A la fois détaché des dogmes dominants et relativement consensuel tant dans ses diagnostics que dans l’articulation de ses propositions, Prospérité sans croissance est certainement un excellent tremplin pour lancer un débat sur l’après-croissance et les alternatives au capitalisme. Mais est-il davantage que cela ? Est-il une contribution à part entière aux enjeux de fond que soulève la transition écologique et économique ? Jackson vulgarise remarquablement les idées de penseurs ayant écrit avant lui, et notamment celles de Douglas Booth sur la dette écologique et sur le piège consumériste et de Peter Victor sur une nouvelle macroéconomie de la stationnarité. Il n’en fait d’ailleurs aucun secret, et sa capacité à diffuser des idées qui méritent audience fait de Jackson un excellent porte-parole. Mais quel est vraiment le potentiel émancipateur de Prospérité sans croissance ? Tim Jackson a-t-il, en bon social-démocrate, peur de son ombre ?
Partons d’une d’énigme. Dans les milieux francophones, les interpellations de Jacques Duboin, André Gorz, Philippe Derudder, Serge Latouche ou Paul Ariès (pour n’en citer que quelques-uns) circulent depuis très longtemps. Pourtant, on n’a pas hésité depuis 2008 à qualifier la parution de Prospérité sans croissance comme un événement révolutionnaire, ou en tout cas comme un « tournant » et comme un jalon déterminant dans l’avancée des idées sur la « décroissance ». Pourquoi ? Est-ce parce que Jackson serait le premier à ouvrir les yeux des économistes anglo-saxons à ces questions – et qu’il ferait donc œuvre de salubrité publique en propageant le thème de l’après-croissance dans la langue, et auprès de ceux, qui y étaient jusqu’ici le moins réceptifs ? Non, puisque (pour ne citer là aussi qu’un sous-ensemble de noms assez connus) Douglas Booth, Herman Daly, Richard Douthwaite, Juliet Schor, Peter Victor, et bien avant eux Nicholas Georgescu-Roegen et Ivan Illich, ont bel et bien abordé tous ces thèmes dans la langue de Shakespeare. Rien de complètement nouveau, donc, à ce titre. Est-ce parce que Jackson n’est pas issu des milieux « radicaux » des années 1970, reconvertis plus ou moins sur le tard à l’écologie politique où ils voient une piste de renouvèlement de la critique sociale ex-marxiste ? Là, il me semble que nous sommes sur une voie d’explication plus plausible. C’est en tout cas la piste d’interprétation que je voudrais creuser dans cette (trop) brève contribution. Dans un cadre idéologique et philosophique où les tensions inhérentes à la social-démocratie capitaliste nous tenaillent sans que nous y percevions d’alternatives réelles, le travail de Jackson permet à beaucoup d’académiques et de citoyens de « tâter de la radicalité » sans pour autant être associés au crypto-marxisme ou aux autres mouvances (écoféminisme, écologie politique anarchiste, etc.) liées assez étroitement avec la « décroissance » dans l’espace francophone.
Je voudrais illustrer cette interprétation en me basant sur un enjeu où Jackson, tout en semblant donner un espace à des idées novatrices et même radicales, ne me paraît pas en tirer en fin de compte les conséquences pleines et entières – ce qui permet à ses lecteurs, s’ils le désirent, de rester à l’écart des combats d’idées trop engagés. Quant à savoir s’il s’agit chez Jackson d’un choix stratégique ou si cela relève davantage d’une posture de fond, je ne me prononcerai pas afin de ne pas tomber dans le procès d’intention. Toutefois, dans l’une comme dans l’autre de ces hypothèses, l’effet sur les lecteurs et sur la construction publique d’une nouvelle critique sociale est analogue : tout enchanté de la « radicalité » apparente de Prospérité sans croissance, on risque ensuite de rester à la surface des choses quand il s’agira de repenser et de transformer réellement la logique économique.
Quel est exactement l’objet de la critique jacksonienne de l’économie contemporaine ? Certes, il est clair que c’est bien la « structure » qui doit être modifiée, et pas seulement certaines parties des mécanismes existants. Il faut une nouvelle logique. Mais laquelle ? Jackson entend combiner une notion fort stimulante d’investissement écologique avec une promotion de l’emploi à productivité raisonnable et une déconstruction du consumérisme. Il indique bien, par là, que l’un des aspects clé de l’obsession de la croissance est l’obsession de l’immédiat : les détenteurs de capitaux investissent à trop court terme, quitte à détruire la biosphère, et les acheteurs se ruent aveuglément sur toutes les nouveautés qui sortent, quitte à acquérir et à amonceler de la camelote. Il nous met, je crois, sur la bonne voie quand il indique que l’une des racines du problème est la logique endémique de l’endettement : dette écologique d’une part, dette financière privée et publique d’autre part.
On peut même, si l’on est déjà un peu versé sur ces enjeux, comprendre en filigrane de son analyse que l’obsession de la déconnexion entre production et énergie, qui caractérise tant de nos « politiques vertes » actuelles, n’est que la énième tentative désespérée de poursuivre la fuite en avant d’un endettement impossible à rembourser, en surfant sur des bulles. La bulle, ici, serait celle d’une technologie fantasmatique et toujours annoncée (à grands frais d’« investissements » à leur tour porteurs de dettes financières), capable de produire toute notre richesse matérielle avec quelques petits grains de matière hyper-concentrée …
Question : cette logique délirante, que Jackson dénonce à juste titre, quelle en est la racine ultime ? Il s’en approche en soulignant, vers la fin du livre, que les communautés démocratiques devraient reprendre le contrôle de la création monétaire, trop longtemps laissée aux mains du secteur bancaire privé. Nous y voilà ! Ceux d’entre nous qui ont lu Douthwaite, qui fréquentent la pensée de Bernard Lietaer, Thomas Greco, James Robertson, Frances Hutchinson ou Michael Rowbotham, et qui sont donc conscients de l’immense dommage engendré dans le capitalisme par la logique de l’argent-dette et des paiements à intérêts, s’attendent alors à la mise à plat du système financier et à l’appel – incontournable – à refondre complètement le système monétaire et la logique même de mise en circulation de l’argent.
Et là, rien ou presque. La mayonnaise retombe et Jackson, sans doute bien conscient qu’attaquer trop explicitement les institutions bancaires et financières qui innervent notre système entamerait le consensus qu’il espère créer[[Question souvent posée par Bernard Lietaer, grand spécialiste belge des monnaies complémentaires : étant donné que le « prix Nobel » d’économie n’est pas financé par la Fondation Nobel mais bien par la Banque de Suède (« en mémoire d’Alfred Nobel »), est-il surprenant de constater qu’aucun économiste qui poserait des questions trop dérangeantes sur le système monétaire, et qui surtout en appellerait à sa réforme fondamentale, n’ait jamais été primé ? La réponse est peut-être dans la question …
]], se contente d’un appel consensuel à la re-régulation de la finance et du secteur bancaire. Malgré sa prétention à se montrer œcuménique et rassembleur, Jackson semble ne pas avoir lu (et en tout cas ne pas vouloir citer) les courants britanniques du Social Credit et de la reprise en main collective et publique de la finance. Il n’en appelle donc pas à une subversion de la logique même de l’argent-dette, comme promue par exemple dans Rowbotham (1998), Zarlenga (2002) ou Brown (2005), ouvrages largement connus mais qu’il ne cite pas.
Or, il est un fait incontestable que l’accroissement incessant du « service de la dette » pour les Etats, les régions, les entreprises et les particuliers constitue le mécanisme par excellence qui pousse l’économie dans son ensemble dans une croissance forcée. Tout le monde est engagé dans une compétition féroce pour attirer à lui l’argent nécessaire à payer ses traites, et c’est ce mécanisme d’endettement qui a été choisi par nos élites financières pour mettre en circulation plus de 95% de la monnaie servant aux transactions. On aurait souhaité que Jackson tire de cet état de fait – et des rapports de force profondément déséquilibrés qui y sont associés jusque dans les très hautes sphères de nos Etats dits démocratiques – les implications radicales qui en découlent : retour à un taux de 100% de réserves obligatoires pour les banques privées (donc plus aucune création de monnaie-dette et plus d’intérêts marchands), et reprise en main par la collectivité non seulement des investissements de structure mais de la monnaie qui servira à financer ces investissements. La transition écologique et économique nécessite, dans son immense complexité, une monnaie – ou des monnaies – non bancaire(s) et démocratique(s), afin que la logique mortifère de la croissance sauvage puisse être canalisée politiquement.
Jackson ne se fait guère écho de ces implications, alors même qu’il ouvre des pistes … qu’il ne poursuit pas jusqu’au bout. Laissons-lui éventuellement le bénéfice du doute et disons-nous qu’il est fin stratège. La suite de ses travaux nous révélera sans doute l’étendue réelle de sa radicalité dans ce domaine clé qu’est la réforme monétaire.
Le problème, c’est que l’imprécision, ou en tout cas l’ambiguïté, de Jackson à l’endroit de la logique monétaire a des impacts sur le reste de sa construction intellectuelle et politique. Que dit-il, en effet, des changements à apporter à la logique consumériste ? Il s’agit, pour l’essentiel, de combiner changements institutionnels et changements personnels (psychologiques, spirituels) afin de modifier l’emprise qu’a sur nous ce qu’il appelle, en empruntant une expression de Mary Douglas, « le langage des biens matériels ». Consommation ostentatoire et socialisation par les objets engendrent un culte de la nouveauté qui, selon l’analyse aujourd’hui consensuelle de la consommation, implique une croissance perpétuelle. En d’autres termes, Jackson nous explique (et il est loin d’être le seul) que la croissance de la quantité de biens et la réduction de la qualité des biens, qui est la clé du maintien de la rentabilité des entreprises, est aussi ce que les consommateurs veulent. On ne saurait contester cela, si ce n’est que les appels à la frugalité et à la simplicité, voire à l’interdiction de la publicité, n’ont de sens que si l’on ne maintient pas à côté une logique systémique de l’argent-dette qui oblige littéralement les entreprises comme les Etats à stimuler une croissance écologiquement dommageable et humainement destructrice. Philippe Derudder, Bernard Lietaer, Margrit Kennedy, Michael Rowbotham et d’autres l’ont très bien montré : c’est à cause de l’impératif de remboursement d’intérêts aux banques privées que nous sommes asservis à l’emploi salarié et que nous courons après un pouvoir d’achat perpétuellement érodé d’un côté par nos dettes, de l’autre par les concurrence que se font les débiteurs afin de rembourser à temps leurs crédits. Et comme l’argent « doit » continuer à circuler pour que les bénéfices des banques se maintiennent, elles re-prêtent les sommes à peine remboursées. Idem pour les pouvoirs publics et leur dette : le « service de la dette » est un transfert parasitaire et forcé, organisé par les pouvoirs publics eux-mêmes, des contribuables vers les banques commerciales.
Ce lien entre la création de monnaie par les banques privées – donc le principe de l’intérêt composé – et l’obligation de croissance est crucial, mais Jackson le prend dans le sens inverse : ce serait afin de satisfaire d’insatiables pulsions de consommation que les Etats chercheraient à stimuler la croissance à tout prix. En réalité, la surconsommation est la condition de survie même d’un système où les pouvoirs publics, les entreprises et les particuliers sont structurellement endettés auprès du secteur bancaire. Touchez au consumérisme dans cette logique-là, vous ferez s’effondrer le secteur monétaire et financier dans son ensemble et, avec lui, l’emploi et la prospérité. Aucun Etat, aucune région soumise aux rigueurs de la monnaie bancaire n’osera le faire et ne le fera. Macroéconomie de la stationnarité, politique d’investissements écologiques de long terme, modification radicale d’une logique d’emploi salarié vers une logique de travail socialement utile, lutte contre les inégalités systémiques, promotion de la frugalité et de la simplicité volontaire : rien de tout cela ne peut voir le jour sans une modification complète du « moteur monétaire » de l’économie et sans une dépossession des banques privées du pouvoir exorbitant de créer et d’orienter les flux de financement dans l’économie.
Il importe donc de quitter un moment les développements un peu trop lisses de Jackson et d’interroger sa stratégie. Peut-on réellement s’émanciper des méfaits du capitalisme financier actuel sans poser des questions gênantes sur les banques et la finance, et surtout sans y répondre ? En appeler finalement, y compris pour faire avancer des propositions aussi cruciales que le revenu minimal et maximal (p. 180), à la « prudence financière et fiscale » comme il le fait (p. 177), et suggérer qu’il n’est pas « vraiment important » de savoir si l’on doit ou non dépasser le capitalisme (p. 197), est-ce vraiment suffisant ? Je ne le crois pas. Maintenant que Jackson nous a mis un peu trop diplomatiquement sur la voie, penchons-nous donc sur d’autres travaux plus tranchants ou mordants, quoique moins consensuels et médiatiques. J’en ai mentionné toute une série dans cet article. Et attendons que l’auteur de ce livre-phare amorce, lui aussi, un « tournant » plus radical. Sans quoi, craignons-le, son discours sur la prospérité sans croissance aura pour seul effet empirique, encore et toujours, l’obsession collective d’une croissance (capitaliste) sans prospérité.
Références bibliographiques
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