J’ai hésité à conserver ce mot dans la table des matières. Non pas que je ne le juge pas important ; bien au contraire. Mais parce que les questions patrimoniales sont évoquées sous beaucoup d’autres entrées (châssis, classement, intégrisme, logement, mémoire, pétition, quartier…).
Je me limiterai donc ici à quelques réflexions plus générales.

La première est relative au temps.

Nous sommes légitimement attachés aux témoignages matériels de notre passé. Certains prennent une valeur symbolique génératrice de lien social.
La valeur patrimoniale d’un bâtiment s’apprécie le plus souvent en fonction de son ancienneté. Mais en urbanisme, la pratique sans discernement d’un « culte de l’ancien » devient en frein regrettable à l’expression d’une créativité contemporaine.

Dans le livre « Bruxelles ’50 ‘60 » de Caroline Berkmans et Pierre Bernard, on peut lire le passage suivant : « En 1952, les autorités communales d’Uccle refusèrent de laisser bâtir une villa dessinée par l’architecte ostendais Paul Félix. Sa toiture à versant unique suscitait chez les fonctionnaires des appréhensions quant à son effet esthétique. Ils craignaient en outre que son caractère novateur ne soit néfaste à l’harmonie architecturale du quartier ». Il s’agit d’une villa qui fut cependant construite (avenue du Vieux Cornet), « son commanditaire ayant épuisé tous les recours pour contrer la décision communale, jusqu’à obtenir gain de cause devant le Conseil d’Etat ».

Les architectes du service ucclois de l’Urbanisme ne réagissent plus ainsi de nos jours, bien au contraire. Mais je n’en dirais pas autant de tous les membres du Collège !

Ne l’oublions pas (comme le dit le slogan de l’affiche du prix ucclois d’architecture contemporaine créé en 2000) :

« L’architecture d’aujourd’hui c’est le patrimoine de demain ».

La deuxième se réfère à l’espace.

Ce qui fait la valeur d’un témoignage du passé ce n’est pas seulement sa qualité architecturale. C’est aussi celle de son intégration dans un site. Cette conviction est à la base de l’institution d’une « zone de protection » autour des monuments classés.

Il arrive pourtant que l’on néglige de classer des sites qui peuvent être en eux-mêmes plus intéressants que le bâtiment qu’ils abritent.
Ce problème s’est récemment posé dans le cas d’une demande de démolition, d’une villa style cottage de l’architecte Jasinsky, dans le quartier Fond Roy. Ce bâtiment ancien n’était pas classé ; mais, plus que lui, c’est le beau site arboré de 1ha qui aurait mérité d’être légalement protégé. Le Plan Particulier d’Affectation du Sol (PPAS) en vigueur permettrait d’y construire 14 logements. L’octroi du permis pour une unique villa (luxueuse !) était une façon de préserver le site d’un morcellement spéculatif par lotissement.

La troisième concerne le droit.

De nombreuses constructions anciennes ne bénéficient, à tort ou à raison, d’aucune mesure légale de sauvegarde patrimoniale. C’est une situation de fait.
Lorsqu’elles font l’objet d’une demande de permis, les partisans de la préservation du bien contestent alors le projet mis à l’instruction ; et, pour mieux étayer leur défense, ils sont tentés de lancer des pétitions voire d’initier une procédure de classement en cours de période d’instruction du dossier.

En dehors du fait que le classement perd de sa crédibilité s’il est généralisé à tout ce qui est ancien, le Collège ucclois a toujours considéré qu’il y avait dans ce type de stratégie un problème de respect du droit privé. Celui qui acquiert un bien le fait en connaissance de cause. Si celui-ci n’est pas affecté de contraintes patrimoniales, il table sur le fait qu’il lui sera possible d’obtenir un permis pour une rénovation ou une démolition – reconstruction.

Nous avons donc généralement instruit ces dossiers en fonction du cadre légal en vigueur lors de l’introduction de la demande. Ce qui ne nous a pas dispensés de débattre, souvent longuement, de ce qu’il était opportun d’autoriser.

Deux cas ucclois sont évoqués dans le chapitre « pétition ». Un troisième mérite d’être souligné ici parce que la décision du Collège fut particulièrement difficile à prendre (nous en avons débattu à quatre reprises !) et que le retentissement médiatique fut considérable : celui de la maison Dupuis de l’avenue Blücher.

Jacques Dupuis est un de nos grands architectes belges de la deuxième moitié du 20è siècle.

Sans être une de ses œuvres majeures, la maison « Adamantidis » (qu’il a construite dans les années 60 avenue Blücher) avait un intérêt patrimonial certain. Mais la partie habitation (à l’avant) ne correspondait plus aux exigences de confort actuelles. Pour répondre à la demande de son client, l’architecte du site a d’abord envisagé une rénovation ; pour ensuite aboutir à un projet de construction nouvelle, très contemporain, que nous jugions de grande qualité.

J’ai tenu à présenter au Collège une synthèse, la plus objective possible, de tous les arguments pour et contre avancés dans le cadre de ce débat (architecturaux, urbanistiques, juridiques).

Il faut savoir que le PPAS en vigueur donnait le droit au demandeur de disposer sur ce terrain d’une surface constructible largement supérieure à celle de la maison existante. Refuser la démolition, c’était donc, en même temps, devoir envisager de permettre une importante transformation. Or, quelles que soient les transformations que nous aurions autorisées, elles auraient inévitablement altéré ce qui était la qualité première de cette maison : sa conservation dans son état d’origine. Parmi beaucoup d’autres, ce dernier argument a eu le plus de poids à mes yeux.

Après mûre réflexion, et face à l’incompréhension assez généralisée des milieux concernés, le Collège a donc autorisé la démolition et délivré le permis pour la nouvelle construction (une villa dont la qualité a été confirmée par l’attribution d’une mention par le jury du « prix d’architecture contemporaine ucclois » de 2006).


Deux conclusions se dégagent de ce dossier emblématique.

La première : le patrimoine architectural récent est mal protégé en Région bruxelloise.

J’ai proposé au Collège de prendre la décision d’introduire une demande de classement bien étayée des deux maisons Dupuis uccloises les plus remarquables. A ma connaissance, 3 ans plus tard, le Gouvernement régional n’avait toujours pas décidé d’entamer la procédure !

La seconde : un conflit de valeurs se pose fréquemment, dans le domaine de l’urbanisme, entre le devoir de respecter le droit privé et celui de servir l’intérêt collectif. Il n’est pas facile pour le pouvoir public d’arbitrer entre les deux.

Que penser de la récente réforme de la législation bruxelloise sur la protection du patrimoine ?

A la lumière de ma courte expérience, il me semble qu’elle va dans le bon sens.

La protection des bâtiments classés demeure assurée malgré un assouplissement des règles de procédure (dispense de permis pour de petits travaux de rénovation, limitation des dérives induites par un usage abusif du droit de pétition qui permettait à une ASBL de contrer un projet immobilier par l’introduction d’une demande tardive de classement). La rénovation du petit patrimoine des éléments de façade bénéficiera d’un subside.

Le pouvoir de la CRMS (Commission Royale des Monuments et Sites) est certes quelque peu raboté ; son avis n’aura plus force obligatoire pour la rénovation de grands ensembles protégés d’intérêt collectif que le pouvoir public souhaite restaurer. Mais cela favorisera la recherche d’un compromis entre exigences patrimoniales d’une part et exigences sociales et environnementales d’autre part ; un autre conflit de valeurs qui a trop longtemps ralenti, par exemple, la modernisation nécessaire des anciennes cités de logements sociaux.

Le concept de patrimoine a le mérite d’intégrer à la fois une dimension économique

et même financière et une dimension culturelle ou symbolique.

Il est à la charnière de « l’être » et de « l’avoir ». (Thérèse Snoy
)

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