L’arrivée des OGM en Europe il y a quinze ans a déclenché une controverse qui n’est pas prête de s’éteindre. Si la majeure partie du débat s’est concentrée sur la question de l’acceptation ou du refus de la mise en culture et de la mise en marché des OGM, une analyse systémique de ceux-ci nous apprend en fait bien davantage sur les dynamiques d’innovation dans nos champs. Une approche ‘systémique’ des OGM permet de remettre l’innovation technologique dans son contexte. L’innovation, trop souvent comprise sous sa seule forme technologique, est multiple, mais ‘verrouillée’ par des systèmes agro-alimentaires qui peinent à s’adapter au nouveau paysage qui s’est dessiné avec les crises climatiques et énergétiques et les aspirations citoyennes à une science démocratisée. Le développement de différentes voies d’innovation est en réalité influencé par une multitude de facteurs macro et micro, depuis les politiques européennes de recherche jusqu’aux routines culturelles des chercheurs individuels. Au final, deux voies d’innovation –l’ingénierie génétique et l’agroécologie – subissent un traitement ‘à géométrie variable’, en défaveur de la seconde. Est-il possible de déverrouiller le système pour accélérer la transition vers les innovations et les modèles durables et souhaités par une majorité? Partant de la tentative écologiste, en 2003, d’établir en Belgique une évaluation des OGM sur des critères de durabilité, cet article tente de poser quelques jalons et propositions.
La construction d’une démocratie forte passe aujourd’hui par son extension et son approfondissement à au moins quatre domaines fondamentaux : l’économie et le travail, l’information et la connaissance, les sciences et technologies, et les espaces supra-nationaux. Or, en matière de démocratisation des sciences et des technologies, on remarque parfois une trop faible évolution depuis le slogan de l’exposition universelle de Chicago en 1933 : « La science trouve, l’industrie applique, l’homme s’adapte ».
L’innovation, enjeu démocratique majeur
Le progrès scientifique et les innovations technologiques liées à celui-ci ont acquis une place prédominante dans nos sociétés occidentales depuis le siècle des Lumières. L’innovation a en conséquence aujourd’hui une place centrale dans le fonctionnement de l’économie de marché et est également au cœur de plusieurs visions politiques : tant celle qui ambitionne une libération totale du marché, que celle qui ambitionne entre autre de faire du progrès technique un moteur de progrès social, et celle de l’écologie politique, qui vise à mettre la durabilité de nos modes de vie au cœur de son projet.
L’innovation est donc au cœur de nos sociétés. En Europe, les signes se multiplient et ne trompent pas : Stratégie de Lisbonne, augmentation du budget communautaire de recherche, construction d’un Espace Européen de la Recherche, etc. Le projet est explicite : il s’agit de faire de la société européenne une société ‘innovation-friendly’. Les Etats européens sont en effet doublement contraints d’innover. D’abord, car ils sont insérés dans une économie mondialisée : capitaux mobiles en quête de profits maximums et concurrence féroce obligent, les activités d’hier sont aujourd’hui menées à moindre coût dans d’autres pays (mais à bien d’autres coûts humains, sociaux et écologiques). À mondialisation inchangée, l’innovation est donc le moyen de devenir les leaders dans les activités économiques de demain, et maintenir notre rang de puissance mondiale. La seconde contrainte est aussi globale : plusieurs défis actuels – changement climatique et hausse du coût de l’énergie en tête – nous forcent à innover pour adapter nos économies, par exemple en créant des procédés industriels économes en énergie.
Cependant, le rôle de l’innovation technologique est devenu plus ambigu que par le passé. L’innovation est à la fois source de progrès et d’opportunités, mais aussi de risques et de nouveaux dangers (pesticides, amiante, nucléaire). Cette ambiguïté marque le passage d’une société moderne où le progrès scientifique devait fonder une société basée sur un mode rationnel et non sur les traditions, à une société post-moderne où la science laisse la place au débat politique. Dans la ‘société du risque’, la science n’est en effet plus neutre, elle est sur la place publique et l’innovation technologique est au cœur de controverses.
Cette ambiguïté de l’innovation technologique n’est nulle part aussi visible qu’en agriculture. Alors que l’agriculture ne représente plus qu’un faible pourcentage de la population active des pays ‘développés’ ayant adopté pour projet une économie basée sur les services et la connaissance, c’est dans ce secteur que s’est développée depuis le milieu des années nonante une des plus importantes controverses socio-techniques, celle qui concerne les organismes génétiquement modifiés (OGM). A priori, c’est étonnant. L’innovation a en effet toujours été au cœur de la question agricole. Le progrès scientifique et technique en agriculture ont contribué à la modernisation agricole, permettant les gains de productivité nécessaires pour nourrir une population croissante, et entraînant une diminution de la facture relative de l’alimentation dans les dépenses des ménages, et apportant tant une certaine amélioration des conditions de travail des agriculteurs que la libération de la main d’œuvre agricole pour le développement des industries puis des services.
Et pourtant, dès leur arrivée en 1996 en provenance des Etats-Unis, les OGM préoccupent les citoyens, alertés par Greenpeace, forçant les autorités publiques à revoir et renforcer les réglementations. La population européenne, devenue au 20ième siècle pour la première fois de son histoire majoritairement déliée de la terre et de la production alimentaire, se pose des questions sur son alimentation. Après des crises alimentaires à répétitions (prions chez les bovins, tremblante du mouton, poulets intoxiqués à la dioxine), les citoyens sont davantage enclins à identifier les éventuels risques des OGM que leurs hypothétiques avantages, d’ailleurs initialement réservés aux semenciers et agriculteurs outre-Atlantique.
La controverse fait rapidement apparaître que les questions scientifiques sont enchevêtrées dans des enjeux sociaux, économiques, culturels et politiques plus larges: brevetage du vivant, excès et dérives de l’agriculture productiviste, caractère non naturel de la transgenèse, irréversibilité potentielle de certains impacts, concentration croissante du pouvoir des multinationales, etc. Face à cette controverse, les pouvoirs publics ont innové, depuis le Protocole de Carthagène sur la prévention des risques biotechnologiques au niveau international, jusqu’au décret wallon de 2008 sur la coexistence des cultures génétiquement modifiées, conventionnelles et biologiques, en passant par la Directive européenne 2001/18 qui porte entre autre sur les modalités d’évaluation réglementaire des essais en pleins champs de plantes transgéniques. L’opposition citoyenne aux OGM provoque également un élargissement de la définition des risques (des critères environnementaux sont introduits à côté de ceux de santé publique) ; les procédures d’évaluation ont été améliorées ; une certaine information au public a été organisée et de nouveaux comités d’expertise ont été créés.
Le processus n’est pas abouti. La règlementation européenne, bien que probablement la plus avancée au niveau mondial sur la question, n’a pas canalisé la controverse ; la confiance des citoyens-consommateurs n’est pas retrouvée. Plus important, notre ‘société du risque’ a oublié de se poser les questions de savoir pourquoi elle prenait des risques, pourquoi elle innovait, et comment elle innovait. Les interactions et interdépendances entre aspects techniques et dimensions socio-économiques des innovations ont trop longtemps été négligées voire niées, alors que leur compréhension est essentielle à toute dynamique dont l’horizon est la durabilité. La question du sens, des finalités, des objectifs à long terme et du choix des moyens pour y arriver a trop longtemps été mise de côté tant au niveau politique que dans notre rapport collectif à l’innovation – notre culture.
Progresser dans cette direction est un passage incontournable pour une plus grande démocratisation des choix technologiques.
Entraver l’innovation, tabou indémontable
En mars 2003, la ministre écologiste Magda Alvoet, en charge de la Santé Publique, de l’Environnement et de la Protection des consommateurs, veut répondre à ces critiques citoyennes et tente de mettre en pratique une autre vision de la règlementation des OGM. Elle a la tutelle sur les expérimentations en plein champs, qui ne sont pas concernées par le moratoire européen pour la mise en culture. Plusieurs dossiers sont en attente de décision ministérielle: des colzas résistants aux herbicides, des pommiers résistants à la tavelure et des pommiers autofertiles.
Faute de pouvoir obtenir un consensus au niveau gouvernemental sur une modification de la règlementation, la ministre décide d’initier un groupe ‘Durabilité et aspects éthiques’ au sein du Conseil Consultatif de Biosécurité, afin d’ébaucher une évaluation des aspects de durabilité, éthiques et socio-économiques. Le groupe se réunit en mars 2003. Nous sommes en plein débat sur la règlementation des OGM, en particulier sur la transposition en droit belge de la directive européenne 2001/18. Des conférences de citoyens sur les OGM ont été organisées en France et ont démontré la maturité des citoyens sur les questions technologiques. Le Royaume Uni de Tony Blair a de son côté entamé un large processus d’expertise scientifique, d’ambitieux essais comparatifs en champs et de débats citoyens à travers tout le pays. Le processus est salué comme novateur mais il est connu de tous qu’il a essentiellement pour objectif de sortir le pays de la crise paralysant un développement efficace des plantes transgéniques.
Le groupe de travail réunit quelques experts déjà associés aux expertises scientifiques de biosécurité, plusieurs chercheurs provenant de disciplines de sciences naturelles et humaines ainsi que quelques observateurs d’associations actives sur la question des OGM. L’exercice est non contraignant ; il a pour double objectif de cerner ce qu’est une évaluation éthique et socio-économique et de faire l’exercice sur un dossier concret – la demande d’autorisation d’un essai de pommiers transgéniques autofertiles déposée par la Katholieke Universiteit Leuven. Le groupe n’a pas de méthodologie à appliquer et part d’une feuille blanche, et pourtant seules deux réunions sont convoquées, alors que les enjeux concernés sont et multiples et qu’aucune culture de travail commune n’a pu se créer entre experts des différentes disciplines. L’expérience s’arrête avec l’approche des élections législatives de juin 2003 qui marquent la défaite des partis écologistes. Avec elles est en même temps gelée la proposition de loi déposée par plusieurs parlementaires écologistes proposant d’institutionnaliser une évaluation éthique et socio-économique des OGM.
L’épisode est donc un échec, mais aussi un apprentissage collectif sur l’évaluation des innovations technologiques. Outre un agenda et un rapport de force politique défavorable, d’autres facteurs ont joué en défaveur d’une réelle amélioration de l’évaluation des OGM, comme l’inexpérience de l’administration à traiter de ces aspects étrangers à son champ d’expertise classique ou l’absence de cadre structurel créant les conditions pour un engagement proactif de ces experts, et l’ignorance des méthodes existantes qui auraient pu être utilisées.
Prise avec du recul, l’initiative de 2003 était, sans être présentée comme telle, une tentative d’échapper aux politiques d’innovation purement libérales qui consistent à ‘encadrer l’innovation sans l’entraver’, c’est-à-dire à garantir à la fois la liberté d’innover de l’entrepreneur, la liberté de produire de l’agriculteur (donc de planter des OGM) et la liberté de choix du consommateur (matérialisée par l’étiquetage des produits à base d’OGM), tout en contrôlant l’absence de risques pour les citoyens (fonction régalienne de l’Etat) par l’évaluation de biosécurité1. La tentative de la ministre Alvoet aurait donc pu emporter l’adhésion des partenaires socialistes car elle aurait renforcé les progressistes qui estiment que le lien entre progrès technique et progrès social n’est pas automatique. Cela aurait été sans compter l’importance du courant positiviste au sein du même parti, l’importance des enjeux communautaires sur la question des OGM, des rapports de force et des jeux de pouvoirs dans une majorité en fin de législature.
En 2010, la perspective d’institutionnaliser une évaluation des aspects éthiques et socio-économiques des OGM a refait surface, sans que l’on puisse réellement sache exactement jusqu’où celle-ci est vue par les autorités publiques comme une concession instrumentale nécessaire à une reprise d’un développement industriel des OGM, et non pas une sincère volonté de réconcilier les citoyens avec les innovations agro-alimentaires.
Enfin, malgré les récentes expériences françaises et néerlandaises d’évaluation de tels aspects, notre compréhension des dynamiques d’innovation dans les champs et les filières agro-alimentaires reste fort limitée. Et pourtant, l’examen des OGM de 2003 est instructif. La tâche de construire une évaluation des ‘aspects éthiques et de durabilité » reste donc une question ouverte, à la quelle on peut cependant apporter plusieurs éléments de réponse.
La diversité des voies de progrès
Les acquis des sciences humaines pour l’étude des sciences et technologies –sociologie de l’innovation, histoire des sciences, sciences de gestion – convergent à démontrer l’intérêt de l’analyse des interactions entre les innovations et les systèmes qui les entourent. Bien que les champs d’essais OGM de 2003 aient été refusés pour les dossiers en question, il est possible de prendre les dossiers qui étaient sur la table du SBB comme points de départ d’investigations sur les dynamiques d’innovations dans nos filières agro-alimentaires, en opérant par déconstruction et reconstruction de la complexité socio-technique et socio-économique qui existe entre une innovation et le(s) problème agronomique (ou autres) qu’elle tente de résoudre2.
L’exploration de cette complexité permet de dépasser la controverse du ‘pour ou contre les OGM’ et de replacer ceux-ci à leur juste place : une possibilité technologique qui nous renvoie à notre manière de gouverner les sciences et techniques. La première strate de cette complexité fait sauter en un instant la caricaturisation du débat sur les OGM qui vient d’être évoquée, à savoir que l’on doit être pour ou contre ceux-ci, et que ceux qui sont ‘contre’ s’opposent forcément au progrès scientifique en général. Cette strate démontre en effet qu’il y a, pour chaque problème agronomique, une gamme plus ou moins grande de stratégies et d’innovations. Par exemple, si les pommiers transgéniques résistants à la tavelure avaient pour objectif de créer des arbres qui n’auraient pas ou peu besoin d’être aspergés de fongicides (pesticides qui ciblent les champignons microscopiques), il y a en fait une vingtaine de stratégies existantes et d’innovations potentiellement porteuses pour atteindre le même objectif, bien que chacune de celles-ci aient des degrés d’efficacité divers. Dans cet ensemble virtuel, on distingue les pratiques actuellement disponibles (‘les bonnes pratiques’ comme le broyage des feuilles en fin de saison mais aussi l’amélioration des systèmes d’avertissements qui permettent aux producteurs de ne traiter qu’en réelles situations de risque pour les fruits) des pistes d’innovation qui sont explorées dans les laboratoires et essais à large échelle; par exemple l’utilisation de champignons antagonistes (des prédateurs naturels du champignon de la tavelure), le développement d’‘éliciteurs de résistance systémique induite’ (des substances naturelles qui permettent à l’arbre de mieux se défendre), mais aussi des vergers diversifiés (pommiers/pêchers) ou encore l’aménagement de haies stoppant la propagation des maladies. Une telle approche –systémique mais aussi systématique– aboutit à la conclusion qu’il faut dépasser le périmètre du verger pour gérer le problème des maladies du pommier, et ouvrir la question du quasi-échec des pommiers conventionnels (non-transgéniques) résistants à la tavelure3.
Faire le même exercice pour un grand nombre de problèmes agronomiques conduit à dégager des tendances et des ensembles. Le concept de ‘voies d’innovations’ a une importance vitale pour la compréhension des dynamiques d’innovation car il permet de sortir de l’analyse au cas par cas qui caractérise le débat sur les OGM et ce faisant, de se réapproprier le débat sur les choix technologiques. Une voie d’innovation est un ensemble d’innovations qui suivent un même paradigme technologique, une même logique d’innovation. Plus précisément, chaque voie d’innovation (on parle aussi de trajectoire technologique) suit un paradigme technologique, c’est-à-dire un canevas de solution à des problèmes technologiques sélectionnés, basé sur des principes sélectionnés dérivés des sciences naturelles. Un paradigme technologique définit par conséquent une certaine idée de ce qu’est le progrès et comprend des prescriptions sur les directions à suivre et celles à négliger. Le concept de voie d’innovation permet donc non seulement d’insérer une innovation dans une voie qui répond à certaines logiques, mais aussi dans une perspective temporelle et dynamique : chaque innovation a un passé et influence sur l’avenir (au moins sur l’ensemble d’innovations à laquelle elle appartient).
Aujourd’hui, on peut distinguer plusieurs grandes voies d’innovations en agriculture. Certaines d’entre-elles sont établies depuis des décennies : il s’agit de l’amélioration variétale (la création de nouvelles variétés par moyens classiques), la phytopharmacie (la création de nouvelles molécules pesticides), la mécanisation agricole, et l’application des nouvelles technologies de l’information de la communication à l’agriculture (semis et récolte assisté par satellite). Les progrès sont continus dans toutes ces voies, et leur potentiel n’est pas épuisé. Mais l’essentiel n’est pas là. Au cours de la seconde moitié du vingtième siècle, la recherche en agriculture a essentiellement suivi deux voies : l’ingénierie génétique basée sur une méthodologie réductionniste s’attachant aux niveaux les plus fins de la matière vivante autour de la biologie moléculaire, et l’agroécologie, cherchant à comprendre et améliorer les systèmes dans leur ensemble, se basant une sur compréhension fine des interactions entre éléments et des propriétés émergentes des systèmes.
Ces voies d’innovations suivent des logiques complètement différentes. La logique de l’ingénierie génétique est de modifier les plantes dans notre intérêt pour qu’elles soient productives dans toutes les situations même les plus adverses (sécheresse, aspersion d’herbicide total, ou forte pression des maladies dans une monoculture fragile). La logique de l’agroécologie (on peut aussi parler d’‘ingénierie agroécologique’ pour mieux exprimer le potentiel innovateur de celle-ci et la mettre sur un même niveau que l’ingénierie génétique) est d’appliquer la science écologique à la conception des agroécosystèmes, en améliorant la structure de tout le système (plutôt qu’en concentrant les efforts sur la seule plante), et en se basant sur les interactions écologiques dans un système à haute diversité pour la fertilité et la résilience du celui-ci. Les applications concrètes de cette voie d’innovation sont l’agroforesterie (combiner arbres et cultures sur une même parcelle), la lutte biologique (utilisation des insectes antagonistes), les mélanges variétaux (planter plusieurs variétés de patrimoines génétiques différents dans un même champ pour faire diminuer la pression de maladies) ou encore l’écologie du paysage (concevoir des systèmes agricoles qui comportent des éléments stabilisateurs par rapport aux attaques d’insectes, par exemple des bandes enherbées-banque à scarabées entre des champs de céréales).
Aucune de ces deux approches (ingénierie génétique et agroécologie) n’était fortement structurée et prépondérante avant le début des années 1970. Elles auraient pu se développer en parallèle et participer de manière à peu près équivalente aux développements de l’agriculture. Il n’en fut rien puisqu’aujourd’hui la part prise par l’ingénierie génétique (et l’indissociable biologie moléculaire) dans les institutions publiques et privées de recherche est sans aucune mesure avec celle de l’agroécologie qui reste encore marginale. En Wallonie, bien que des travaux significatifs aient été entrepris sur la lutte biologique, seul un travail de recherche sur les mélanges variétaux peut être identifié dans les bases de données des institutions de Gembloux (un mémoire d’étudiant); quant à la recherche sur l’intérêt des éliciteurs de résistance systémique induite pour l’arboriculture, elle a démarré au début des années 2000, alors que les bases théoriques de cette piste ont été posés dans les années quarante. Ce type de recherche reçoit cependant un soutien croissant, et la création d’un groupe de recherche ‘agroécologie’ en 2009 pourrait coaliser certains acteurs. Le développement des OGM se fait à un autre niveau. A l’échelle mondiale, les plantes transgéniques couvrent elles près de 100 millions d’hectares.
On pourrait voir dans ce saisissant contraste l’expression d’un simple rapport de forces entre des entreprises capitalistes transnationales en quête de maximisation des profits par les moyens technologiques les plus appropriés (et à ce jeu les OGM et l’agroécologie ne jouent pas dans la même division), et des chercheurs idéalistes et indépendants souhaitant œuvrer au sein d’institutions publiques pour une agriculture durable, mais dépourvus de réels moyens. Cette analyse est nécessaire mais largement insuffisante.
Des systèmes d’innovation « verrouillés »
Pour comprendre la différence de développement entre ingénierie génétique et agroécologie, il faut recourir au concept de ‘verrouillage technologique’. On parle de verrouillage technologique (lock-in) quand une technologie dominante empêche le développement de technologies concurrentes et potentiellement supérieures4.
Concrètement, on peut analyser les situations de lock-in en identifiant les ‘déterminants’ d’innovation, c’est-à-dire dans le cas qui nous intéresse les facteurs qui pèsent positivement ou négativement sur chacune des deux voies d’innovation. L’analyse aboutit à la conclusion que la recherche agronomique est en quelque sorte ‘verrouillée’ par un ensemble de facteurs techniques, socio-économiques mais aussi institutionnels et culturels, dont l’accumulation dans le temps et l’espace a permis le développement fantastique de l’ingénierie génétique mais continue à freiner le développement de l’agroécologie, une voie pourtant ‘potentiellement supérieure’.
Quels sont ces facteurs ? Les lister tous de manière systématique dépasse l’ambition de cet article, mais l’exploration de quelques-uns d’entre eux est indispensable5. On se limitera içi à deux d’entre eux : un facteur ‘macro’ (les politiques d’innovation européennes) et un facteur ‘micro’ (les routines culturelles des chercheurs).
Au niveau macro, la recherche agronomique au niveau mondial dépend pour moitié de financements publics, qui sont donc un important déterminant d’innovation. Les politiques de recherche et d’innovation sont loin de poursuivre de purs motifs d’amélioration des connaissances sur le monde qui nous entoure. La mise en compétition des Etats par la finance globalisée les a contraints à une série de standardisations qui réduisent drastiquement leurs marges de manœuvre. L’ ‘état compétitif’ doit adopter une politique d’innovation compétitive. Les Etats sont en effet encouragés à soutenir une ou plusieurs voies d’innovations sur base d’un critère prépondérant : la capacité de celles-ci à maintenir ou faire progresser leur position concurrentielle sur l’échiquier mondial. En Europe, le choix stratégique s’est porté dès le début des années quatre-vingt sur les biotechnologies d’une part, et sur les technologies de l’information et de la communication d’autre part. Les deux trajectoires ont été directement liées avec les objectifs de croissance et compétitivité, et les décideurs européens se sont d’ailleurs souvent référés à la nécessité de ne pas se laisser distancier par les Etats-Unis pour justifier les politiques pro-biotechnologies face à l’opposition citoyenne aux OGM. Les financements pluriannuels de la recherche européenne ont largement soutenu le développement de la biologie moléculaire, science fondamentale nécessaire au développement de l’ingénierie génétique. Cela a eu un impact profond sur les institutions de recherche. Pour obtenir un projet de recherche européen, il « fallait un biologiste moléculaire dans l’équipe », comme l’ont attesté des chercheurs belges. En France, au début des années nonante, un recrutement sur cinq de l’Institut National de la Recherche agronomique (INRA) était un(e) biologiste moléculaire. Les Etats ont également été amenés à s’allier aux entreprises privées, y compris avec les entreprises multinationales qui les mettent en compétition. Monsanto UK Ltd., filiale du groupe basé aux U.S.A, a par exemple coordonné un programme de bourses européennes Marie Curie sur la génomique du blé –ayant par conséquent un accès vital à la connaissance de pointe sur ce sujet, attestant que l’enjeu géostratégique de compétition avec les USA n’a pas toujours percolé au niveau opérationnel.
La recherche agro-écologie a bénéficié de manière marginale de ces progrès en biologie moléculaire. La recherche appliquée au niveau de l’écosystème n’a pas été développée avec une intensité identique et une réduction du recrutement des agronomes, pédologues ou spécialistes en agro-écologie a même été constatée dans certaines institutions. Aujourd’hui encore, certains des pionniers de l’agroécologie savent que leur poste ne sera pas renouvelé après leur admission à l’éméritat.
Si les financements sont un déterminant direct de l’innovation, d’autres facteurs jouent à un niveau ‘micro’. Ils sont beaucoup moins visibles mais exercent une influence tout aussi puissante sur les orientations de la recherche publique. Chaque chercheur a des opinions, des visions du monde, des ‘routines culturelles et cognitives’ qui interfèrent avec ses activités quotidiennes, y compris la définition de priorités de recherche ou d’évaluation de projets pour des pairs. Or, une majorité de scientifiques a deux présuppositions dominantes sur la nature même d’une innovation qui induisent un déséquilibre entre ingénierie génétique et agroécologie. La première est d’associer la biologie moléculaire et l’ingénierie génétique avec des découvertes scientifiques ‘de rupture’ qui mènent à des innovations fondamentales et complètes, alors que l’agroécologie ne serait capable que de progrès incrémentaux et ne représenterait pas réellement une voie d’innovation. Cette présupposition culturelle ne repose par principe sur aucune base ‘scientifique’, et n’est pas validée par les faits : l’ingénierie génétique amène le plus fréquemment à des progrès agronomiques incrémentaux plutôt que totaux (on créée des variétés ‘plus tolérantes’ à la sécheresse, mais rarement ‘complètement résistantes’), et l’agroécologie a démontré son potentiel d’innovations ‘de rupture’, comme ces chercheurs qui créent des systèmes agroforestiers combinant prairie, noisetier et peuplier sur une même parcelle d’agriculture mécanisée, systèmes dont les gains de productivité dépassent ceux des OGM, ces mélanges variétaux qui diminuent l’incidence des maladies. La seconde présupposition est que l’ingénierie génétique aurait une valeur universelle (une capacité à résoudre tous les problèmes agronomiques dans toutes les régions du monde), valeur qui n’est pas reconnue à l’agroécologie, qui ne produirait que quelques progrès limités. La recherche agroécologique n’aurait d’intérêt que pour l’agriculture biologique, alors que celle-ci reste considérée comme un marché de niche mais serait incapable de nourrir le monde. Elle aurait donc droit à une fraction des fonds de recherche équivalente au poids de l’agriculture biologique : trois pourcents. Pire, l’agroécologie ne serait pas de la réelle recherche scientifique, car se situant à la frontière de la ‘recherche’ et du ‘développement’ aux yeux de certains pouvoirs subsidiants, y compris en Wallonie, quand il n’y avait pas un seul département « Recherche et Développement’, mais deux unités séparées, qui se renvoyaient des dossiers de recherches agroécologiques jugés ‘trop développement’ par l’unité Recherche et ‘trop recherche’ par l’unité Développement. En définitive, l’agroécologie n’est tout simplement pas considérée par certains acteurs comme une voie d’innovation, mais comme un ensemble de pratiques du passé, qui peuvent simplement être remises au goût du jour, alors que l’observation des dynamiques de recherches agroécologiques prouve que la combinaison de l’approche scientifique et des savoirs locaux amène à une somme de progrès incrémentaux d’un réel intérêt.
Ces deux présuppositions sur la nature de ce qui constitue une innovation ne tiennent que car elles sont associées à des présuppositions sur ce qu’est un système agricole durable. Une partie des scientifiques semblent en effet estimer que les systèmes agricoles modernes requièrent des adaptations ‘à la marge’ plutôt que de profondes transformations : une diminution de l’utilisation d’intrants, mais pas une remise en question du principe de monoculture par exemple. En ce sens, la réflexion sur les systèmes agricoles reste ancrée dans l’approche industrielle qui caractérise l’agriculture depuis plus d’un siècle, même si elle est complétée par des approches modérées comme la lutte intégrée des insectes.
En réalité, quand ils se projettent dans le futur, une trop grande partie de scientifiques pense en terme de systèmes agricoles ‘les plus probables’ plus qu’en termes de systèmes ‘les plus désirables’. Ils intègrent les tendances économiques et politiques liées aux forces dominantes des dernières décennies, ce qui les incite à considérer comme donnée invariante la poursuite d’un modèle d’agriculture intensive en intrants, comme s’il n’y avait pas d’alternatives politiques à ces tendances, et comme si celles-ci ne devaient pas être profondément remises en cause par les crises climatiques, énergétiques, sociales et environnementales. Or, l’ingénierie génétique se fond parfaitement dans ces tendances: étant donné que l’innovation se trouve dans la semence, elle ne demande pas d’adaptation majeure des pratiques agricoles et du système en général (ceci n’est plus vrai pour les régions qui se dotent de rigoureuses règles de coexistence). La voie agroécologique remet elle en cause des principes basiques des systèmes actuels, comme la monoculture ou l’utilisation d’intrants. Ceci mène certains chercheurs à la mettre de côté car, bien que ‘théoriquement valide’, elle irait ‘contre-courant’, comme l’affirmait un chercheur expliquant l’absence de recherches sur les mélanges variétaux par la demande d’homogénéité des lots de céréales de l’agro-industrie.
OGM vs agroécologie : la gestion de l’innovation ‘à géométrie variable’
Enfin, si l’on dépasse le strict cadre des systèmes de recherche pour se pencher sur la culture politique en matière d’innovation6, on peut constater que la vision que les acteurs ont de l’innovation en agriculture est d’une part ‘non comparative’: elle est centrée sur les OGM au lieu de comparer les différentes voies d’innovation. La comparaison des différents systèmes agricoles et des différentes voies d’innovations en leur sein, qui pourrait à priori sembler un élément incontournable d’une politique d’innovation cohérente, est quasi-absente des débats.
D’autre part, la plupart des acteurs des filières agroalimentaires, des pouvoirs publics, et des institutions de recherche ont une vision « à géométrie variable » de l’innovation en agriculture : l’approche est dynamique face à l’ingénierie génétique, mais statique vis-à-vis de l’agroécologie. La vision est dynamique : elle intègre la question de l’évolution de la technologie. L’ingénierie génétique est en effet perçue comme une technologie qui a déjà produit des possibilités exploitables aujourd’hui et qui a également des potentialités futures, à condition d’en favoriser le développement et d’y investir des moyens de recherche. A l’inverse, une majorité d’acteurs reconnaissent l’existence de systèmes et de pratiques agricoles alternatives -tels que l’agriculture biologique-, mais ils ne tiennent pas compte des possibilités d’innovations au sein de ces systèmes. Les alternatives aux OGM (lutte biologique, agroforesterie, mélanges variétaux) sont essentiellement présentées comme des pratiques actuelles marginales et qui peuvent éventuellement être diffusées plus largement, mais non comme des voies d’innovations sur lesquelles des efforts de recherche peuvent également être réalisés pour obtenir des progrès.
Cette approche à géométrie variable est également présente dans la société civile. Le message qui ressort de nombreuses interventions est « Les OGM comportent trop de risques et doivent donc être interdits, et il existe de plus des alternatives qui existent déjà aujourd’hui ». Or, s’opposer à une voie d’innovation peut permettre d’affaiblir celle-ci (cfr le moratoire européen sur la culture d’OGM entre 1999 et 2004), mais ne provoque pas automatiquement un soutien à une autre voie d’innovation. Or, si les alternatives au génie génétique étaient présentées bien plus fortement comme des voies d’innovation, il serait plus clair que c’est davantage de débat sur l’orientation du progrès que d’opposition au progrès que les manifestations citoyennes appellent. Cette approche à géométrie variable est renforcée par la lentille multiplicatrice et simplificatrice des médias, qui concentre elle-aussi son attention sur les OGM (leurs résultats, leur potentiel, leurs risques) sans les mettre en comparaison avec les innovations alternatives, qui sont profondément négligées. Les archives du New York Times (1981-2008) contiennent par exemple 2696 références pour l’ingénierie génétique, 3 pour l’agroécologie, 7 pour l’agroforesterie, et 0 pour les mélanges variétaux.
Une conséquence de cette approche « à géométrie variable » et de l’absence d’approche comparative est un manque de réflexion prospective sur les futurs possibles de l’agriculture et sur le rôle de l’innovation technologique dans différents scénarios de futurs possibles. Si des exercices de prospective centrés sur les biotechnologies sont discutés dans certains forums, ils ne sont pas liés à ceux qui se font sur les autres voies d’innovation.
Cette approche ‘à géométrie variable’ vient se combiner aux autres déterminants d’innovation, qui agissent le plus souvent en défaveur de l’agroécologie et créent une situation de lock-in: le déséquilibre entres les lobbys qui soutiennent chaque voie d’innovation ; l’hyperspécialisation de la recherche qui est bénéfique pour l’approche réductionniste de l’ingénierie génétique (taylorisation de la recherche) mais incompatible avec l’approche systémique de l’agroécologie ; les caractères intrinsèques de l’agro-écologie qui nécessite des recherches à large-échelle et à long-terme (évaluer la productivité d’un système agroforestier prend quinze ans, alors qu’évaluer le transfert d’un gène dans une plante est devenu une opération relativement simple); ou l’importance pour toute entreprise de n’investir des budgets de R&D que dans des innovations qui peuvent être protégées (par exemple par des brevets) pour sécuriser les espoirs de profits futurs, alors que les approches agroécologiques ne sont pas systématiquement brevetables, alors qu’elles ont des externalités environnementales fortes et positives.
Déverrouiller l’innovation ; ouvrir le champ des possibles
Les conséquences politiques de cette situation de lock-in des systèmes de recherche agronomique doivent être tirées, du moins si l’on comprend la science comme un bien public qui doit être préservé car elle est source de diversité, de nouveautés, d’adaptation à des nouvelles contraintes, alors que le marché mène lui à des situations d’irréversibilités.
Les situations de lock-in justifient donc une action politique. Il faut ‘déverrouiller’ les systèmes de recherche non seulement pour favoriser la diversité des voies de progrès et d’innovations, mais aussi pour rééquilibrer les différentes voies d’innovations et donner un réel horizon à l’agroécologie, car un changement de paradigme est nécessaire pour envisager une transition vers des systèmes agricoles qui contribueraient moins au changement climatique et à la raréfaction des ressources naturelles, qui seraient également résilients aux effets du changement climatique, et qui contribueraient à maintenir et créer des emplois dans nos sociétés marquées par un chômage structurel.
Enfin, il faut considérer les politiques d’innovation comme des enjeux politiques à part entière. Une politique d’innovation ne peut avoir pour seul objectif d’accélérer la croissance économique, et ne peut avoir pour seul cap d’atteindre un quota de ‘3% du PIB affecté à la recherche’.Un tel objectif n’est pas politiquement neutre, car il avantage le statut-quo en termes de voies d’innovation dominantes ou marginales.
Les voies d’innovations technologiques ont une influence déterminante sur les voies de développement que nos sociétés suivent7. L’exemple le mieux connu de lien entre voie d’innovation et voie de développement est celui de la Révolution Verte appliquée au Mexique dès 1943, puis en l’Inde ainsi que dans l’Asie du Sud-Est dans les années 1960s. La promotion d’un ‘paquet technologique’ (semences améliorées combinées à l’utilisation d’intrants de synthèse) soutenu par des efforts sans précédents de coopération internationale en matière de recherche agronomique a amélioré la production alimentaire globale, mais eu des effets profonds sur les systèmes agricoles et les sociétés rurales de ces pays, y compris dans certains cas une accentuation de la dualisation dans les campagnes, ainsi des modifications des relations de genre dans celles-ci, et des effets environnementaux négatifs.
Si l’on peut relier des voies d’innovations avec des voies de développement et leurs dimensions sociales, économiques, culturelles et politiques, alors les choix de recherches sont également des choix de société. Génie génétique ou agroécologie, prise de brevet sur les découvertes scientifiques ou mode de travail ‘open-source’, biologie moléculaire ou recherche-action sur les systèmes agroalimentaires durables: les choix de recherche individuels et collectifs n’ont pas les mêmes conséquences sur les possibilités de développement offertes aux sociétés ainsi que sur la position des différentes catégories d’acteurs, qui peut être renforcée ou déforcée par l’irruption d’une innovation, en fonction de leur capacité et de leur intérêt à l’adopter.
Les plantes transgéniques s’insèrent parfaitement dans la vision néolibérale de l’action publique. L’avantage est en effet que « tout est dans la semence », car celle-ci est le seul élément du système agricole qui doit être modifié pour la diffusion de l’innovation (sauf dans le cas des Régions qui ont adopté de strictes règles de coexistence, comme en Région Wallonne). La promotion et la diffusion de cette voie d’innovation ne nécessitent donc pas d’important changement de politique agricole ou de moyens publics. Des acteurs privés, pouvant sécuriser leur retour sur investissement grâce à des brevets (et la vente d’intrants de synthèse liés à ces plantes), peuvent diffuser l’innovation. L’utilisation de brevets sur les OGM permet par ailleurs à certains acteurs d’asseoir et de renforcer leur pouvoir, ce qui a également pour effet d’accélérer la concentration de l’industrie agroalimentaire, d’augmenter les situations de monopoles, et d’intensifier la dépendance des agriculteurs.
A l’inverse, l’agro-écologie est plus proche de la voie de développement qui correspond aux valeurs écologistes et progressistes. Les innovations agroécologiques sont en effet susceptibles de renforcer d’autres catégories d’acteurs, à commencer par les agriculteurs et les communautés rurales, et à augmenter nos capacités à faire face aux enjeux écologiques contemporains. Le développement de ces innovations est associé au maintien et à une consolidation des capacités des pouvoirs publics, car la diffusion de ces innovations repose entre autres sur de nouvelles formes de réseaux ‘de paysan à paysan’ ou de nouveaux partenariats entre chercheurs et agriculteurs qui co-construisent des connaissances ou des nouveaux systèmes agro-alimentaires. Ceci suppose un soutien public et une volonté de partenariats avec des acteurs sociaux8. Un tel développement nécessite aussi de mettre sur un même pied les innovations technologiques et les innovations sociales ou institutionnelles – telles que les nouveaux modes d’organisation entre producteurs et consommateurs, par exemple les Groupements d’achat solidaires (GAS) et les Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne (AMAP), ou les nouvelles formes de certifications décentralisées et consultatives du mouvement Slow Food international – car le potentiel de progrès social, écologique et économique de chacune de ces catégorie d’innovation dépend du sens qui est donné au concept de ‘progrès’ ou de ‘prospérité’. Enfin, la nécessité de réorienter le modèle agricole pour l’adapter aux exigences du changement climatique encourage à se ré-intéresser à des innovations d’hier qui ont été négligées car elles se confrontaient à un modèle dominant qui les invalidait, mais qui est aujourd’hui lui-même invalidé.
Les propositions politiques qui concrétisent cette seconde voie doivent s’intégrer dans un scénario qui rende aux pouvoirs publics, et non au secteur privé ou à la finance, le rôle central de traduire les aspirations collectives des citoyens en décisions politiques et en réglementations, afin de faire émerger des choix technologiques démocratiques9.
1Pour l’analyse précise de l’incompatibilité entre des politiques d’innovations libérales et le projet de développement durable, voir Baret, P. et Vanloqueren, G. (en cours de publication) Des laboratoires aux champs: les enjeux d’un changement de paradigme. In Cassiers, I. (Eds) Redéfinir la prospérité. Acte 1.
2Il s’agit d’ouvrir la ‘boite noire’ des innovations et de leur pertinence, en suivant les principes de l’analyse systémique et en combinant des éléments de plusieurs approches –dont l’analyse socio-technique de Callon, Latour et Law– et méthodes, dont l’observation participante.
3Vanloqueren, G., Baret, P.V. (2004) Les pommiers transgéniques résistants à la tavelure – Analyse systémique d’une plante transgénique de «seconde génération». Le Courrier de l’Environnement de l’INRA (52), Septembre 2004, 5-20.
4Quand plusieurs technologies réalisent la même fonction, elles sont en concurrence pour leur adoption par les acteurs économiques. Une technologie peut devenir dominante, en fonction des conditions initiales de son développement, bien qu’elle puisse avoir un potentiel inférieur aux autres innovations à long terme. Ce processus ‘dépendant du chemin’ s’autorenforce: la technologie devient de plus en plus dominante. Les conditions économiques du verrouillage technologique, notamment les rendements croissants, ont été présentées dans un précédent article. Voir Marechal, K. (2009). Repenser le rôle de l’économie politique pour traiter de la problématique des changements climatiques L’exemple du (nécessaire) déverrouillage des trajectoires technologiques, Etopia (4), 7 avril 2009, 59-76
5On peut déterminer quatorze déterminants d’innovation pour le seul périmètre des systèmes de recherche agronomique, bien que chacun sait que les accords agricoles internationaux, le droit international des droits de propriété intellectuels ou encore les comportements des consommateurs sont également de puissants déterminants pour l’innovation. Voir Vanloqueren, G., Baret, P.V. (2009) How agricultural research systems shape a technological regime that develops genetic engineering but locks out agroecological innovations. Research Policy (38) 971–983
6Jasanoff (2005) décrit la culture politique (political culture) comme « the systematic means by which a political community makes binding collective choice, such as structured modes of political action, written codes and practices, tacit routines by which collective knowledge are produced and validated (civic epistemologies), etc”.
7Le terme ‘voies de développement’ est utilisé au pluriel, contrairement au terme ‘pays en voie de développement’, pour affirmer l’existence d’une multiplicité de développements possibles. Les voies de développement sont les trajectoires que suivent les sociétés, construites par l’accumulation des multiples choix économiques, politiques, sociaux et culturels de leurs différents acteurs, et influencées par leur environnement extérieur physique, politique et économique. On parle de ‘politique de développement’ pour se référer à une politique planifiée visant un certain type de développement. Tous les pays -tant les pays dits en voie de développement que les pays dits développés- poursuivent continuellement des voies de développement.
8L’agroécologie n’empêche pas l’utilisation des connaissances acquises par les importants efforts de génomique végétale et de biologie moléculaire, soit par le génie génétique ou par l’utilisation des autres outils liés aux biotechnologies modernes, mais elles leur donne un cadre orienté par le public et non le privé.
9Le lecteur intéressé trouvera un exposé complet des propositions de politiques publiques qui découle de l’analyse de l’innovation en ‘voies d’innovations’ et de verrouillages technologiques (propositions de ‘politiques de sortie de lock-in’ et rôle des ‘niches d’innovation’, proposition de créer l’agronomie politique comme nouvelle discipline pour la recherche et l’enseignement, prospective par scénarios intégrant le rôle potentiel des voies d’innovations…) aux chapitres 9 et 10 de Vanloqueren, G. (2007). Penser et gérer l’innovation en agriculture à l’heure du génie génétique. Contributions d’une approche systémique d’innovations scientifiques dans deux filières agroalimentaires wallonnes pour l’évaluation, la gestion et les politiques d’innovation. UCL – Presses Universitaires de Louvain, Louvain-la-Neuve. Disponible sur http://uclouvain.academia.edu/GaetanVanloqueren/Papers