Voilà bien un mot trop peu vulgarisé.
Au-delà de sa signification très technique en linguistique, il a pris aujourd’hui
(depuis le physicien Thomas Kuhn) un sens plus général
qui me semble être essentiel dans le débat d’idées contemporain.
Tentons d’apprivoiser le mot.
Le paradigme, nous dit Hubert Reeves, c’est
« ce que tout le monde accepte sans en discuter ; ce que l’on admet comme vrai sans le questionner et à partir de quoi on commence à penser ».
(une « grille de lecture » en quelque sorte,
à partir de laquelle s’imagine une interprétation de la réalité)
Le meilleur exemple : la place de la Terre dans l’univers.
Jusqu’au 17ème siècle, il était évident pour tous que le soleil tournait autour de la terre. Toutes les observations astronomiques s’inscrivaient dans le cadre de ce paradigme. Jusqu’au 19ème siècle, personne n’avait conscience du fait que l’homme était le fruit d’une très longue évolution biologique. Et il a fallu attendre le 20ème siècle pour que soit découverte et admise l’existence de l’inconscient.
Avec Copernic et Galilée, puis Darwin et Freud, l’humanité a donc dû assumer, au cours de son évolution, trois révolutions dans les fondements de sa pensée qui sont autant de grandes blessures narcissiques : la Terre n’est pas le centre du monde ; l’Homme n’est pas une créature divine ; et il n’est même pas le maître dans sa propre maison !
Malgré l’évolution de la recherche, la plupart des paradigmes résistent, longtemps, à l’usure du temps.
Il y a pourtant des exceptions. Je pense notamment à la surprenante rapidité avec laquelle fut acceptée la théorie géologique de la « tectonique des plaques » formalisée dans les années 70. Révolutionnaire s’il en est, elle remettait en question une certitude rassurante : l’assise continentale des civilisations était stable sous nos pieds. Un postulat tellement ancré dans les esprits qu’il avait engendré l’hypothèse des « ponts transcontinentaux » pour expliquer les curieuses similitudes observées entre des espèces fossiles d’Amérique du Sud et d’Afrique !
Le premier intérêt de l’idée d’un renouvellement des fonds océaniques entraînant les continents dans une lente dérive fut d’apporter (enfin !) une explication satisfaisante de la localisation des zones de tremblements de terre dans le monde. Peut-être que cet apport d’un savoir qui rendait compréhensible une des grandes calamités naturelles a facilité l’intégration de ce nouveau mode de pensée.
La révolution scientifique consiste à changer non pas tant le contenu du regard sur le monde que la manière de le regarder !
Quelle nouvelle évidence s’impose aujourd’hui à notre conscience collective ?
Le fait que notre planète est un « monde fini » aux équilibres fragiles ;
avec des ressources et une capacité d’absorption des déchets limitées.
Un constat qui s’oppose à la conviction qui a fondé toute la réflexion du 20ème siècle en matière d’économie : l’idée que la croissance est le premier signe de la bonne santé d’une société et l’illusion qu’elle pourra se poursuivre sans limite.
Quand on lit le livre de l’économiste Serge Latouche « Le pari de la décroissance », on ne peut que mesurer l’abîme qui sépare le discours traditionnel auquel les médias comme les politiques nous ont habitués en matière d’économie et la réflexion novatrice qui est proposée par ceux qui remettent en question le discours de ceux qui, comme le dit Edgar Morin, croient que le « toujours plus » s’impose alors qu’il faudrait un « toujours mieux ».
« Le progrès des sciences et des technologies est censé mettre à notre disposition
des biens et des services toujours nouveaux
que nous consommons avec un appétit lui aussi sans cesse renouvelé » ;
alors que cet axiome mène à une impasse compte tenu des ressources limitées de la planète ».
(Jean-Marie Pelt)
Tout est à repenser à la lumière de ce paradigme de l’avenir ! Les fondements de la science économique, la vision prométhéenne des relations Homme – Nature, nos modes de production et de consommation, les priorités politiques…
Si nous voulons vraiment choisir la voie d’un développement durable, il faudra bien accepter de « commencer à penser sur d’autres bases ». Mais l’intégration sociale d’un changement de paradigme suppose une véritable révolution des mentalités ; qui ne pourra se faire que progressivement et de manière endogène.
Il est de notre responsabilité collective de l’accélérer en nous efforçant de faire sauter les « verrous » (psychologiques, technologiques, financiers et institutionnels) qui nous enferment dans les anciennes habitudes de penser et d’agir.
« Repenser nos modes de développement et quitter le dogme de la croissance du PIB impliquent de redéfinir la plupart de nos objectifs économiques et sociaux en fonction de la crise écologique.
Il s’agit de repenser l’intérêt collectif, de redécliner les valeurs d’équité et de solidarité à la lumière des limites imposées par notre planète. Malgré le développement d’écotechnologies, il est illusoire de croire que nous ne rencontrerons aucune rupture dans notre confort d’aujourd’hui.
Un large débat doit avoir lieu sur nos principaux projets et objectifs,
à la lumière de leur impact écologique ».
(Extrait du « pacte écologique belge » proposé par 10 associations
environnementales aux candidats des élections fédérales de juin 2007)