Si j’avais lu Prospérité sans croissance avant d’écrire L’impossible capitalisme vert[[ Daniel Tanuro, L’impossible capitalisme vert, La découverte, 2010 [NDLR].
]], j’aurais repris de Jackson sa présentation du défi climatique. En effet, l’auteur a la bonne idée d’exprimer les efforts à réaliser en termes de diminution de l’intensité des émissions mondiales de dioxyde de carbone, rapportées au PIB. Il note qu’il a fallu 25 ans pour passer d’un peu plus d’un kilo à 770 grammes de CO2 par dollar de richesse produite. Or, écrit-il, « atteindre l’objectif du GIEC (…) signifierait, en 2050, que l’intensité moyenne en carbone soit 55 fois inférieure à celle d’aujourd’hui, c’est-à-dire à seulement 14 grCO2/$ ». Ces chiffres sont plus parlants que les réductions d’émissions en volume ; ils mettent mieux en évidence la formidable mutation à opérer.
Jackson relève le gant. Il récuse le Green New Deal, remet en cause la croissance et plaide pour une société où l’épanouissement vient de l’Etre plutôt que de l’Avoir. C’est pourquoi son livre est important. Cependant, il ne parvient pas à « proposer une vision crédible d’une société humaine à la fois florissante et capable de respecter les limites écologiques » (4e de couverture). Une faiblesse majeure est l’absence de réponse sérieuse à la problématique du Sud : l’ouvrage ne consacre que quelques lignes au dilemme du développement dans un climat qui se réchauffe. L’auteur écrit que « toute approche sensée de la prospérité doit s’attaquer à la situation critique du milliard d’habitants qui vit avec moins d’un dollar par jour ». OK, mais ses réponses (taxe Tobin, taxe carbone, extension du Fonds pour l’Environnement Mondial) sont notoirement insuffisantes. Des moyens bien plus radicaux s’imposent: annulation de la dette, transfert gratuit des technologies propres, réorientation du développement vers les besoins des populations, réforme agraire démocratique, constitution d’un fonds mondial pour l’adaptation, rupture avec la Banque Mondiale et le FMI…
Dans L’impossible capitalisme vert, j’ai résumé le dilemme comme suit: comment assurer les besoins fondamentaux de trois milliards d’êtres humains manquant de l’essentiel (mais dont la demande n’est pas solvable) tout en passant aux renouvelables… en sachant que celles-ci sont plus chères que les fossiles et que la réussite de la transition implique de diminuer la production matérielle? C’est ce que j’ai appelé « le casse-tête du siècle ». Selon moi, il n’y a pas moyen d’en sortir sans remise en cause de l’économie de marché. Cela implique des mesures fiscales, mais aussi l’expropriation des lobbies énergétiques (indispensable pour que la transition ne soit pas subordonnée au profit) et celle du secteur financier (sinon, d’où viendraient les fonds ?). Jackson refuse d’en arriver là : il propose plutôt de s’inspirer des mesures prises en 2008 pour sauver les banques… Escamoter la question du Sud facilite sa démonstration. Mais celle-ci, du coup, est largement caduque.
Ceci dit, les propositions de Prospérité sans croissance ne suffiraient pas à guider la transition au niveau des seuls pays développés. Jackson cite trois pistes: 1°) « fixer des limites écologiques », 2°) « réparer le modèle économique », 3°) « transformer la logique sociale nuisible du consumérisme ». Il espère qu’elles permettront de stopper la croissance. Passons-les en revue.
Concernant les limites écologiques, l’auteur admet que « tout dépend bien sûr de la fermeté avec laquelle (elles) seront imposées. Mais, si l’esprit de cette condition devait être respecté, l’impact sur la croissance pourrait être substantiel ».Tout est dans le « si »! Or, les négociations en cours montrent des gouvernements incapables d’imposer ne fût-ce que de timides restrictions des émissions. De Kyoto à Copenhague on n’a pas avancé, on recule. La mobilisation sociale pourrait seule changer la donne, mais elle est absente de la stratégie de Jackson, qui passe par la gouvernance. On tourne en rond !
Pour Jackson, la course capitaliste à la hausse de la productivité du travail est le résultat d’un « modèle macroéconomique» productiviste. Il suffirait donc de « réparer le modèle » pour que celui-ci devienne soutenable. A partir de cette prémisse idéaliste, évidemment, tout est simple. On peut en théorie « déplacer simplement (sic) le point focal de l’activité économique » du secteur productif de valeur vers des services dématérialisés (cours de yoga, coiffure, activités artistiques…), afin de créer de l’emploi sans croissance ni productivisme. Mais le livre ne dit pas comment ce « simple déplacement » pourrait s’opérer en pratique, dans une économie de concurrence régie par le profit et par la liberté des capitaux. ExxonMobil va-t-il investir dans les services de proximité?
Les « investissements écologiques » − une autre manière de « réparer le modèle » − pêchent par le même défaut. Jackson admet qu’ils rapporteront moins de profit et même que « certains pourraient ne pas générer de retour en termes monétaires classiques ». Mais il préfère imaginer naïvement que ce n’est pas un obstacle: « Dans une économie basée sur la croissance, c’est problématique. Dans une économie qui se préoccupe de l’épanouissement, cela ne doit pas avoir la moindre importance.» Comme s’il suffisait de le dire pour convaincre les investisseurs! Il est vrai que l’auteur envisage un rôle important du secteur public, mais il n’indique pas d’où viendra l’argent. D’une ponction sur les bénéfices ? Non, la compétitivité reste une contrainte: « Le maintien d’une balance commerciale saine dépend du soutien aux secteurs exportateurs clés ». D’une taxe sur le carbone ? Oui, mais… en offrant aux entreprises une « réduction (compensatoire) de la fiscalité pesant sur le travail ». Comment espérer dans ce cas que la taxe réorientera l’économie ? Et qui paiera la note, en fin de compte? La population, comme dans le cas du sauvetage des banques, évoqué plus haut ?
Prospérité sans croissance est un ouvrage sous tension. Les mesures les plus significatives – limites écologiques et grands investissements verts – n’auraient un impact suffisant que si le pouvoir politique osait affronter le Capital. Or, Jackson nie cette évidence. A un certain moment, il frôle l’anticapitalisme : le profit est le moteur des investissements qui augmentent en permanence la productivité du travail ainsi que les flux de matière, de sorte que« cette société qui balance tout à la poubelle n’est pas tant une conséquence de la gloutonnerie des consommateurs qu’une condition de survie du système », qui a besoin de « vendre plus de biens, d’innover en permanence ». Entièrement d’accord! Mais, tout de suite après, l’auteur esquive la conclusion logique – la contestation du mode de production − en affirmant « qu’un élément encore plus profondément enraciné en nous joue ici: notre « désir de nouveauté intimement lié au rôle symbolique que jouent les biens de consommation dans nos vies ». Comme si les formes consuméristes insoutenables que ce désir prend aujourd’hui n’étaient pas un pur produit du capitalisme!
A partir de cette dérobade, Prospérité sans croissance se détourne largement de la sphère de la production. Des moyens simples et évidents de réduire la pression sur les ressources − la suppression des productions inutiles ou nuisibles (armes…), la relocalisation de la production agricole… − ne sont pas évoqués, pas plus que la nécessaire sortie de la civilisation automobile. La réduction du temps de travail est citée, mais dans le cadre de la flexibilité capitaliste et seulement comme dernier recours − au cas où les limites écologiques, le déplacement de l’activité vers les services de proximité et les investissements écologiques ne suffiraient pas à rester dans le budget carbone…
Ignorant sa propre analyse du lien surproduction/surconsommation, Jackson autonomise le combat culturel contre « la logique nuisible du consumérisme » et en fait une croisade morale. De plus, sceptique sur l’action à la base, il investit les gouvernements de la tâche de « transformer la logique sociale consumériste». Ici, l’ouvrage flirte dangereusement avec l’austérité capitaliste et l’autoritarisme : « La hausse des revenus a été partiellement responsable de la diminution de l’épanouissement ». « Laissés à eux-mêmes, il y a peu d’espoir de voir les gens se comporter spontanément de façon durable ». Le pouvoir doit donc mettre en question « les libertés illimitées pour le consommateur », qu’il aurait toujours flattées et qui « entraînent la croissance ». (La liberté des capitaux n’est pas mentionnée !). « Il est indispensable de développer une vision de la gouvernance qui assume ce rôle. Une telle vision requiert bien sûr un mandat démocratique, mais ceci ne décharge pas le gouvernement de sa responsabilité ».
Tim Jackson, en fait, ne saisit pas la dialectique du capitalisme. Pour lui, ce système vise à augmenter les revenus de la population de façon illimitée afin que la demande, donc la croissance, puissent gonfler à l’infini. Il ne voit pas la contradiction qui pousse chaque patron à baisser les salaires de ses employés, tout en espérant que ceux des concurrents gagneront le plus possible, afin de leur vendre sa marchandise. Il ne voit pas que ce système implique non seulement une accumulation de richesse à un pôle de la société mais aussi une gigantesque accumulation de misère à l’autre, ni que cette misère structurelle sert à faire pression sur les salaires et les allocations. A partir de cette vision biaisée, la lutte contre l’exploitation ne peut apparaître à Jackson que comme un combat consumériste et bassement « matérialiste », de sorte que, en dépit des tirades sur « la société de l’épanouissement », aucune convergence n’est possible entre lutte sociale et lutte écologique. Malgré ses qualités, Prospérité sans croissance balise une voie sans issue. Car c’est dans la convergence écosociale, et nulle part ailleurs, que réside la seule chance de salut.