Le mouvement syndical œuvre depuis toujours pour la « poursuite du bonheur » et une conception qualitative du bien-être

On a souvent accusé le mouvement syndical d’être « bassement matérialiste », d’adhérer à une vision productiviste de l’économie, de lier prospérité et croissance. Croissance et biens matériels.

Ce n’est pas complètement faux. La prospérité du travailleur étant liée principalement à son salaire et le salaire étant lié à un emploi, nous avons toujours privilégié le niveau de salaire comme moyen d’accéder au bien-être et l’emploi comme moyen d’accéder au salaire.

Le rapport de force qui oppose employeur et travailleur se cristallise autour de la répartition de la valeur ajoutée, c’est-à-dire de la richesse produite. C’est un arbitrage permanent entre salaire et profit.

Dans ce sens, nous avons toujours été intéressés par « la taille du gâteau » et par la portion qui revient aux travailleurs.

Ceci dit, la notion de bien-être a évolué au fil du temps. Jadis, on réclamait « du pain ». Il s’agissait alors de rencontrer les besoins matériels immédiats et de sortir la classe ouvrière de la misère et de l’exploitation. Puis la notion de bien-être s’est élargie et s’est en quelque sorte « dématérialisée » pour couvrir des notions comme la sécurité d’existence, le droit à l’éducation, le droit aux loisirs et à la culture, le droit à la participation politique par le suffrage universel, le droit à la santé, à l’éducation permanente.

Par le biais de ces revendications de plus en plus qualitatives, le mouvement syndical a fait du « Tim Jackson » sans le savoir comme M. Jourdain faisait de la prose. La quête du bonheur de la classe ouvrière s’est inscrite dans cette phase où l’utilité marginale de l’ « avoir plus » n’était pas encore décroissante pour les travailleurs et restait donc synonyme du « mieux être ». Néanmoins, le mouvement syndical a inscrit la plupart de ses revendications dans le sens d’une quête du bonheur qui ne soit pas purement matérielle mais privilégie l’épanouissement de la personne et l’amélioration du mieux vivre en société ainsi que sur le lieu du travail.

C’est grâce au mouvement ouvrier qu’une part de la valeur ajoutée a été affectée à la solidarité, via la sécurité sociale. L’objectif étant de garantir la sécurité d’existence , de réduire la vulnérabilité des travailleurs et la dépendance économique totale.

La réduction du temps de travail, que l’on présente aujourd’hui comme la solution non productiviste au chômage est une revendication qui remonte loin dans le temps. Les 3 x 8 heures, conquises en 1921, étaient déjà l’esquisse d’un modèle qui laisse une place à la culture, aux loisirs et aux liens sociaux, au moins égale à la place accordée au travail. La revendication du droit à la formation permanente pour les travailleurs, la lutte pour la santé et la sécurité au travail et pour le droit à la santé en général, la lutte contre le stress au travail et contre l’intensité du travail, pour l’information socio-économique, etc. sont autant de coins dans la conception quantitative de la croissance.

L’investissement collectif dans des services publics accessibles au plus grand nombre et à moindre coût a toujours été et reste un cheval de bataille du mouvement syndical.

On pourrait ainsi allonger indéfiniment la liste des revendications syndicales qui ont donné lieu à des avancées sociales qui vont à contre-courant du productivisme et qui ont contribué à donner à la mesure de la prospérité générale par le PIB une dimension plus qualitative. Que l’on pense simplement à la place que jouent les transferts sociaux et l’emploi non-marchand dans le PIB.

Ceci pour dire que le productivisme n’est pas inscrit dan les gènes du mouvement syndical mais que tant que l’on avait pas atteint le fameux seuil où le bien-être décroche de la croissance du PIB, l’accès au bien-être du plus grand nombre passait nécessairement par la croissance dans le cadre de l’économie de marché où nous sommes obligés de nous mouvoir faute de mieux. Et tant que les inégalités entre les revenus et la mauvaise répartition des richesses vont croissant, les revendications quantitatives ont encore de beaux jours devant elles.

Le tournant du développement durable

Ceci n’empêche pas que depuis des années, la FGTB a pris conscience des enjeux climatiques. La lutte contre le réchauffement climatique est devenue un enjeu syndical. La FGTB participe à la « coalition climat ». Elle a développé depuis de nombreuses années au sein de ses services d’études des compétences sur l’environnement, sur la mobilité et autres aspects qui y sont liés. Elle organise des formations et des sensibilisations à l’environnement.

La FGTB adhère à l’idée du développement durable, parce que le triptyque sur lequel il repose comporte le volet social mais pas seulement. Nous sommes bien conscients que la croissance éternelle est un leurre et que les ressources sont limitées. Qui dit ressources limitées dit bataille pour se les approprier. On sait également que l’épuisement des ressources et la question de l’énergie est au cœur de la prochaine révolution industrielle. Et on sait par expérience que les grandes révolutions industrielles ne se font jamais sans douleur. Que cette douleur n’est pas équitablement partagée.

Si malheureusement la nécessité de prendre des mesures drastiques ne s’impose pas encore aux décideurs politiques comme une urgence planétaire et donne lieu à des discussions de marchands de tapis sur les coûts, il est clair que l’urgence de la transition vers une économie bas carbone s’imposera tôt ou tard de manière très concrète. La question se posera de savoir qui paiera les pots cassés et si cette transition est compatible avec notre système d’économie de marché.

De là l’idée défendue par l’ensemble du mouvement syndical international d’une « transition juste », c’est-à-dire une transition vers une économie bas carbone qui ne fasse pas de dégâts sociaux, qui ne se solde pas par des pertes massives d’emplois sous couvert de révolution technologique, ou qui ne fasse pas peser les coûts de la transition uniquement sur le facteur travail, que ce soit par la modération salariale ou les taxes sur la consommation.

Nous avons développé des idées pour relancer l’économie et l’emploi sous la forme d’une « alliance emploi-environnement ». Il est clair qu’il s’agit là de gérer le court ou le moyen terme dans le cadre d’une économie de marché. Mais nous sommes bien conscients du risque de récupération des enjeux climatiques au profit d’un capitalisme vert qui, sur le fond, poursuivrait les mêmes objectifs de croissance des profits par l’augmentation de la production et l’exploitation jusqu’à l’épuisement des ressources naturelles.

L’idée d’un autre indicateur que le PIB pour mesurer le bien être fait son chemin dans nos réflexions.

Mais l’adhésion à un modèle théorique n’est pas un simple choix intellectuel, qu’il soit dicté par la raison ou par l’urgence environnementale et climatique. Ce n’est pas le choix d’un modèle économétrique théorique. C’est le choix d’une autre organisation de la société qui repose sur une redistribution des richesses et replace l’humain au cœur des relations sociales.

En d’autres mots c’est un combat politique anti-systémique qui se heurte à de puissantes résistances à la mesure des intérêts qui sont en jeu. Le mouvement syndical, par sa philosophie générale et son action, s’inscrit dans cette lutte pour un autre modèle de croissance. Il contribue à l’évolution de la société et des mentalités en posant des revendications qui peuvent à première vue sembler purement quantitatives et qui pourtant ont changé la qualité de la vie au fil du temps.

Le mouvement syndical peut faire sienne l’idée d’une prospérité sans croissance, mais comme idéal politique. Il doit entre-temps gérer le quotidien de ses affiliés et la crise que nous vivons avec une croissance proche de zéro, se traduit automatiquement en pertes d’emplois et en difficultés de financement de la sécurité sociale. C’est ainsi que s’imposent le choix dans le système qui nous est imposé. Et rien n’indique qu’il va s’effondrer même si la crise l’a ébranlé et a entamé sa crédibilité et sa légitimité en tant que garant d’une généralisation de la prospérité.

Tant que nous sommes forcés de nous mouvoir dans ce système, nous devons composer avec les instruments de mesure de l’économie comme le PIB. Cela ne nous empêche évidemment pas de lutter pour un autre modèle « de croissance » qui tienne compte des besoins sociaux et d’une meilleure répartition des richesses et des ressources sans perdre de vue les limites physiques de la planète et le nécessaire rattrapage des pays en voie de développement.

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