Le rapport à la nature est un phénomène éminemment historique. Un détour par le Moyen Âge occidental permet de l’illustrer. Une analyse des rapports de la société médiévale avec son environnement, du double point de vue matériel (économie, exploitation des ressources, aménagement de l’espace) et idéel (« philosophie de la nature », représentations) fait émerger une analyse dans laquelle le concept de durabilité gagne une place aussi surprenante que centrale. Sous ce nouvel éclairage, le Moyen Âge cesse d’être un repoussoir ou un paradis perdu. Il nous permet de mettre en question notre façon de « penser la nature » en insistant sur les liens entre les représentations de l’environnement et le système social.

Etudier les liens entre les sociétés anciennes et leur l’environnement peut contribuer à comprendre et même à repenser ces rapports dans notre propre civilisation. Dans cette perspective, le Moyen Âge occidental est une période particulièrement intéressante. Non seulement cette époque a préparé l’approche occidentale contemporaine de la « nature ». En outre, notre passé médiéval est fréquemment évoqué dans les débats contemporains portant sur l’environnement. Dans ce contexte, comme souvent[[Voir le livre de Joseph MORSEL, L’histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat… Réflexions sur les finalités de l’Histoire du Moyen Âge destinées à une société dans laquelle même les éudiants d’histoire s’interrogent, s.l., 2007, pp. 35-62, uniquement disponible en ligne à l’adresse suivante :

http://lamop.univ-paris1.fr/W3/JosephMorsel/Sportdecombat.pdf .

]], cette période est fantasmée et nos contemporains s’en font généralement une image fausse et instrumentalisée. D’un côté, on accuse les mouvements écologistes de souhaiter un « retour au Moyen Âge », une période perçue comme sombre et caractérisée par son incapacité à satisfaire les besoins sanitaires, alimentaires et « démocratiques » de l’essentiel de la population[[Voir par exemple la bande-annonce du film-documentaire Not Evil Just Wrong diffusée récemment sur Internet. Ses auteurs entendent démontrer, en réaction au An Inconvenient Truth d’Albert Arnold Gore, que le réchauffement climatique n’est pas démontrable scientifiquement et que par ailleurs le réchauffement ne serait pas une chose néfaste pour l’homme et l’environnement. Une phrase clef de cette bande-annonce est à retenir pour notre propos : « veulent-ils [les mouvements écologistes] retourner au Moyen Âge [Dark Ages] et à la peste noire ? ».

]]. Or des auteurs compétents ont montré ce que cette lecture avait d’excessif[[On ne peut que recommander l’excellent ouvrage de Régine PERNOUD, Pour en finir avec le Moyen Age, Paris, 1977 et Jacques HEERS, Le Moyen Âge, une imposture, Paris, 1992.

]] et il n’est pas nécessaire de revenir sur la critique de cette représentation de la période. D’autre part, les mouvements écologistes New Age font souvent référence avec regret au passé préindustriel de l’Occident et au respect supposé de la société rurale traditionnelle pour son environnement. C’est l’idée d’un Moyen Âge où l’homme était encore proche de la nature, capable de la sentir et de la respecter, d’une connivence parfaite et d’un équilibre des campagnes que vint troubler la modernité avec ses destructions et l’effrénée quête du profit[[Laure VERDON, La terre et les hommes au Moyen Âge, Paris, 2006, pp. 5-7.

]]. Si ces deux lectures reposent évidemment sur des fondements historiques certains, elles sont tout aussi mythiques l’une que l’autre. Elles forcent le trait de manière abusive pour servir un discours militant. Dès lors, une analyse plus objective permet de montrer que le débat doit se situer à un autre niveau.

Ecarter ces approches trop tranchées pour privilégier une analyse basée sur les faits des rapports à l’environnement, du double point de vue matériel (économie, exploitation des ressources, aménagement de l’espace) et idéel (« philosophie de la nature », représentations) ne peut qu’être bénéfique parce qu’une telle analyse permet de dégager des observations intéressantes sur l’articulation entre société et environnement dans l’Occident préindustriel. Dans cette approche, le concept de durabilité gagne une place aussi surprenante que centrale. Placé sous ce nouvel éclairage, le Moyen Âge cesse d’être un repoussoir ou un paradis perdu et nous permet de mettre en question notre façon de « penser la nature » en insistant sur les liens entre les représentations de l’environnement et le système social.

Le présent article est divisé en trois parties. La première présente la place qu’occupe le Moyen Âge dans l’histoire de la perception de la « nature » en Occident. La seconde est consacrée aux liens entre les représentations et l’appropriation matérielle de l’environnement. Enfin, la troisième partie conclut en présentant quelques réflexions sur l’intérêt de ces observations dans le cadre de l’élaboration de nouvelles pensées et pratiques de la « nature ».

Penser la « nature » au Moyen Âge ?

Les travaux de Philippe Descola mettent en évidence l’originalité des perceptions de l’environnement dans la culture occidentale moderne[[Philippe DESCOLA, Par-delà nature et culture, Paris, 2005 (voir l’article de Bernard de Backer dans ce volume).

]]. Ce qu’il a appelé le « naturalisme » définit de manière prégnante notre façon d’être au monde et nos interactions avec l’environnement. La nature, en tant que concept, connaît sa première expression dans les systèmes de valeurs antiques et chrétiens hérités du Moyen Âge. Le christianisme est une composante centrale de la pensée médiévale. Or, sous de nombreux aspects, il suggère que l’homme est supérieur aux animaux et aux végétaux. Ces derniers n’ont-ils pas été créés par Dieu pour servir l’homme ? L’homme n’est-il en effet pas pourvu d’une âme qui lui assure une singularité et une supériorité évidente sur les autres créatures ?

Cette pensée est répandue au Moyen Âge et de nombreuses sources montrent à quel point ces approches antiques et chrétiennes étaient encore d’actualité durant le millénaire médiéval. Mais cette période a également connu des approches théoriques de la création qui n’impliquaient pas une opposition claire entre nature et culture[[Michel Pastoureau, Une histoire symbolique du Moyen Âge occidental, Paris, 2004, p. 30-33.

]]. Ainsi, de nombreux systèmes cosmogoniques font appel au concept de « chaîne de l’Être »[[Voir Philippe Descola, Op. cit., p. 282-285. Le Moyen Âge a hérité ce concept des penseurs néoplatoniciens tel Plotin (†270). On le retrouve chez de nombreux penseurs médiévaux dont Thomas d’Aquin († 1274) est sans doute le plus illustre.

]]. Le Divin – bon, immatériel et lumineux – se situe à l’origine de la Création. Il se propage et crée des êtres de moins en moins proches de lui : aux anges (esprits sans matière) succèdent les hommes (pourvus de raison, de la perception sensible, de vie et d’un corps), les animaux (pourvus de la perception sensible, de vie et d’un corps), les végétaux (un corps vivant) et enfin les minéraux (corps sans vie). Tous ces êtres font partie de la création. Toutefois, plus on s’éloigne du divin, plus on s’approche du mal, de la matière et de l’ombre. Potentiellement, le concept de « chaîne de l’être » est extrêmement souple dans ses catégorisations. En effet, si chaque être se caractérise par une part plus ou moins grande d’âme et de matière, la part exacte de l’un et de l’autre peut se déterminer seulement au plan individuel. Une conception philosophique telle que celle de la « chaîne de l’être » permettait de ne pas classer les êtres dans une catégorisation dualiste mais de les situer plutôt en une succession de catégories aux frontières floues, d’états critiques compris entre deux pôles qui ne sont pas clairement désignés comme « nature » et « culture ». Une telle approche autorise des analyses qui, de notre point de vue « moderne », apparaissent comme extrêmement surprenantes. La question de l’interfécondité (de l’hybridation) entre l’homme et l’animal a ainsi trouvé des réponses théoriques saisissantes, par exemple chez Guillaume d’Auvergne, évêque de Paris de 1228 à 1249, qui a soutenu dans le De universo creaturarum que l’homme et l’ours se ressemblaient physiquement (station debout, usage des antérieurs pour la préhension…) et que leurs spermes étaient assez similaires dans leur composition pour que ces deux espèces puissent s’accoupler avec fruit. Les individus issus d’un tel couple ne seraient pas des monstres mais de vrais hommes (veri homines)[[Michel PASTOUREAU, L’ours. Histoire d’un roi déchu, Paris, 2007, pp. 108-111.

]]. Un tel exemple montre évidemment toute la proximité entre l’animal et l’humain que pouvaient accepter les cultures occidentales pré-modernes.

Nous l’avons vu, les civilisations grecques et romaines pouvaient poser un regard relativement tranché sur l’environnement. Les Romains distinguaient l’ager (le champ cultivé) du saltus (les « incultes » : marais, bois, landes). Il semble clair qu’entre cette période et les évolutions essentielles des XVIème et XVIIème siècles, sous certains aspects, la période médiévale apparaît comme un passage à vide dans l’évolution de l’Occident vers une séparation entre nature et culture[[Philippe DESCOLA, Op. cit., p. 88.

]]. L’historien Fabrice Guizard-Duchamp a insisté récemment sur le fait que le Moyen Âge n’a pas conceptualisé le sauvage comme catégorie directement opposée au domestique[[Fabrice GUIZARD-DUCHAMP, Les terres du sauvage dans le monde franc (IVe-IXe siècle), Rennes, 2009, pp. 13-21.

]]. Cette apparente rupture doit être expliquée sans recourir au thème du « recul de la civilisation » suite aux « invasions barbares » et à la « destruction » du monde romain. Une telle lecture est en effet à considérer avec circonspection en ce qu’elle est fondamentalement occidentale et moderne. Elle est elle-même « naturaliste » dans la mesure où elle postule le caractère nécessaire de l’évolution historique menant aux systèmes opérant une rupture entre nature et culture ainsi que la supériorité de ces derniers. A l’inverse, l’historien italien Vito Fumagalli[[Vito FUMAGALLI, Paysages de la peur. L’homme et la nature au Moyen Âge, Jean-Pierre Devroey (éd.), Paul-Louis van Berg (trad.), Bruxelles, 2009.

]] a montré que le retour en force de la nature survenu avec la fin du monde romain a été vécu positivement par les populations paysannes. Les espaces « sauvages », bois, marais, landes regorgeaient de richesses directement accessibles pour les humbles. Si certaines sources dépeignent en traits sinistres la fin du monde romain et de ses infrastructures, Fumagalli montre clairement que l’économie médiévale a aussi tiré profit des nouveaux équilibres, en exploitant d’avantage l’inculte. Cette attention accrue portée à la « nature » dans la vie économique s’est traduite dans les mentalités qui intégrèrent plus nettement les aspects positifs des espaces sauvages, tout en amenuisant la division entre nature et culture. A l’inverse, la fin du Moyen Âge aurait été marquée par un certain recul de cette connivence et une division plus nette entre la nature et l’humain.

Il est aussi important de souligner que – nous l’avons vu avec Guillaume d’Auvergne – certaines pensées « non-naturalistes » émanaient de clercs. Or, l’historiographie a assimilé de manière trop systématique la pensée chrétienne médiévale à l’hostilité à la nature et au renforcement de la séparation humain/nature. Des recherches plus approfondies montrent clairement que cette approche est caricaturale[[Fabrice GUIZARD-DUCHAMP, Les espaces du sauvage dans le monde franc : réalités et représentations, dans Construction de l’espace au Moyen Âge : pratiques et représentations, Paris, 2007, pp. 119-121.

]]. De nombreux clercs, tels saint François d’Assise, pouvaient également insister sur la proximité avec l’animal[[Michel PASTOUREAU, Une histoire symbolique…, p. 31.

]].

Si l’on voit clairement que le Moyen Âge n’a pas opposé « nature » et culture comme nous le faisons, il n’est malheureusement pas encore possible de présenter de manière synthétique les différentes façons de penser l’environnement à cette époque. En mille ans et sur un territoire aussi vaste que la chrétienté médiévale, la diversité prime et même en se limitant au haut Moyen Âge, le catalogue fourmille d’exemples que l’on réduirait difficilement à quelques types. Notre propos dans ce premier paragraphe était donc simplement de présenter un exemple de ce que pouvaient être les modes de pensée non-naturalistes dans l’Occident pré-moderne. Il s’agit maintenant de montrer comment de telles représentations ont pu influencer les interactions avec l’environnement.

Les « vrais hommes » et la truie de Falaise. De la pensée aux pratiques

Les historiens n’ont pas toujours saisi le sens des faits qu’ils étudiaient. Il en va ainsi des procès d’animaux[[Ibid., p. 36-39.

]]. Longtemps rejetés du côté des événements pittoresques, pour la plupart des auteurs, ils démontraient avant tout l’irrationalité profonde des hommes du Moyen Âge. On ne cherchait pas à expliquer un phénomène qui perdura pourtant dans l’Europe moderne. On se contentait d’en présenter, de manière spectaculaire, l’étrangeté. Toutefois, des recherches récentes plus attentives amènent à y consacrer une attention plus grande. Les études de Michel Pastoureau, par exemple, sont particulièrement riches en enseignements. Prenons le cas de Falaise en Normandie en 1386[[Ibid., pp. 33-36.

]]. Une truie, coupable d’avoir tué un nourrisson, fut exécutée sur la place publique devant une grande foule composée d’humains et de cochons conviés par le vicomte de Falaise afin que l’exécution « leur fasse enseignement ». Une telle posture ne peut que nous surprendre, nous qui sommes habitués à voir dans la rationalité et l’âme humaines des particularités qui nous distinguent des animaux et des végétaux. Le « naturalisme » était déjà en germe dans la société médiévale et, dans une certaine mesure, ces procès étaient probablement exemplaires. Cependant, il y a fort à penser que les habitants de Falaise reconnaissaient à leurs porcs une certaine capacité à discerner le bien du mal, à comprendre la justice des hommes et à diriger leurs actions par la volonté[[Cette question de l’âme et de la responsabilité animale était sujette de débats et n’était pas toujours tranchée de la même façon. Toutefois, il est clair qu’«au Moyen Âge, pour un certain nombre d’auteurs, l’animal est en partie responsable de ses actes » (Ibid., p. 45).

]].

On pourrait également citer des groupes d’animaux – tels que sauterelles ou sangsues – qui étaient parfois excommuniés parce qu’ils causaient des ravages dans une région. Ici encore, comme nous l’avons remarqué précédemment, l’Eglise admettait une conception de l’animal reconnaissant à ce dernier une proximité plus grande avec l’humain que celle que nous lui accordons. L’exemple des procès d’animaux est évidemment particulièrement frappant. Il permet de montrer de manière éloquente comment durant le Moyen Âge des institutions qui nous paraissent fondamentalement humaines – la justice laïque ou religieuse – pouvaient également concerner les animaux. On le voit aisément, au-delà du débat philosophique ou théologique, les relations de l’homme avec ceux qui l’entourent sont directement influencées par nos représentations. Il nous faut donc renoncer à penser systématiquement les rapports entre homme et animal à travers cette catégorisation binaire. Pour assurer l’intelligibilité des faits observés, il faudrait plutôt privilégier – au moins dans un premier temps – une approche plus souple et plus neutre, cherchant à observer et caractériser les relations entre des êtres.

Dans cette perspective, l’histoire de l’environnement des sociétés occidentales pré-modernes devra intégrer notamment la question du pouvoir et de la domination sociale[[C’est une des idées centrales exprimées dans les récents actes d’un colloque consacré à l’environnement et au pouvoir : François DUCEPPE-LAMARRE, Jens Ivo ENGELS (éd.), Umwelt und Herrschaft in der Geschichte, Munich, 2008.

]]. La chasse permet d’illustrer cette affirmation. Elle a été, dès le VIIème siècle, une activité nécessitant, impliquant, signifiant et justifiant la domination aristocratique[[La bibliographie est énorme. On retiendra principalement l’article sub verbo « chasse » de Joseph MORSEL dans Claude Gauvard, Alain de Libera, Michel Zink (dir.), Dictionnaire du Moyen Âge, Paris, 2002, pp. 271-272.

]]. Dès l’époque mérovingienne, la chasse du grand gibier (cervidés…) a en effet été réservée à la royauté et aux élites alors que dans le monde romain chacun y avait accès. La limitation de l’accès aux ressources et la déambulation à travers champs, bois et landes de grands cortèges aristocratiques symbolisent bien la domination sur les hommes et sur l’espace. De plus, les sources médiévales rapprochent fréquemment le droit seigneurial de chasser et la capacité de poursuivre des malfrats et de rendre la justice. François Dieppe-Lamarre a montré qu’il ne s’agissait pas simplement d’une métaphore. En temps de guerre, ou lorsqu’on poursuivait un malfaiteur, « l’homme deven[ai]t un prédateur et une proie pour l’homme »[[F. DUCEPPE-LAMARRE, Chasser ou être chassé au Moyen Âge, dans François Duceppe-Lamarre, Jens Ivo Engels (éd.), op. cit., p. 53.

]]. Une fois encore, il faut veiller à ne pas y voir un signe de la soi-disant barbarie médiévale, d’une époque où des « seigneurs féodaux » tout-puissants traitaient hommes et animaux avec un même dédain sanguinaire. L’exemple de la truie de Falaise montre que les proximités entre homme et animal étaient largement acceptées et incorporées socialement, y compris dans le domaine de la justice. La domination sociale la plus efficace est de loin celle qui est légitimée par des représentations incorporées par les dominés eux-mêmes[[Sur l’articulation entre violence et consentement dans les rapports de domination sociale : Maurice GODELIER, L’idéel et le matériel : pensée, économies, sociétés, Paris, 1989, pp. 205-215.

]]. S’il ne s’agit pas de nier la violence des sociétés médiévales (du reste partagée par toutes les sociétés pré-modernes), il ne faut pas pour autant expliquer tout son équilibre social par la brutalité des dominants. Les sociétés médiévales ont été bien plus complexes que cela. Si le recours à la violence a toujours fait partie des solutions possibles et socialement acceptées, de nombreuses institutions complexes régissaient la vie entre humains sans verser de sang. Céder à une lecture fantasmatique d’un Moyen Âge légendaire, fait de seigneurs cruels et injustes, c’est s’empêcher d’observer le système social médiéval avec ses mécanismes de domination basés sur l’adhésion du paysan et l’incorporation de l’idéologie par les dominés[[Voir les réflexions formulées par Joseph Morsel en introduction à son ouvrage L’aristocratie médiévale. La domination sociale en Occident (Ve-XVe siècle), Paris, 2005, pp. 3-7.

]].

La chasse est également un thème intéressant pour aborder la question de l’accès aux ressources dans les sociétés médiévales. Non seulement les communautés rurales voulaient accéder aux forêts réservées au seigneur pour la chasse mais, plus largement, l’usage des terres non cultivées provoquait une tension sociale énorme. Dans cette perspective, on peut, à la suite de Joakim Radkau, faire appel à l’idée de durabilité[[Joakim RADKAU, « Nachhaltigkeit » als Wort der Macht. Reflexionen zum methodischen Wert eines umweltpolitischen Schlüsselbegriffs, dans François Duceppe-Lamarre, Jens Ivo Engels (éd.), Op. cit., pp. 131-136.

]]. Dans un article consacré à l’histoire du concept de développement durable et à sa place en histoire de l’environnement, cet historien allemand a souligné que la tension vers une utilisation durable des ressources naturelles a été formulée bien avant la naissance des mouvements écologistes du XXème siècle. Les discours sur la nécessité d’exploiter l’espace forestier tout en assurant sa reproduction peuvent remonter au XVIIIème siècle. Mais l’idée même d’assurer la reproduction des ressources est plus ancienne encore[[Voir notamment Robert HARRISON, Forêts. Essai sur l’imaginaire occidental, Florence Naugrette (trad.), Manchecourt, 1992, pp. 111-127.

]]. Certaines sources médiévales montrent que les rapports entre communautés rurales et acteurs seigneuriaux étaient organisés par un droit coutumier visant à la fois à clarifier la part de chacun mais aussi à assurer la reproduction des ressources naturelles malgré leur exploitation.

Ces observations appellent une remarque critique. On se gardera ici aussi de la tentation de la nostalgie en regrettant la fin de ce monde où un « sain équilibre » aurait existé entre l’homme et la nature. Les pollutions médiévales sont une réalité et, comme l’a indiqué Joachim Radkau, l’idéal de la « durabilité » pré-moderne, bien qu’inspiré par un certain « pragmatisme » économique, était toujours lié directement à des formes de domination sociale (l’accès aux ressources était toujours exclusif). La recherche de la durabilité et de l’éternité est le propre des pouvoirs d’ancien régime et seule la nécessité de s’assurer les ressources assurant la reproduction de sa situation explique les politiques visant à réguler l’accès aux ressources naturelles. Dans certains cas, il s’agissait simplement de veiller à perpétuer un patrimoine forestier pour assurer des revenus futurs. Dans d’autres cas, le ressort fondamental était symbolique. Nous l’avons vu, on peut observer très tôt dans le Moyen Âge que l’aristocratie a réglementé l’accès aux espaces boisés afin de limiter la pression sur le grand gibier. Alors que l’obtention de nouveaux revenus était possible lors de campagnes de défrichement, le pouvoir seigneurial a parfois interrompu l’effort paysan afin de sauvegarder ses espaces cynégétiques. Ce ne sont pas des préoccupations écologiques qui sont à l’origine de cette démarche et il est clair que leur première motivation était de perpétuer le mode de vie des élites et, indirectement, leur domination.

Ces tensions traversant la société médiévale peuvent se lire dans de nombreuses sources littéraires dans lesquelles l’espace boisé est tantôt présenté comme une jungle primitive où seuls des animaux sauvages et dangereux résident et tantôt comme un univers familier et riche accueillant de nombreux individus. Ces sources témoignent de cette tension entre la forêt comme ressource économique essentielle, tant pour l’aristocratie que pour les humbles et la forêt « réservée » et « préservée » comme espace d’aventures pour les élites[[« Ce double schéma évoque sans doute l’opposition des systèmes de valeurs et des modes d’utilisation du saltus, des paysans qui fréquentent la sylve pour y trouver la nourriture et y couper du bois, et des élites qui y trouvent un terrain privilégié d’aventures. Le guerrier y pénètre pour s’ensauvager et assimiler les vertus des bêtes sauvages, et le saint, pour éprouver sa foi. » Jean-Pierre DEVROEY, Economie rurale et société dans l’Europe franque (VIe-IXe siècles), t. I, Paris, 2003, p. 85.

]]. On voit par cet exemple que les représentations de l’environnement sont également influencées par la question du pouvoir et de la domination sociale.

Conclusions

Que retenir de ces quelques observations ? On se défiera d’abord de deux mythes apparaissant fréquemment dans le débat autour des mouvements écologiques : celui d’une connivence parfaite entre homme et nature au Moyen Âge et celui des Dark Ages. Ni l’un ni l’autre ne permettent de rendre compte de ce qu’ont été les rapports de nos ancêtres à leur environnement. Lorsque l’on se détache de ces instrumentalisations du passé médiéval, on s’aperçoit qu’il convient de sonder à la fois les aspects idéels et matériels des interactions entre hommes et « nature » tant ceux-ci sont imbriqués dans le système social. Les brèves évocations que nous avons faites d’institutions réglant la vie rurale en ce qui concerne l’accès aux ressources ou l’exercice de la justice nous montrent deux choses. Premièrement, la distanciation nette que nous opérons entre homme et nature n’était pas toujours assise fermement à l’époque médiévale. Ce constat auquel les anthropologues sont arrivés en observant d’autres groupes humains éloignés de nous dans l’espace et le temps nous invite évidemment à repenser fondamentalement nos rapports à notre environnement. Deuxièmement, les représentations et les discours sur l’environnement sont fréquemment en relation directe avec les situations de domination sociale et d’exercice du pouvoir de l’homme sur l’homme, sur l’animal ou l’espace. Ce point doit également retenir toute notre attention dans l’élaboration de politiques soucieuses de réserver une place à l’écologie. Certes, il serait absurde de prétendre transposer les observations de l’exemple médiéval aux sociétés occidentales contemporaines. Toutefois, on est en droit de se demander si les questions politiques essentielles que sont la gestion de l’accès aux ressources ou la stratification sociale ne sont pas également liées à nos représentations de l’environnement. Dans cette perspective, élaborer de nouvelles façons de penser la « nature » pourrait alors être un enjeu de changement social.*

* Je tiens à remercier chaleureusement Jonathan Piron pour sa relecture attentive du présent article et ses remarques.

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