Toute politique de la nature doit commencer par rappeler que notre rapport à la nature est d’abord de nature culturelle, voire esthétique, non pas au sens d’une nature seulement « belle » à contempler en excursion le week end, mais d’une nature multiforme à côtoyer quotidiennement dans une forme de connivence que les peuples dits « premiers » peuvent nous enseigner.

Depuis de nombreux siècles l’homme occidental vit dans un rapport d’exploitation et de domination de la nature. Nos références philosophiques cartésiennes nous ont même appris à nous considérer comme extérieurs à la nature. Homme sujet, nature objet ; nous sommes partis dans une course visant à exploiter toutes les ressources naturelles, en négligeant les processus dont elles sont issues. Vous, nous… participons par nos actes quotidiens à une société qui utilise la nature de façon fonctionnelle, qui l’exploite sans conscience des limites de cette exploitation et en détruit les éléments non utiles à première vue, ou dits « nuisibles ».

Les conséquences de ce rapport d’exploitation sont écrasantes :

•d’un point de vue quantitatif, la quantité de ressources non renouvelables s’épuise, alors que la population mondiale continue à croître. La récente crise alimentaire a montré que les ressources de la biomasse pour l’alimentation, l’élevage, pour la production d’énergie atteignaient leurs limites. De façon générale, le calcul de « l’empreinte écologique » nous apprend que nous dépassons les capacités de charge de la planète et mangeons le capital des générations futures;

•d’un point de vue qualitatif: le patrimoine de biodiversité s’effrite de plus en plus ; l’objectif de la convention sur la biodiversité qui prévoyait qu’on stopperait de moitié la dégradation de celle-ci en 2010 semble hors de portée. Les différentes pollutions engendrées par la consommation humaine et l’utilisation de produits « tueurs » qui l’accompagne, ont un impact sur la santé humaine qui est de plus en plus déterminant à court et à long terme.

•de plus, le partage des ressources que nous offre la nature est fondamentalement inéquitable. 20 % des citoyens du monde consomment 80 % des ressources, ce qui ne peut que mener à des conflits.

Et ces arguments ne recouvrent que la part rationnelle de ce rapport à la nature. Dans son livre « La peur de la nature », François Terrasson[[François TERRASSON, « La Peur de la nature », Sang de la Terre (Paris), 1988

]] explique comment notre soi-disant rationalité cache une peur ancestrale des formes de vie que nous ne contrôlons pas et des énergies négatives qui pourraient en émerger pour déranger l’ordre social. Nous réprimons donc la vie sauvage qui est en nous, par une volonté de dominer, de maîtriser, très bien exprimée par ces parcs et jardins tondus et rasés de près, où la moindre « mauvaise herbe » sera trucidée au nom de la propreté.

Pourtant, nous ressentons tous au plus profond de nous les atteintes portées par notre civilisation à un patrimoine à la fois planétaire et intime, sacré et charnel, individuel et collectif. Chacun vit dans ses tripes un jour ou l’autre l’émotion amoureuse et esthétique du contact avec l’animal, la fleur, l’arbre, la montagne ou l’océan. Qu’on soit savant, ingénieur, dirigeant d’entreprise ou politique, la compassion pour le vivant, la sensibilité aux sites naturels, la perception du caractère sacré de la vie nous atteignent; et en ce sens, la civilisation industrielle nous laisse tous blessés, orphelins de quelque rêve ou souvenir.

Enfin, ceux qui ont gardé un rapport différent à la Nature, les peuples dits « premiers » sont en danger de disparition. Les cris d’alarme de certains témoins des cultures indigènes comme Jean Malaurie[[Jean MALAURIE, « Les derniers rois de Thulé » Plon, Collection Terre Humaine, 1996.

]] pour les Inuits du grand Nord ou d’Eric Julien[[Eric JULIEN, « Kogis , Le réveil d’une civilisation précolombienne », Albin Michel, coll Clés/Essais, 2004

]] pour les Indiens Kogis de Colombie, dénoncent le non respect de leurs espaces et modes de vie. Leurs modes de vie constituent en effet un capital immatériel de l’humanité, un capital de savoirs et de traditions menacé de disparion et qui pourrait pourtant s’avérer bien utile pour s’adapter à des conditions climatiques difficiles. Le constat est posé, la question est ici de voir comment modifier ce rapport à la nature pour retrouver, ou créer enfin, mais de toute urgence, une relation harmonieuse permettant à la communauté humaine de survivre d’abord et de façon heureuse en plus.

D’une approche scientifique à une approche culturelle.

La séparation de l’homme et du monde naturel a été heureusement remise en cause par l’écologie scientifique. Comme le dit Bernard Feltz, « L’écologie scientifique modifie donc profondément le rapport à la nature porté par les développements de la science occidentale. La participation de l’espèce humaine comme simple élément de l’écosystème, la prise en compte du caractère fini des divers stocks dont dépend l’activité humaine, la dépendance fondamentale de l’humain vis-à-vis de la nature induisent un rapport nouveau qui prend en compte la finitude des stocks, par conséquent la fragilité des relations entre les diverses espèces »[[Bernard FELTZ, Intervention aux Rencontres écologiques d’Eté de Borzée, 2004.

]]. Sur la base de ce concept d’interdépendance, se sont construits les consensus scientifiques sur la nécessité de la « conservation de la nature » et plus tard sur la « biodiversité ». L’écologie percole peu à peu dans les disciplines et les enseignements scientifiques. Elle est intégrée dans les traités internationaux, issus de la conférence de Rio. Cependant elle ne semble pas gagner assez de terrain pour empêcher la dégradation planétaire.

Si on prend l’exemple de l’agriculture biologique, basée justement sur une fine compréhension du fonctionnement d’un écosystème agricole, on doit bien constater sa marginalité face au rouleau compresseur de l’agriculture chimique et biotechnologique, déconnectée du milieu récepteur. La convention sur la biodiversité n’atteint pas ses objectifs. Que pèse la survie du panda ou de l’orang outang face au profit immédiat attendu de la transformation des forêts en plantations industrielles ?…Et pourtant « dans une espèce en voie de disparition est en jeu le produit unique d’une histoire spécifique : il faut des centaines de millions d’années pour produire une espèce de mammifères supérieur »[[Bernard FELTZ, « La science et le vivant: introduction à la philosophie des sciences de la vie », De Boeck Université, collection Science Ethique Société.

]] Le système économique est aveugle et peine à prendre en compte ces facteurs de long terme.

Il nous faut donc activer les ressorts les plus puissants de nos énergies qui sont dans la dimension culturelle, où s’expriment les pulsions enfouies de notre « naturalité ».Les efforts en matière d’éducation à la nature et de pédagogie de l’environnement dans nos pays européens ont été considérables et, il faut le dire, couronnés d’un certain succès. Les jeunes enfants d’aujourd’hui ont pour la plupart été incités à respecter la nature, à découvrir le monde animal ou végétal, à ne pas polluer, et à économiser les ressources en eau et en énergie. Le message moral « Respectez la nature » est largement diffusé dans les médias. Les grands reporters survolant en hélicoptère les paysages les plus extraordinaires de la planète ont sensibilisé le téléspectateur.

De plus, les loisirs liés à la nature prennent une grande extension. Nous cherchons aussi dans le rapport avec la nature une dimension esthétique et symbolique, que Feltz décrit à nouveau très bien : « Le nouveau rapport à la nature observé dans notre culture ces trente dernières années comporte une dimension esthétique manifeste; la nature est (re)découverte comme belle… Le rapport implicite à la nature est moins le rapport fonctionnel à l’écosystème que la sensibilisation à la beauté de ce monde et aux dangers qui guettent ces espèces en voie de disparition, beauté qui demande par conséquent à être protégée. Mais dans cette posture, nous restons, nous humains, face à un autre monde, beau et à respecter, mais extérieur à ce qui fait notre quotidien de labeur et de rationalité. C’est la nature qu’on va admirer en week-end et en vacances, mais absente de nos comportements et raisonnements quotidiens, dictés par d’autres logiques »[[Bernard FELTZ, op.cit.

]].

Du respect à l’appartenance 

Comme le dit Jean Malaurie dans Terre Mère de Juillet 2007, « Il faut que la conscience de tous devienne une conscience écologique, c’est-à-dire enracinée dans ce qui nous donne la vie…Il faut respecter la nature; mieux il faut intégrer cette nature, accéder à l’esprit de l’homme nature…non plus pour dire un nostalgique regret, mais le souci crucial de notre proche futur »[[J. MALAURIE, « Terre Mère », CNRS Editions, 2007

]]. S’agit-il dès lors de partir au désert ou dans le grand nord seul en traîneau ? Pas nécessairement ! Cette appartenance peut être ressentie sur un balcon bruxellois, en admirant la clématite grimpant sur la façade, et les insectes venus y butiner. La culture maraîchère, mettre les mains en terre pour planter, une marche lente dans un jardin fleuri, l’écoute du merle annonçant l’aube, voici autant de façons possibles pour atteindre une potentielle complicité avec le monde végétal et animal, avec une nature qui n’est jamais loin, même dans ses formes les plus libres et sauvages.

Partir loin n’est donc pas une condition nécessaire mais il y a sans doute une démarche intérieure qui s’impose tant collectivement que personnellement. Terrasson nous dit « Pour changer quelque chose en matière d’environnement, il faudra changer quelque chose dans les bases psychologiques qui sous-tendent la culture ».

Charlotte Luyckx, doctorante en Philosophie à l’UCL, écrivait dans une carte blanche du Soir en 2007 (10-08-2007) sur le même sujet « Le premier pas vers la « reliance » est de l’ordre de la prise de conscience de ce qui, en nous, est bancal et déconnecté. Le deuxième nous engage dans une lutte : affronter nos peurs, notre dégoût ou notre indifférence envers la nature ; le troisième est contemplatif : il nous mène à percevoir la nature et l’environnement comme source d’inspiration et de jouissance esthétique, levier spirituel, lieu de vie ».

Pour faire ces pas, il faut sans doute s’extraire de la vie trépidante, tournée vers la vitesse et la compétition. De plus en plus d’initiatives fleurissent en matière de pratiques de vie, simples et saines, plus lentes aussi et vers la méditation ou d’autres voies de calme intérieur. Mais c’est encore un choix très minoritaire.

Notre santé mentale collective est en piteux état. Les statistiques de consommation d’antidépresseurs et de médicaments contre l’anxiété crève les plafonds. Les assuétudes se font multiples et nous déconnectent de notre corps, de la nature et de nos besoins profonds.

Cette crise de société, assortie d’une crise de santé publique a peut-être quelque chose de salutaire, car les thérapies par le contact avec la nature, par la contemplation, sont de plus en plus recommandées ; qui sait jusqu’où nous devrons traverser les crises, pour arriver à la « conversion » nécessaire vers une autre façon d’être au monde ?

L’expérience des peuples dits « premiers »

Quand il parle des Inuits, Jean Malaurie s’émerveille de leur bonheur, de leur capacité à vivre heureux dans une des contrées les plus inhospitalières du monde. « Ils se sentaient innocents, en intime relation avec le Dieu caché de la terre et du cosmos. J’avais découvert un monde d’une innocence édénique. »[[Jean MALAURIE, « Les derniers rois de Thulé » Plon, Collection Terre Humaine, 1996

]] Il me semble essentiel et urgent de nous mettre à l’écoute de ces voix dites « indigènes » issus des forêts amazoniennes, des plateaux andins, des savanes africaines, des déserts du froid et du chaud, qui ont dû plier devant les forces naturelles, jouer avec les éléments, et développer pour leur survie une intelligence aigue des écosystèmes.

Bien sûr, on peut se tourner vers l’histoire, vers ceux que nos colonisations ont détruits; mais il y a encore ceux qui se battent aujourd’hui pour sauver leurs territoires, comme les Kogis de Colombie. C’est sans doute à leur écoute, en intégrant la logique relationnelle qu’ils développent avec la nature, que nous pourrons apporter des réponses aux maux d’aujourd’hui, et donner aux générations futures la chance de poursuivre l’aventure humaine dans la légèreté de l’être. « Les peuples racines sont en réserve. Ils ne sont pas en arrière de l’Histoire, non ils sont en réserve pour être nos éclaireurs et nous protéger de nos folies en nous rappelant les lois éternelles. »(J.Malaurie)

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