A la différence du chimiste, qui peut soumettre ses hypothèses à l’expérimentation, l’astrophysicien n’a pas le loisir de faire entrer dans son laboratoire les galaxies et les comètes. Pour soumettre à une forme de vérification ce qui échappait à l’observation immédiate, Einstein a donc inventé la notion « d’expérience mentale ».

Toutes proportions modestement gardées, c’est à une expérience mentale sur le sujet du livre de Tim Jackson que cet article invite. Néanmoins, puisque les dimensions de l’objet étudié (en l’occurrence, il s’agit d’Albert Frère) sont intermédiaires entre celles de la molécule et de l’univers, il n’est pas impossible que l’expérience mentale se transforme en expérience tout court. Autrement dit, qu’à la lettre bien réelle, adressée à Monsieur Frère, vienne de sa part une réponse réelle elle aussi, et qui conduirait – qui sait ? – à un échange différent de celui exposé ci-dessous[[Surprise : le jour d’imprimer, une réponse arrive à l’auteur, du coup un peu confus. Trop tard pour tout changer : affaire à suivre, pour les lecteurs d’Etopia, si A. Frère accepte que sa réponse soit publiée.

]]. Dans ce cas, les lecteurs d’Etopia en seraient alertés et l’auteur, ramené de ses spéculations astronomiques à l’humble observation du laborantin, présenterait à tous de plates excuses…

On lira donc ci-dessous une lettre réelle adressée à M. Frère, par mail et courrier ordinaire, suivi d’un échange entièrement imaginaire, mais imaginé selon les principes de l’expérience mentale, en fonction des lois qui réagissent l’univers observable.

Lettre 1

Bruxelles, le 18 novembre 2010.

A l’attention de M. A. Frère

Cher Monsieur,

Concerne : Prospérité sans croissance

Votre intérêt pour les questions de prospérité, pas plus que vos compétences personnelles en la matière, ne sont mises en doute par personne. C’est pourquoi je me permets de vous adresser ce courrier à l’instant même où j’achève la lecture d’un livre remarquable paru en 2009 sous le titre de « Prosperity without growht », avec une version française en 2010, grâce aux bons soins d’Etopia.

Je pourrais joindre à ce courrier mon exemplaire, mais il est très annoté, et puisque je sais que votre temps est rare et précieux (l’expérience démontrant qu’en dépit du dicton populaire « temps » et « argent » ne sont pas équivalents), je me permets d’attirer en quelques lignes votre attention sur les deux arguments essentiels de cet ouvrage, et sur la raison pour laquelle, in fine, il m’a donné envie de vous écrire.

Tim Jackson démontre d’abord, sur base d’une saisissante synthèse de données connues, que l’économie actuelle est absolument non soutenable pour la planète où nous vivons, ni sur le plan des « sources » (d’énergie, de matières premières …) ni sur celui des « puits » (capacité d’absorption des déchets, et singulièrement du CO2). Et que répondre à ce dépassement massif des capacités de la Terre dans le cadre actuel de l’économie est à peu près impossible.

La seconde leçon est ce que l’auteur appelle « la cage de fer du consumérisme » : si nous consommions en fonction de nos besoins vitaux (être logé, bien nourri, doté d’une vie confortable), nous arrêterions assez vite d’en vouloir davantage, chaque besoin trouvant tôt ou tard sa satisfaction, puis sa saturation. Mais l’homme contemporain consomme aussi (voire surtout) pour se positionner par rapport aux autres, pour être aussi bien équipé que la moyenne, et si possible mieux. Or cette consommation-là n’a pas de limite, chacun poursuivant (peut-être sans le savoir) une compétition infinie, dans laquelle rester sur place signifie se retrouver très rapidement largué.

J’en viens sans plus de détour à mon idée, qui est aussi une suggestion adressée à celui de mes compatriotes qui a le mieux su investir. L’une des solutions essentielles prônées par Tim Jackson (chapitre 8) repose sur des « investissements écologiques » massifs. Si je disposais, comme vous, de plusieurs milliards d’euros à investir, nul doute que je m’y mettrais sans délai. Hélas, malchance ou maladresse, je n’ai pas su jusqu’ici gagner ne fût-ce qu’une fraction d’une telle somme. C’est pourquoi je m’adresse à vous, avec autant d’espoir que d’humilité : des investissements écologiques massifs, orientés vers une autre économie, sont nécessaires d’urgence, et pourraient nous ramener vers une société plus juste, plus prospère et plus heureuse.

Serez-vous, cher Monsieur Frère, tel un moderne Moïse au patronyme prémonitoire, le premier investisseur important qui nous conduira, en guide fraternel, vers la terre promise de la prospérité ?

En vous remerciant de votre bienveillante attention, je vous assure, cher Monsieur, de mon immense considération.

Felipe Van Keirsbilck,

Syndicaliste (CNE) et chercheur associé à Econosphères.

Réponse 1 (imaginée)

Cher Monsieur,

Votre courrier a retenu toute mon attention.

Veuillez noter que les investissements des différents groupes et fonds que je contrôle comportent déjà une part d’investissements durables. Voyez par exemple le site de GDF Suez : le développement du nucléaire, mais aussi de turbines à gaz plus efficaces, permettent de diminuer les émissions de CO2 par kwh produit.

Je suis donc déjà sensible à vos préoccupations, et je dis souvent que le développement durable n’est pas une limite, mais une opportunité supplémentaire de croissance « verte » qui peut être favorable à tous.

Bien à vous,

Albert Frère.

Lettre 2

Cher Monsieur,

Grand merci pour votre prompte réponse, à laquelle j’avoue que je ne m’attendais pas. Il y a néanmoins un malentendu, dont je suis responsable : j’aurais dû vous adresser le livre en entier (vous le trouverez ci-joint).

Le chapitre 5 (« le mythe du découplage ») démontre brillamment que la conception courante du « développement durable » n’est en aucun cas une réponse à la hauteur du défi. Consommer moins de carbone, et émettre moins de CO2, pour chaque kwh produit (ou pour chaque voiture produite, etc) est absolument insuffisant ! Il faut, rapidement, consommer (beaucoup) moins de carbone, et émettre moins de CO2 en chiffres absolus et ce n’est pas envisageable si on continue à produire toujours plus de kwh, de voitures, etc.

Il faut donc, si vous me permettez d’insister, des investissements dans d’autres produits et procédés, et aussi dans la réparation et l’amélioration de l’écosystème. Et j’ose ajouter : les investissements doivent être rapides et massifs : ce n’est donc pas une part, mais la plus grande partie de vos fonds, qui devraient aller vers ce type d’investissements. Je suis persuadé que la lecture de « Prospérité sans croissance » vous en convaincra mieux que je ne puis le faire moi-même.

Très respectueusement vôtre,

FVK

Réponse 2 (imaginée)

Cher Monsieur,

Votre courrier, et le livre que j’ai lu d’une seule traite, m’ont convaincu ! Les deux arguments que vous signaliez dans votre premier courrier (l’économie doit revenir dans les limites imposées par la nature, et il faut sortir de la course à la consommation) sont parfaitement convaincants.

Je suis particulièrement heureux aussi de constater que vous sollicitez mon aide pour changer le monde, mais par la voie de l’investissement : cela me change des habituels discours syndicalistes qui veulent s’en prendre aux « grosses » fortunes ou aux actionnaires.

Je vais donc, au fur et à mesure que je pourrai mobiliser mes fonds, en investir l’essentiel dans le développement d’alternatives aux produits actuels, et dans la réparation de l’écosystème.

Je vous remercie de m’avoir envoyé ce livre considéré à juste titre comme fondamental.

Bien à vous,

Albert Frère.

PS :il y a un point sur lequel le livre n’est pas clair : est-on bien certain que de tels investissements peuvent garantir un rendement suffisamment élevé ?

Lettre 3

Cher Monsieur,

Quelle bonne nouvelle !

Mais votre post-scriptum me surprend un peu : bien que Tim Jackson ne développe pas ce point, il me semble clair que, dans une économie « stationnaire » (c’est-à-dire où la croissance est faible voire nulle) il n’est pas imaginable d’avoir des retours sur investissements conséquents. Sauf à diminuer encore la part des revenus qui va aux travailleurs, mais l’égalité est selon Tim Jackson une condition de la prospérité. Il est donc probable que les investissements écologiques aient, à côté d’une utilité sociale gigantesque, une rentabilité financière faible ou nulle. Rien n’empêche donc que votre capital soit conservé et reproduit dans de tels investissements, mais il me semble impossible qu’il continue, dans cette voie, à s’accumuler.

Persuadé que ce détail n’éteindra pas votre enthousiasme, je vous remercie encore de votre engagement.

Très respectueusement,

FVK

Réponse 3 (imaginée)

Monsieur,

Je vous renvoie votre livre, visiblement dépourvu de raison, sinon dénué de tout intérêt. Finalement les idées de ce genre sont encore plus dangereuses que celles des gauchistes habituels. Les actionnaires de mon groupe ont besoin que je développe des projets qui ne nuisent pas à leurs intérêts. La situation mondiale tellement troublée permet d’entrevoir des niveaux de rentabilité appréciables dans les secteurs de la santé ou de l’alimentation : il serait irresponsable de laisser de telles opportunités à des concurrents moins scrupuleux.

Salutations distinguées.

Albert Frère.

< fin de l’expérience >

Quelques conclusions :

L’expérience réalisée ci-dessus visait à tester le comportement d’un élément essentiel du système économique, le capital, représenté ici par l’un de ses plus brillants promoteurs. L’intérêt résidant dans le fait que, selon moi, le capital est l’angle mort du livre de Jackson.

On a observé que, dans un premier temps, le capital peut vivre avec les deux « lignes de force » de Jackson (prise en compte des contraintes naturelles ; sortie de la consommation frénétique), et peut même investir (et le fait déjà) dans des technologies d’efficacité énergétique au cœur du « découplage relatif » qui fondent les modèles du Développement Durable. Le comportement du sujet varie toutefois très rapidement si on introduit le paramètre de la rentabilité (et de l’accumulation) du capital.

On pourrait – sous réserve de contradictions rapportées par d’autres expérimentations – formuler ainsi la première conclusion : si une économie de prospérité partagée suppose une croissance faible et des investissements de long terme, elle n’est pas compatible avec les intérêts vitaux des détenteurs de grands capitaux.

Ce point me semble essentiel, et regrettable le peu d’attention qu’y consacre « Prospérité sans croissance ». En-dehors d’une phrase prudemment elliptique (« Il est probable que le rôle de l’Etat soit substantiellement renforcé en termes d’investissement et de propriété des actifs »), la question du capital est assez absente.

Tim Jackson évoque d’ailleurs tout au long du livre le rôle moteur de la consommation, qui « tire » la croissance. Il me semble pourtant clair, notamment en vivant l’expérience quotidienne des soudaines injonctions à acheter le dernier gadget dont on ignorait jusqu’hier l’existence et le manque, que le moteur essentiel de la croissance, celui qui la pousse sans cesse, c’est le besoin d’accumulation du capital. Disons-le autrement : en dehors des pays sous équipés en biens et services de base, et des besoins nés de la croissance démographique, la croissance économique n’est au service que de l’accumulation de capital : la frénésie de consommer n’est là qu’un mécanisme intermédiaire.

Admettons même que ces deux moteurs soient d’importance équivalente (ce dont je doute) : les arrêter sera plus difficile pour le premier (le besoin d’accumulation continue) que pour le second[[Ici, un collègue plus jeune et plus Arnspergerien que moi me contredirait, arguant que se défaire du « capitaliste en chacun de nous » serait au moins aussi nécessaire, et aussi difficile, que de mettre les capitalistes au pas. (Au pas suspendu de la croissance stationnaire)

Bonne vieille matière à débat : pour faire tomber un arbre, tenter de le déraciner, ou tirer sur toutes ses feuilles à la fois ? … Mais mon choix dans ce texte, puisque j’ai beaucoup apprécié le livre de Jackson, est de le critiquer sur ce qui m’apparaît comme son point aveugle.

]]. Si plus de 25% des consommateurs des pays riches (page 154) ont déjà choisi de ralentir leur consommation, et que 62% parlent de leur volonté de le faire, je suis persuadé que la proportion de détenteurs de capital qui ont ou qui vont réduire leur volonté de rentabilité et d’accumulation est infiniment plus faible. Les arguments de T Jackson sur l’intérêt d’une vie simplifiée et « ralentie », et sur la possibilité d’une consommation raisonnée, ne fonctionnent pas, me semble-t-il, pour le capital qui, par nature abstrait et illimité, ne répond pas à un besoin qu’on puisse satisfaire ou combler.

Si on pousse un tout petit peu ce raisonnement, le problème de l’incompatibilité entre investissements écologiques et besoin du capital de s’accumuler conduit à deux autres problèmes : que faire alors du capital privé ; et : d’où viendront les investissements massifs dans une autre économie ?

Sur la première question, rappelons ce bon vieux Keynes, malmené par Tim Jackson pour sa propension à entretenir la croissance par la consommation. Une autre de ses convictions mérite au moins d’être sauvée : celle qui plaide pour « l’euthanasie des rentiers ». Il y a 60 ans Keynes avait d’excellentes raisons de vouloir diminuer l’emprise de la propriété lucrative (à ne jamais confondre avec la propriété d’usage) ; son raisonnement moderne le conduisait à rejoindre l’antique sagesse (biblique, par exemple) qui considère la rente et le prêt à intérêt comme un mal en soi. La prise de conscience écologique vient ajouter à ces arguments anciens et très anciens l’urgence de contenir puis de réduire la place du capital. Il s’agira d’interdire, non le profit (qu’une entreprise marchande ou non-marchande fonctionne bien est en général une bonne nouvelle), mais son accumulation.

La seconde question est réciproque de la première : si Albert Frère (et les autres) n’investissent pas massivement dans des projets qui sont meilleurs pour la planète mais moins (ou pas du tout) rentables, qui le fera ? La réponse « L’Etat » suggérée prudemment par Jackson est intéressante, mais insuffisante. Si, en effet, il faudrait que beaucoup plus de secteurs relèvent demain des services publics et non marchands (ce qui demande une révolution politique par rapport aux 30 dernières années), qui imaginerait que cela concerne tous les secteurs ? Et si des secteurs importants continuent à fonctionner sur base d’investissements à visée d’accumulation, ils auront besoin de croissance, et la « pousseront ». Et ce sera ma troisième et dernière conclusion : pour aller vers cette économie soutenable et stationnaire, qui devra être post-capitaliste sans pouvoir se passer d’investir, il faudra des mécanismes différents d’investissements. Attendre l’arrivée de milliardaires désintéressés me semble plutôt faible. Bernard Friot (« Puissances du salariat ») avance une piste plus intéressante : ce que les mécanismes de la Sécu (mutuélisation de prélèvements obligatoires, gestion paritaire, répartition plutôt que capitalisation) ont pu faire pour le chômage et la pension, ils devraient pouvoir le faire pour l’investissement. Une caisse nationale d’investissement alimentée par un pourcentage de la valeur ajoutée et prêtant à un taux réel nul en fonction de l’intérêt écologique et social des projets industriels : une piste à suivre ?

Dans le modèle d’économie et de société dessiné par le travail de Tim Jackson et les 3 conclusions ci-dessus, la propriété lucrative de moyens de production perd tout intérêt. Mais le chemin à parcourir (assez vite, svp) montre que si la prospérité est possible sans croissance, cela n’ira pas sans conflit.

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