L’ouvrage de Tim Jackson aborde la question cruciale du dilemme des limites financières et environnementales du développement économique et social : « L’âge de l’irresponsabilité reflète un aveuglement de long terme quant aux limitations de notre monde matériel. Cet aveuglement se voit de façon aussi évidente dans notre incapacité à réguler les marchés financiers que dans notre incapacité à protéger les ressources naturelles et à restreindre les impacts écologiques. Nos dettes écologiques sont aussi instables que nos dettes financières. Aucune n’est dûment prise en compte dans la poursuite sans trêve de la croissance de la consommation. (…) La prospérité aujourd’hui ne signifie rien si elle sape les conditions dont dépend la prospérité de demain » (pp. 46-47). Le propos de Jackson s’adresse clairement aux pays industrialisés du Nord, à la fois principaux pollueurs et centre de la crise financière de 2007-2008 et de la récession de 2009 : « Pour les économies avancées du monde occidental, la prospérité sans croissance n’est plus un rêve utopique. C’est une nécessité financière et écologique » (p. 183).

Libérer l’espace pour la croissance dans le Sud

Jackson distingue clairement les contextes des pays du Nord et du Sud et les recettes qui en découlent pour promouvoir la prospérité. Dans les pays en développement où la majorité de la population n’a pas accès aux services sociaux de base, la croissance de la consommation reste une nécessité : « Notre capacité d’épanouissement diminue rapidement si nous ne disposons pas d’assez de nourriture ou d’un abri adéquat. Cette vérité justifie que l’on défende avec vigueur une augmentation des revenus dans les pays plus pauvres. En revanche, dans les économies avancées, certaines inégalités pernicieuses mises à part, nous avons largement dépassé ce seuil » (p. 63).

Cette conclusion est tirée du constat de la relation entre croissance du PIB et pourcentage des personnes se déclarant heureuses dans les pays concernés : « Le revenu réel par habitant a triplé aux Etats-Unis depuis 1950, mais le pourcentage de personnes se disant heureuses a à peine augmenté, et a même décliné depuis le milieu des années 1970. (…) Le paradoxe du niveau de satisfaction dans la vie correspond largement à un malaise des économies avancées. Ce n’est qu’une fois dépassé un niveau de revenu proche de 15.000 dollars par habitant que le niveau de satisfaction ne réagit plus, même à des augmentations assez importantes du PIB. (…) Par contraste, à des niveaux de revenus très faibles, on constate une énorme dispersion de la satisfaction dans la vie, mais la tendance générale dessine une courbe en augmentation relativement forte. Une modeste augmentation du PIB y entraîne une augmentation forte de la satisfaction dans la vie. Ces données mettent en évidence l’un des messages clés de ce livre : il n’y a pas de raisons d’abandonner universellement la croissance. Mais les pays développés ont d’excellentes raisons de laisser aux pays pauvres l’espace nécessaire à leur croissance. C’est dans ces pays que la croissance fait vraiment une différence » (p. 55).

En d’autres termes, les rendements de la croissance diminuent substantiellement au-delà de 15.000 dollars par habitant, ce qui implique de mieux répartir la croissance entre le Nord et le Sud pour permettre aux pays en développement de connaître à leur tour, malgré la contrainte environnementale, une augmentation de leurs revenus et de leur prospérité. Le Nord a une dette écologique envers le Sud et doit l’assumer, telle est la perspective Nord-Sud adoptée par Jackson. En effet, ce sont les pays industrialisés du Nord qui ont exploité la grande majorité des ressources naturelles et émis la quasi-totalité des émissions de gaz à effet de serre de ces deux derniers siècles, et qui sont donc responsables de l’instabilité environnementale actuelle. Ce sont pourtant les pays du Sud qui sont les premières victimes des changements climatiques et qui ont été victimes des multiples violations des droits humains motivées par l’exploitation de leurs ressources naturelles. Maintenant que les pays du Nord sont contraints de revoir leurs modes de production et de consommation et de réviser leur conception de la prospérité, tandis que des pays pauvres du Sud abritent des centaines de millions de personnes privées des moyens de satisfaire les besoins de première nécessité, la prospérité sans croissance au Nord doit favoriser la croissance et le développement dans le Sud.

Refonder les politiques de coopération internationale

Si la répartition de la croissance mondiale doit créer de l’espace pour la croissance dans le Sud, il n’en reste pas moins qu’il est urgent de promouvoir des modes de croissance pauvres en carbone, au Nord comme au Sud. Comme le résume Jackson en citant le rapport de l’AIE sur la stabilité climatique : « Notre analyse montre que les pays de l’OCDE sont incapables, seuls, de placer le monde sur la trajectoire de 450 ppm, même en réduisant leurs émissions à zéro » (p. 91). En d’autres termes, les pays du Nord n’ont plus toutes les cartes climatiques en mains. Après les « dragons asiatiques » à partir des années 1970, les géants chinois et indiens ont entraîné dans leur foulée plusieurs pays émergents du Sud dans une nouvelle révolution industrielle caractérisée par la délocalisation d’une partie croissante de la production industrielle mondiale dans les pays émergents à bas salaires. Il en résulte que les émissions de gaz à effet de serre augmentent suffisamment dans ces pays pour dépasser à terme les limites considérées comme acceptables par les scientifiques. La transition complète des systèmes énergétiques doit donc impérativement être mondiale.

La contrainte environnementale implique non seulement de transformer nos modèles de développement, mais aussi de refonder les relations Nord-Sud et les politiques de coopération internationale. Il ne peut plus être question d’une approche verticale où le Nord dicte la voie à suivre par le Sud. Au contraire, les richesses culturelles du Sud en matière de modes de vie durables sont grandes. Jackson cite ainsi l’enseignement du leader culturel indien, Mahatma Gandhi, qui a inspiré le concept de « simplicité volontaire » et encourageait à « vivre simplement pour que les autres puissent simplement vivre » (p. 152). Adopter des modèles de développement qui soient généralisables et accessibles à l’ensemble de la planète en vue de garantir la transition socio-écologique du 21ème siècle, tel est le défi commun de l’humanité et une base sur laquelle refonder les politiques de coopération internationale.

Face aux défis environnementaux et financiers globaux, la nouvelle approche de la coopération internationale doit reposer sur des « partenariats globaux » où le Nord et le Sud s’accordent pour faire évoluer leur modèle de développement vers un modèle alternatif suffisamment crédible et durable, et adopter dans ce sens des règles communes dans leurs intérêts respectifs. Mais le Sud n’acceptera une telle évolution que si le Nord assume sa dette écologique et mobilise les moyens nécessaires au financement de l’adaptation aux changements climatiques et de l’atténuation des émissions de carbone. Cela implique de mobiliser des moyens additionnels de financement du développement par la mise en œuvre de taxes globales, comme la taxe de type Tobin sur les transactions financières internationales et la taxe carbone proposées par Jackson. Cette nouvelle approche de la coopération internationale doit poursuivre un objectif commun : la transition socio-écologique mondiale.

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