La pensée de Martin Heidegger est une traversée de l’histoire de la métaphysique occidentale depuis l’émergence de la philosophie grecque jusqu’à l’ère de la Technique. A partir du tournant où la pensée grecque réduit l’être à une substance persistante et oublie sa dimension de spontanéité naturelle, il retrace les origines profondes d’une époque contemporaine dominée par la technique où l’homme, jusque là fondement de l’étant, est décentré au profit d’un processus de mise au pas de tout étant, y compris de l’homme lui-même. Le dialogue avec le poète Hölderlin et l’évocation de la pensée taoïste représentent deux tentatives de renouer avec une pensée de la nature comme création perpétuelle.
Dans son Dialogue avec un Japonais, parlant de la question du rapport entre la lettre des Ecritures Saintes et la pensée spéculative de la théologie comme source de son questionnement, Heidegger avait dit: « Sans cette provenance théologique, je ne serais jamais arrivé sur le chemin de la pensée. Provenance est toujours avenir ». Si la question du rapport entre les Ecritures et la spéculation théologique constitue la provenance de son itinéraire et qu’elle en détermine toujours l’avenir, il semble bien y avoir là – malgré l’a-religiosité affichée de la pensée heideggérienne – une inspiration décisive de celle-ci.
Or – d’après le cours des années 1920, Phénoménologie de la vie religieuse, principal témoin de cette provenance théologique – ce qui retient l’attention de Heidegger à ce sujet c’est, au plan de la vie effective, une certaine expérience du temps, dans la foi chrétienne primitive, avant la dogmatique d’Eglise et la théologie scolastique. Il s’agit d’une expérience du temps et de l’histoire, orientée vers un événement déterminant de l’avenir : espoir du «retour du Christ» ou Jugement dernier, pour les premiers Chrétiens mais qui, dans Sein und Zeit, deviendra – en une sorte de neutralité religieuse – le moment décisif de la mort. Ce moment n’est pas un moment précis dans le futur mais, dans sa soudaineté imprévisible, la source inconnue d’une orientation de vie en fonction de l’à-venir, mettant l’homme devant la nécessité d’une décision, celle du choix en faveur d’une vie soit authentique, soit inauthentique. De l’avenir imprévisible, indisponible, sans contenu maîtrisable et lourd de menaces provient le sens que l’homme, résolument, doit donner à sa vie présente. Cette temporalité «kairologique» et non «chronologique» et l’expérience effective de la vie qu’elle accompagne sera foncièrement oblitérée par la conceptualité métaphysique (ontothéologique) à travers le Moyen Âge et la Modernité, laquelle sera héritière d’une pensée de l’être comme substance, à la fois «présence constante» (ousia) et «vision» théoriquement objectivable (théôria), imperméable de ce fait à la temporalité kairologique de la vie effective précédemment évoquée. Cette oblitération est un des premiers épisodes de la longue histoire occidentale de l’oubli de l’être dont Heidegger fera l’un des thèmes majeurs de sa pensée.
La notion de l’être comme ousia, présence constante, et objet de théôria, sera elle-même radicalisée au fil du Moyen Age par sa réinterprétation comme substantia : « l’être subsistant là dessous l’étant dans la constance stable de son étantité ». Or cette notion de l’ousia provient de la compréhension grecque de l’être dont la problématique aristotélicienne de la plurivocité de l’étant garde la trace. La compréhension grecque de l’être comme ousia, met en relief un seul des sens lexicaux de l’être – le sens qui remonte au wasami indo-européen (demeurer, rester dans la constance du présent) et, tout en s’associant au sens nodal du «vivre» (es-, esti), oblitère par contre le sens, tout aussi essentiel, du croître (bhû-, phu- ) que par contre l’on retrouve dans le mot phusis. Ce vocable, à l’époque présocratique, et en particulier chez les Ioniens, désigne l’ensemble de l’étant dans son être. Or le privilège de l’ousia au détriment de la phusis est le résultat de ce que Platon avait nommé la gigantomachia peri tès ousias : «le combat de géants à propos de l’étantité». C’était, schématiquement, le combat entre les Ioniens et les Eléates : ceux pour qui l’être de l’étant en totalité se caractérise comme devenir, mouvement, croître, bref comme phusis; et ceux pour qui l’être de l’étant en totalité se caractérise comme ousia, identité à soi dans la stabilité de la présence constante. L’être de l’étant compris comme ousia, c’est chez Parménide qu’il s’affirme le plus éminemment et cette affirmation de la présence constante de l’être de l’étant, aux dépens du croître insaisissable de la phusis, se fonde sur une véritable interdiction à l’égard du néant, le mè on.
Un tel geste est clairement le moment symbolique où se précise la divergence des voies orientales et occidentales dans l’ontologie. En effet la phusis, qui est ici progressivement perdue de vue dans la pensée grecque post-parménidienne, est la notion grecque la plus proche de la notion extrême-orientale de Ž©‘R (en japonais, shizen), qui indique le mode d’être de ce qui est par soi-même, croît par soi-même, en une dynamique incessante qui se soustrait à toute objectivation stabilisante, toute domination par un regard théorique et qui requiert donc une autre approche. Par ailleurs cette notion de shizen, qui dit en somme le mode d’être de l’ensemble de l’étant dont l’homme n’est qu’un élément, se déploie dans la proximité avec une autre notion, le néant (–³ mu), qui désigne, peut-on dire en première approximation, le mode d’être de l’homme qui permet à celui-ci d’entrer en consonance avec l’ensemble plus vaste du shizen. C’est pourtant précisément ce néant que vise l’interdiction parménidienne à la source de la métaphysique occidentale.
Néant ontologique, dimension dynamique de l’étant en totalité, temporalité kairologique – voilà donc ce qui est oblitéré par la prédominance de la compréhension de l’être comme ousia. Or la suite de l’histoire de la métaphysique occidentale ne fera qu’accentuer progressivement une telle oblitération, conduisant à terme à ce que Heidegger et le philosophe japonais Nishitani nommeront le «nihilisme».
Platon dans le Sophiste, évoquera certes la notion de mè on , non-étant. Cependant il ne fera ainsi que rappeler la problématicité de la notion d’étant et des notions apparentées. Il permettra de mettre en relief la diversification interne de l’étant à l’aide de l’altérité dont le non-étant est l’occasion. Mais il n’envisage à aucun moment une exploration du non-étant en tant que tel.
Avec la plurivocité de l’être selon Aristote la diversification interne de l’être est explicitée à l’aide de la pluralité des attributs dans la proposition prédicative (S est P). On peut prédiquer une série de catégories (dont l’ousia reste toujours la première); on peut prédiquer la vérité ou la fausseté; on peut prédiquer l’essentiel et l’accessoire; et on peut prédiquer la puissance et l’acte. Dès lors demande Heidegger: «Si l’étant est dit dans une signification multiple, quelle est alors la signification directrice et fondamentale? Que veut dire être?» Dans ces divers types de prédications selon Aristote, l’interprétation traditionnelle a toujours favorisé l’ousia, nommée substantia, prédisposant ainsi à l’interprétation substantialiste de l’être dans la tradition métaphysique occidentale. C’est ici que Heidegger proposera une autre lecture. Dans son cours de 1931 sur la métaphysique d’Aristote, il propose de voir dans la dynamis (puissance) le sens directeur de l’être. Cette «dynamisation» de l’être pourra alors infléchir l’interprétation de l’être de l’étant vers une réappropriation de la phusis présocratique, par-delà son oblitération par l’ousia. Mais entre-temps s’est déployée toute l’histoire de la métaphysique occidentale en un obscurcissement toujours plus accentué de ce que la pensée grecque de l’être comme ousia a dès l’abord toujours oublié.
L’ousia désigne l’être de l’étant au sens de la présence constante de ce qui est là sous le regard. Ce qui se montre de l’étant ainsi exposé c’est son «aspect» (eidos, idea) tourné vers le regard de l’intellect. C’est, en d’autres mots, son «essence». L’ontologie grecque est une ontologie essentialiste qui ne se préoccupe guère de thématiser la dimension existentielle de l’être. Ainsi lorsqu’au Moyen Age, à la lumière de la tradition judéo-chrétienne, on s’interrogera sur la dimension existentielle de l’être, on l’interprétera à travers le fondement déjà établi de l’essentialité: Dieu sera l’étant suprême dont l’essence est d’exister. La priorité de l’essence ne sera donc pas remise en question dans la pensée de l’être et le mystère de l’existence elle-même ne sera pas médité en tant que tel. L’essence sera en outre encore davantage opacifiée en direction de la substantia : substance perdurante.
En outre le rapport de Dieu, étant suprême, à la nature, ensemble de l’étant créé, est compris à l’image de la fabrication instrumentale, la poièsis, (à milles lieux de la spontanéité libre de la phusis). Dieu – étant suprême et substance suprême – est fondement de l’étant au sens où il est fabricateur de l’étant selon un lien de maîtrise qui établit un rapport à la fois de subordination et de séparation infranchissable entre ces deux modalités de l’être. La nature, la réalité en général (Wirklichkeit), seront comprises comme une «œuvre» (Werk), résultat de l’efficience divine, de son travail (werken).
Lorsqu’à partir de la modernité la substantia passera de Dieu à l’homme, compris comme Cogito, ce dernier deviendra le fondement. L’étant sera désormais divisé en deux domaines étrangers l’un à l’autre: la res cogitans et la res extensa. La seconde sera objet de représentation puis de manipulation et d’exploitation pour la première qui ,dans la certitude stable, constamment présente à soi de son auto-fondation, déterminera, à l’aide de l’aprioricité conceptuelle de l’entendement, la totalité des potentialités de sens de l’étant.
Le Cogito, opposé au monde qu’il se représente à travers le prisme de l’objectivation rationnelle, capitalise tous les modes de l’oblitération et de l’oubli: la présence constante de l’ousia, le rôle fondateur inamovible de la substantia, l’instrumentalisation du monde propre à l’image artisanale du fabricateur et, finalement, la subjectivation du processus en plaçant le tout dans le transcendantalisme potentiellement idéalisant d’un Cogito «maître et possesseur de la nature».
Cette « capitalisation du pire », en somme, dans l’accentuation croissante de l’oubli, au fil des tranches successives de l’histoire épochale de l’être, est ce qui constitue à terme le nihilisme. Le nihilisme, dira Heidegger, signifie «qu’il n’en est plus rien quant à l’être». C’est l’âge où, devenu étranger à l’étant qui l’environne, l’homme en entreprendra la dévastation. Or l’aliénation de l’homme, n’est pas seulement celle qui le rend étranger à son environnement naturel mais aussi et avant tout celle qui le rend étranger à sa propre essentialité. L’aliénation atteindra son apex (sommet) lorsque, au terme de la modernité, dans ce que Heidegger appelle l’âge technique, se produit l’obscurcissement le plus prononcé de la clarté de l’être, exposant l’homme au plus extrême péril – celui d’oublier qui il est lui-même. C’est alors le règne du Ge-stell (montage, dispositif, arraisonnement), où la technique n’est plus un moyen en vue de fins que se serait fixées l’homme, mais un phénomène d’envergure métaphysique où l’homme, jusque là fondement de l’étant, est à nouveau décentré au profit d’un processus de mise au pas et de mise à dis-position de tout étant, y compris l’humanité elle-même, au profit d’un dis-positif qui englobe désormais l’étant en totalité et dont la finalité échappe, semble-t-il, à toute prise humaine. L’homme, destiné à être le berger de l’être, n’est plus que l’otage « dispositif », le Gestell. L’homme, destiné à simplement dire l’accordement à l’être, n’est plus qu’une parcelle monadique dans un désaccordement généralisé. Le rapport de l’homme à l’être existe encore mais en mode négatif en quelque sorte. Il ne lui reste plus alors, au sein de cet obscurcissement total, qu’à être attentif à la réalité de l’oblitération de l’être, présente dans ce rapport négatif à l’être, pour y percevoir peut-être l’écho d’un nouvel accordement possible. Scruter au sein de cette nuit du monde, l’annonce d’une aube nouvelle…
Tel est du moins le ton mi-poétique, mi-mystique auquel nous conduit la lecture du dernier Heidegger. Et c’est ici – dans le cadre de l’auto-surmontement du nihilisme et dans la recherche de «ce qui sauve » au sein du « péril » qui règne dans l’essence du Gestell – que le philosophe entreprend un dialogue avec le poète Hölderlin. Au sein du dialogue pensant qu’il entreprend avec Hölderlin, Heidegger comprend ce dernier comme le poète de l’époque indigente qu’est la nôtre, entre le « ne plus » des dieux enfuis et le « pas encore » du dieu attendu. La parole de Hölderlin, dans l’écoute des paroles originaires, est elle-même fondatrice d’avenir, d’histoire, d’un monde humain, capable – peut-être – de rendre à nouveau habitable la terre dévastée. Il s’agit, pour le poète, d’énoncer une parole apte à invoquer à nouveau la sacralité de la nature et, pour l’homme à l’écoute de la parole prophétique de Hölderlin, de redécouvrir le pays natal, sa propre patrie, son identité la plus propre : la terre. Ce retour à la patrie originelle nécessite le dépaysement salutaire en terre étrangère, auprès de l’étranger, à l’écoute de la parole étrangère – ainsi que le suggèrent les hymnes fluviaux de Hölderlin. L’étranger c’est l’Orient, grec et asiatique. C’est alors dans la double écoute du commencement grec et des autres grands commencements que sera possible l’énonciation d’une parole apte à remonter jusqu’à l’originaire, devenant ainsi à nouveau créatrice. Ce cheminement, qui cherche à mener jusqu’à l’appropriation la plus intime du monde – rendant à nouveau possible l’union de Terre et Ciel – devient explicitement une évocation de la pensée taoïste où se déploie la notion de Ž©‘R shizen, la spontanéité naturelle, oblitérée de façon toujours plus radicale par les conséquences de l’oubli de l’être.