Comme beaucoup, j’ai été passionnée par la publication du livre de Jackson même si j’avais déjà pris connaissance de ses principales positions au moment de la sortie électronique de son rapport en anglais. Si certains écologistes de la première heure considèrent qu’il ne dit rien de nouveau et reste trop tiède par rapport aux théories de la décroissance, je partage plutôt l’avis de ceux qui voient dans ce livre une très utile synthèse des principaux résultats dont nous disposons aujourd’hui pour nous faire une idée des mesures urgentes que nous devons prendre pour faire face au défi climatique et à la question de savoir comment aller vers une économie décarbonée. Mais le livre pose beaucoup plus de questions encore qu’il n’en résout et c’est aussi ce qui fait son intérêt : il constitue une formidable base de discussion pour une vraie délibération démocratique.

La toute première question concerne précisément les rapports qu’entretiennent expertise et démocratie. En effet, si ce que ce livre expose est vrai, alors la fenêtre temporelle dont nous disposons pour agir est extrêmement étroite et nous devons tout mettre en oeuvre, toutes affaires cessantes, pour revoir radicalement nos manières d’habiter le monde, notre rapport à l’économie, la place que nous accordons à la croissance – objectif principal de nos sociétés depuis plus de deux siècles. Mais pourquoi faudrait-il croire ce rapport plus que d’autres ? Comment faire comprendre à nos concitoyens, en plein renouveau des courants climato-sceptiques, que ce livre là, plus que d’autres, est important et doit être pris au sérieux ? Peut-on demander un acte de foi à des citoyens que l’on abreuve chaque jour d’informations contradictoires et à qui l’on ment tous les jours ? Comment diffuser cette information et faire en sorte que les décisions à prendre le soient de manière démocratique ? Il importe que ce rapport puisse être débattu et expliqué au plus vite, au cours de vastes débats publics, de manière à ce qu’un maximum de citoyens puissent être éclairés, poser leurs questions et finalement se faire une idée sur cette question centrale.

La seconde question concerne le fond du propos de Jackson et notamment sa position sur l’étroit chemin de crête qui passe entre croissance verte et décroissance. Que prône exactement Jackson ? S’agit-il, comme le note la quatrième de couverture d’une « troisième voie » entre les deux concepts ? Jackson affirme que « nous devons remettre la croissance en question » (p. 31), que « la croissance est non soutenable – du moins dans sa forme actuelle » (p. 74) mais aussi que « la décroissance est instable – du moins dans les conditions actuelles » (p. 75), qu’il « n’existe que deux moyens de sortir de ce dilemme. L’un consiste à rendre la croissance durable, l’autre à rendre la décroissance stable. Toute autre option ne peut qu’engendrer l’effondrement économique ou écologique » (p. 133). De manière un peu plus claire, l’auteur affirme que si l’on allouait le budget carbone total autorisé de façon égale par habitant, « le PIB admissible s’élèverait à un peu plus du quart du PIB actuel dans les pays développés. Il va de soi qu’il serait possible d’élever le niveau du PIB au fur et à mesure que baisse l’intensité carbonique de l’activité économique. Mais même en tenant compte de ce dernier élément, cette condition équivaut à une forte réduction des possibilités de croissance permanente ». Un tel discours place Jackson plutôt du côté de la décroissance même s’il utilise très peu ce terme et lui préfère celui d’économie stationnaire. Certes, il importe certainement de nous dégager d’un débat exclusivement centré sur cette opposition : si nous sommes critiques vis-à-vis de l’indicateur PIB et de l’obsession de la croissance, parce que ce faisant nous sommes obnubilés par les accroissements de biens et services apportés sur le marché, c’est rester dans le même paradigme que de prôner la décroissance. Il est pourtant très important de comprendre si, en fin de compte, notre auteur vise une réduction de la taille du PIB et donc du volume de la production.

Jackson soutient qu’il faut réduire considérablement notre consommation pour augmenter très fortement nos investissements dans les technologies qui permettront le développement d’une économie décarbonée. Mais que signifie cette réduction de la consommation ? Signifie-t-elle une réduction équivalente du revenu disponible ? Il semble bien que oui. Dès lors, une telle proposition nécessite – ce que reconnaît Jackson – une politique de redistribution très volontariste, de manière à ce qu’elle ne soit pas impossible à accepter et à supporter par les ménages les plus modestes et par les pays les moins développés. Par ailleurs – et du point de vue de l’argumentation – une question centrale consiste à savoir s’il suffit, pour démontrer la nécessité de cette politique, de « redéfinir la prospérité »[[Nom du projet développé au sein de la Commission du développement durable dont Tim Jackson était le Commissaire à l’économie. C’est également le titre du livre collectif dirigé par Isabelle Cassiers aux Editions de l’Aube, à paraître en mars 2011.

]] et de rappeler que l’argent ne fait pas le bonheur, pas plus que l’accumulation de biens matériels. Si du point de vue philosophique on ne peut qu’apprécier les rappels de Jackson quant aux dangers de la « cage d’airain » de la consommation et à la nécessité de réintroduire la limite et la mesure dans nos comportements, il est légitime de se demander si cela suffit.

Jackson propose, comme bien d’autres, « moins de biens, plus de liens » et surtout la substitution de la prospérité comme développement des capabilités d’épanouissement à la prospérité comme opulence. Or, depuis au moins le 18ème siècle, tout a été mis en œuvre pour laisser entendre que la seconde était conditionné par la première. Peut-on penser que le seul discours suffira à faire changer les citoyens d’avis et de comportement ? Il me semble que les discours prônant la modération, la frugalité et la sobriété joyeuse comme alternative à l’accumulation matérielle doivent s’appuyer sur des arguments suffisamment puissants pour contrebalancer des siècles d’intoxication mais aussi des paradigmes et des valeurs constitutifs de la modernité : croyance dans le progrès technologique et son caractère finalement bienfaisant, légitimation de l’enrichissement individuel et collectif comme fondement de la prospérité collective…Pire, les valeurs individuelles et collectives susceptibles de soutenir ce changement de paradigme (sens de la limite, de la mesure, condamnation de la chrématistique, valorisation de l’utilité commune…) sont des valeurs « antiques » qui ont été systématiquement mises en cause par la modernité[[Voir D. Méda, « Comment dénouer les liens entre prospérité et croissance ? » in Isabelle Cassiers (dir.), Redéfinir la Prospérité, Les Editions de l’Aube, 2011 (à paraître)

]]. Dés lors, considérons qu’il n’est pas acquis qu’un tel discours soit facilement entendu, accepté et suivi d’effets au coeur d’une modernité qui n’aurait pas opéré un tri parmi ses valeurs de référence.

Une troisième importante question concerne la transition et plus précisément les politiques à mettre en place aujourd’hui pour atteindre l’objectif proposé par Tim Jackson. Concernant les effets d’une telle reconversion sur l’emploi, Jackson soutient que des politiques publiques volontaristes, notamment de réduction du temps de travail, devront être développées et que c’est une bonne nouvelle pour les individus. Il rejoint ainsi les travaux récents de la NEF qui définissent une norme de travail à temps complet de 21h. Si le bien-fondé d’un tel objectif est évident pour tous ceux qui savent que l’égalité entre hommes et femmes mais aussi l’accès de tous à l’exercice des activités citoyennes passent par un raccourcissement du temps de travail à temps complet, mieux, si un tel objectif est peut-être la condition essentielle pour permettre à tous d’accéder à l’emploi et changer en profondeur le travail, il n’en reste pas moins que les étapes et les enchaînements de la mise en œuvre d’une telle proposition demandent à être très rigoureusement envisagés. D’abord – et cela concerne l’ensemble des propositions de Jackson, il importe de connaître le temps et l’espace dans lequel cette politique se déroulera : comment mettre ces mesures en œuvre dans un seul pays, voire un seul continent ? Mais faut-il attendre un improbable accord international voire européen pour commencer ? Ensuite, les enchainements économico-écologiques doivent être très précisément décrits : une reconversion écologique massive s’appuyant sur un très fort investissement et la substitution de produits d’une qualité radicalement différente conduisent-ils à une réduction du temps de travail nécessaire ou, comme le soutient Gadrey dans Adieu à la croissance, une augmentation du temps de travail nécessaire ? Les deux propositions ont en commun de remettre en cause les deux principes sur lesquels l’économie a toujours pris appui : le caractère central pour le développement des gains de productivité et la croyance au processus de destruction créatrice. Ce qui constitue déjà un énorme bouleversement. Mais la suite nécessite, là encore, des débats, des mises en commun et, comme le propose Jackson, la mise en œuvre de nouveaux outils (un nouveau modèle macroéconomique susceptible de prendre en considération les flux de matière) et la confrontation de disciplines qui travaillent actuellement bien insuffisamment ensemble.

Ce dernier appel à revoir les fondements actuels des disciplines – et notamment ceux de la plus influente d’entre toutes, l’économie – et à développer d’urgence des travaux de prospective qui nous aideraient à poser les balises d’un nouveau modèle constitue la première étape de ce qui apparaît bien, dans toutes ses dimensions, comme une révolution nécessaire.

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