul Lannoye.
Paul Lannoye est né en 1939. Au moment de l’hiver 60, il achève ses études à l’ULB. Même s’il ne s’engage pas dans le mouvement, il le suit avec passion dans la presse. Ce qui le mobilise c’est d’abord le déclin économique wallon ainsi que l’incapacité des partis belges à y faire face.
Dès 1965, il milite à Namur au Rassemblement Démocratique Wallon puis au Rassemblement wallon. C’est un grand admirateur de François Perin dont il a lu « La démocratie enrayée »[[François PERIN, La démocratie enrayée, Institut des Sciences Politiques, 1960.
]]. Dés 1959, Perin y a décrit l’incapacité du système politique belge à anticiper des évolutions socio-économiques majeures, comme la crise charbonnière.
En 1971, Paul Lannoye est élu à la présidence de la section namuroise du RW. Mais il en est vite exclu parce qu’il veut interdire le cumul du mandat de conseiller communal avec une fonction exécutive au sein du parti.
La petite organisation « Démocratie Nouvelle » qu’il crée alors milite sur trois axes: 1. un axe démocratique, où il critique l’emprise des partis sur la démocratie et développe une version particulière du fédéralisme, le fédéralisme intégral, inspiré par des auteurs comme Alexandre Marc, Denis de Rougemont ou Guy Héraud ; 2. un axe économique et social: dans le sens d’un socialisme autogestionnaire et enfin 3 ; un axe écologique : notamment dans la lutte contre le programme nucléaire.
Sur l’axe démocratique, Paul Lannoye critique la participation de François Perin et du Rassemblement Wallon au gouvernement Tindemans. En septembre 1974, dans un article baptisé « La Démocratie Enrayée », il reproche à son ancien maître d’avoir fait voter dans l’urgence, sans réel débat, en fin de session parlementaire, le projet de loi de régionalisation provisoire.
Selon lui, le Rassemblement Wallon est complice d’un système de partis qui confisque la démocratie. Or ce qu’il faut, c’est rendre le pouvoir aux citoyens dans les communes et les quartiers et permettre le contrôle permanent des élus via le référendum d’initiative populaire[[D’après Paul Lannoye, c’est par l’entremise du sénateur RW Jean-Emile Humblet et de son entourage que Démocratie Nouvelle a découvert le projet du fédéralisme intégral.
]].
Pour affûter son attaque, il se réfère à la participation de François Perin au MPW : « En 1960 déjà, le MPW, porté par la ferveur du peuple wallon réclamait l’inscription dans la constitution du REFERENDUM D’INITIATIVE POPULAIRE. Combien, parmi les anciens compagnons d’André Renard, s’en souviennent encore ? ».
3. Les Amis de la Terre et le destin collectif régional des Wallons
En février 1976, la section belge des Amis de la Terre est créée dans un contexte d’aggravation de la crise. Leur Manifeste affirme que derrière les symptômes de l’inflation et du chômage on assiste en réalité à « la fin de la civilisation industrielle » : « On parle du déclin wallon : il s’agit plutôt du déclin de la capacité des Wallons à prendre leur problème en main (…). La solution ne passe pas par la relance des investissements capitalistes. Pour les Wallons, la maîtrise de leur destin collectif régional passera immanquablement par une véritable politique écologique autogérée dans les quartiers, les écoles, les entreprises, (…) C’est d’une rupture avec les vieilles structures, avec les puissances économiques qui l’exploitent et la classe politique qui la trahit dont la Wallonie a besoin ».
Aux yeux des Amis de la Terre, il s’agit cependant davantage de renforcer la démocratie à la base que de créer un nouvel Etat-nation wallon. Il s’agit aussi et surtout de remettre en question la finalité autant sociale qu’environnementale de chaque activité industrielle.
4. L’écologie en tension avec la culture industrielle
Mais dans une région de culture industrielle marquée par l’aggravation du chômage, le mouvement anti-nucléaire ne rencontre pas un succès comparable à celui du mouvement anti-nucléaire allemand. La conscience de cette faiblesse n’est d’ailleurs sans doute pas étrangère aux premières participations électorales écologistes et à la création du parti-mouvement Ecolo en 1980.
Au cours de sa première activité publique, organisée le 1er mai 1980 à Liège sur le thème de l’emploi, Ecolo discute d’une note baptisée « Le combat écologique : pour un revirement anti-industrialiste »[[Ecolo, Journée Emploi 1er mai 1980, Le Combat Ecologique : pour un revirement anti-industrialiste ».
]]. Très loin d’être seulement préoccupé d’environnement, des économistes et sociologues engagés au sein de la commission socio-économique d’Ecolo étudient des propositions originales sur le plan économique et social comme l’allocation universelle. Cette proposition qui n’est pas intégralement soutenue par Ecolo vaut à ses promoteurs d’être accusé par la gauche traditionnelle l’accusation d’être des sous-marins du néo-libéralisme.
Plus fondamentalement, leur projet d’une économie qui ne serait plus basée sur la croissance de la production, mais sur la redéfinition de sa finalité globale entre en tension avec le compromis fordiste sur lequel le modèle social a été fondé depuis 1945.
5. La critique de la mise en œuvre de l’initiative économique publique
En 1986, le Centre d’Etude et de Formation en Ecologie (CEFE)[[CEFE, De la croissance au développement, Approche écologiste de la crise et des politiques industrielles en Wallonie, Namur, 1986.
]] qui est à l’époque le centre d’études du parti Ecolo, publie une étude consacrée aux politiques économiques menées en Wallonie. Le CEFE écrit alors que l’initiative économique publique, aujourd’hui est au point mort: « Voyant pleinement le jour après plusieurs dizaines d’années de débats acharnés, il aura suffi de quatre ou cinq années pour la retrouver dans l’impasse. Lâchée par le mouvement social qui l’avait portée avec conviction, la dimension politique et sociale dont elle était porteuse est oubliée. Seule émerge la volonté d’une gestion rigoureuse des deniers publics ».
Selon le CEFE, la crise en cours ne peut plus se résorber par un surcroît d’intervention étatique : « aujourd’hui l’Etat fait partie intégrante de la crise », dit-il. Et il souligne qu’entre l’approbation en 1954 par le Congrès de la FGTB de la revendication de réforme des structures et la mise en œuvre progressive d’une législation sur l’initiative économique publique, le monde a basculé[[CEFE p.30-42.
]].
Mai 68 a dénoncé la société de consommation et la parcellisation du travail. Ensuite à partir de la crise de 1974, la dénonciation des accords de Bretton Woods et le premier choc pétrolier ont lancé l’économie mondiale dans un cycle de relance par l’offre. Mais dans la course aux investissements étrangers, la Wallonie n’a pas été gagnante, en dépit des politiques néo-libérales menées par le gouvernement national belge dominé par la droite.
Les sociétés de développement régional ont été mobilisées pour soutenir les entreprises en déclin avec pour résultat qu’en Wallonie, jusqu’à 40% des emplois dans le secteur manufacturier dépendent de l’actionnaire public[[CEFE p. 39
]]. Selon le CEFE, « L’impasse actuelle tient au fait que le débat sur le développement n’a jamais eu lieu hors des discours incantatoires sur la nécessité d’impulser l’initiative économique publique. Cet enjeu s’est traduit en Wallonie par une politisation accrue voire systématique par les appareils de partis. N’ayant pas de projet propre de développement, les responsables wallons font probablement le pire des développements, se laissant par exemple piéger dans le mythe des technologies nouvelles. Sans stratégie commune, les différentes institutions publiques jouent entre elles à couteaux tirés, et de ce fait, apparaît une résurgence des localismes »[[CEFE p. 39
]].
En réponse, le CEFE veut « réintégrer l’économique dans la sphère du politique », en esquissant quelques axes d’un développement régional « auto-centré » autour de la notion de filières (énergie, bois,…). Son objectif est alors de contribuer à « reconquérir au niveau régional la maîtrise perdue du fait de l’internationalisation de l’économie ».
6. Redéfinir les réformes de structures
Par ailleurs, en 1986, le CEFE situe explicitement l’écologie politique dans le changement d’historicité (c’est-à-dire du mode suivant lequel une société est capable d’agir sur elle-même) qui marque le passage de la société industrielle à la société post-industrielle ou « société programmée », pour reprendre la typologie d’Alain Touraine, dans un ouvrage qui a beaucoup marqué les premiers écologistes belges, à savoir « la prophétie anti-nucléaire » rédigé en 1979[[Alain TOURAINE, Zsuzsa HEGEDUS, François DUBET, Michel WIEVIORKA, La prophétie anti-nucléaire, Seuil, Paris, 1980.
]].
Dans la société industrielle, même s’ils étaient en conflit sur leur répartition, le mouvement ouvrier partageait avec le patronat l’idée que le travail et le développement industriel étaient la source du progrès.
Dans la société post-industrielle ou « société programmée », les écologistes partagent avec la « technocratie » l’importance de l’information et du savoir comme orientation culturelle commune, même s’ils sont évidemment en désaccord total sur sa répartition et son utilisation. Mais les deux types de société coexistent, ce qui est source de tensions, notamment dans la Wallonie des années 80 et 90.
A partir des années 90, on ne trouve plus la moindre évocation du thème des réformes de structures dans les analyses et les prises de position que les écologistes consacrent à l’évolution de l’économie en Wallonie. Celle-ci s’oriente progressivement vers une définition plus globale de sa stratégie économique, comme le réclamait le CEFE en 1986. Mais elle semble encore très éloignée de l’idée d’un développement « auto-centré ».
Au moment où notre défi n’est plus de renouer avec la croissance quelle qu’elle soit, mais bien d’assurer les conditions d’une « prospérité sans croissance[[Tim JACKSON, Prospérité sans croissance, De Boeck /Etopia, 2010.
]] » pour reprendre le titre du livre de l’économiste britannique Tim Jackson, la priorité d’une lecture critique de l’hiver 60 pourrait être de réfléchir aux conditions de possibilité sociales, culturelles et politiques d’une telle redéfinition de notre projet économique[[Voir Benoit LECHAT, « De la gouvernance à la citoyenneté », Revue Etopia N°7, 2010.
]].
La priorité, ce pourrait être de réfléchir à une redéfinition du projet d’un fédéralisme qui s’est trop basé sur la priorité à l’économie, de redéfinir un programme de réformes de structures sur base d’une évaluation de ce qu’il est advenu du projet de l’initiative économique publique.