La nature n’est pas un tout fermé et figé, mais un ensemble ouvert d’écosystèmes eux-mêmes ouverts et interconnectés. Elle n’est pas quelque chose de fondamentalement étranger à l’homme comme son corps ne cesse de le lui rappeler. L’attention à cette dimension fondamentalement corporelle permet d’esquisser une philosophie de la nature qui surmonte le dualisme homme-nature et qui nous amène à penser qu’avant d’être un programme de réformes politiques aussi urgentes soient-elles, l’écologie politique doit être une éthique de soi et de son rapport au monde. S’appuyant sur Edgar Morin et Alfred North Whitehead, Nicolas de Rauglaudre esquisse ici une philosophie de la créativité, de la complexité et de l’interactivité de toutes choses.
Philosophie de la nature ?
Dans l’histoire de la pensée, le rapport de l’homme à la nature oscille entre deux préoccupations opposées. L’une consiste à vouloir définir et affirmer la spécificité de l’homme, voire sa différence radicale, par rapport à la nature, animale, végétale, cosmique et matérielle. Une philosophie de la nature apparaît dans ce contexte comme une simple curiosité de l’esprit, puisqu’elle ne ferait que mettre en relief les déterminismes naturels de la condition humaine. Le dernier grand courant qui se situe dans ce sens est l’existentialisme. L’homme est défini par la liberté et la singularité qu’il lui faut se construire face aux conditionnements naturels, culturels et cognitifs. L’autre préoccupation cherche au contraire à s’adapter à l’environnement physique, végétal, animal, voire s’y conformer, et considère que l’épanouissement de l’homme passe par une telle adaptation. Dans ce contexte, une philosophie de la nature est nécessaire, car elle apprend ce qu’est l’humain. Spinoza représente le summum virtuose de cette seconde préoccupation et parvient à bâtir une éthique sur une vision globale de l’homme et de la nature.
L’histoire réelle des idées navigue entre ces deux représentations. Chacun de ces courants, quand il devient force idéologique ou paradigmatique dominante, peut drainer des infrastructures sociales, économiques et politiques. Il finit par modeler l’esprit des individus eux-mêmes. Il est possible de lire l’urbanisation, le réseau des transports, l’organisation sociale qui gagnent toutes les nations comme l’affirmation d’une spécificité humaine qui veut s’imposer face à la nature hostile et sauvage. Le premier courant de pensée l’emporte alors. Mais réciproquement, on pourrait imaginer l’infrastructure urbaine comme un nouvel écosystème, humain celui-là. Ce cas de figure relèverait du second courant. La réalité contemporaine, on le comprendra, surtout dans un contexte de turbulences climatique et écologique, de pénurie de ressources minérales et énergétiques, hérite globalement d’une cristallisation de la première tendance. Il est par conséquent essentiel de redonner de la consistance à une philosophie de la nature qui intègre l’homme. Mais en même temps, une telle philosophie ne peut faire fi des acquis d’une histoire qui a aidé l’homme à se libérer de ses multiples contraintes. L’exercice est difficile, mais le challenge en vaut la peine.
Mais de quoi parlons-nous sous le concept de « nature » ? Il existe tant de définitions que l’ambiguïté nous accompagnera tout au long de l’article. Souvent la nature est accompagnée d’un adjectif, la nature humaine, la nature animale, la nature vivante, la nature sociale, ou est elle-même un adjectif, les sciences naturelles, les besoins naturels, l’histoire naturelle, la loi naturelle. La notion de nature sera définie ici sous la forme basique qu’on entend habituellement dans un contexte écologique : la « nature » est notre environnement de vie, indépendamment de toute culture et de tout artifice, et par-delà cet environnement immédiat, elle est le monde matériel, cosmique, physique, biologique… Mais une fois posé cela abstraitement, ajoutons que dans le concret, l’espèce humaine et son écosystème continuent le process naturel, avec quelques ruptures de degré. J’opte par conséquent pour une pensée qui me rapproche de la seconde tendance exposée plus haut. En particulier, on ne posera pas ici la question de savoir ce qu’est la nature humaine, ni l’essence du vivant, de la matière, des sens ou de l’esprit, afin de ne pas brouiller le lecteur.
Cela dit, une philosophie de la nature qui désire ne pas basculer trop vite dans une métaphysique, reste dépendante de la position épistémologique, existentielle et socioculturelle dans laquelle elle s’exprime. Je proposerai donc que la philosophie de la nature soit une « cosmologie », au sens du philosophe anglais Whitehead, sans doute le meilleur penseur du XXème siècle sur ce plan. Il ne s’agit pas de séparer une nature en soi, du tout complexe dans lequel les perceptions sensibles et leurs structurations par la pensée l’ont trouvée. Cependant dans ces perceptions, il y a des lignes générales et des potentialités qui présentent une cohérence suffisante que Whitehead nomme « cosmologie ». « Dans cette perception sensible nous avons conscience de quelque chose qui n’est pas la pensée et qui est autonome par rapport à la pensée ».[[Whitehead : « Le concept de nature », J. Vrin, Paris 1998, p.32. Traduction Jean Douchemont, Édition originale : Cambridge University Press, 1920.
]] Le travail d’une « philosophie de la nature » qui soit « cosmologie » demande qu’on ne perde pas de temps à s’interroger sur le fait que la nature est objet de pensée et donc habitée de présupposés de toutes sortes.
Réciproquement, la représentation inférée par les sciences et par une philosophie inductive pourrait s’enfermer dans un idéalisme caché sous le « bon sens ». Puisque seuls les phénomènes sont accessibles par les sens et l’esprit, une philosophie de la nature en soi est invraisemblable. Toutefois par un étonnant retournement de l’histoire, les sciences naturelles ont révélé que l’humanité est un produit de l’évolution naturelle. S’il en est ainsi, il est légitime de penser que des traces profondes de cette évolution naturelle marquent les présupposés de la pensée et de la culture. Oh bien sûr, de nombreux sédiments culturels se sont déposés depuis la bifurcation de l’humanité par rapport à l’animalité. Mais des paradigmes profonds existent, sont inscrits dans le corps, corps physique et corps social, et dans la structure même du cerveau. Les pages qui suivent joueront, avec certainement un peu d’imprudence, sur l’aller-retour rétroactif entre un idéalisme phénoménologique et un naturalisme marqué par les sciences. Mais le défi en vaut la peine, s’il sait se garder de tout excès et de toute interprétation pétrifiée.
Être positif
Réfléchir à une philosophie de la nature pour une écologie politique, dans un contexte de crise, exige une disposition d’esprit première. Situons-nous, non comme Brassens qui, bien à l’abri, de sa lucarne de Brive-la-Gaillarde, observe les mégères se battre avec les gendarmes, mais au cœur même d’une réalité physique dont nous sommes partie prenante. Cette disposition d’esprit est une « disposition positive ». Être posé dans le réel demande de ne pas prendre hâtivement une attitude critique. Être critique dans la crise, dans la fluidité des énergies, alimente les forces d’entropie, c’est-à-dire celles qui désintègrent le système. Il est nécessaire, dans la situation actuelle, de structurer des îlots de stabilité autour desquels l’agitation ambiante apportera son amas de limons et les renforcera. Être critique pour fluidifier un système figé est nécessaire. Dans le cas présent, une attitude positive est un îlot de regard et de reconstruction au milieu des flots agités, avec l’espoir que l’îlot atténuera les turbulences.
Beaucoup interprètent les signes du temps, depuis la mondialisation capitaliste envahissante jusqu’aux dérèglements climatiques, en passant par l’extinction des espèces et la raréfaction de nombre de ressources naturelles, dans un sens apocalyptique[[René Girard, Jean-Pierre Dupuy et bien d’autres.
]]. Cette attitude est défendable si elle n’est pas désespérée et si elle pousse à l’action. Il n’y a pas de fatalité. Malheureusement, elle alimente aussi l’esprit des sceptiques, voire des opposants à toute volonté de bifurquer et de s’orienter vers d’autres modes de vie et de développement. Face au catastrophisme d’une part, au scepticisme de l’autre, aux jérémiades critiques enfin, le choix humain le plus pertinent est celui du regard positif et assagi.
Être positif ne signifie pas être optimiste. Ce choix est nécessaire pour ne pas être aveuglé par les réelles et non imaginaires convulsions de la Planète. L’étonnement coloré d’admiration est le premier mouvement du philosophe. Ce n’est ni dans un au-delà du réel, naturel ou culturel, ni dans une vision négative du présent que l’on trouve la consistance mais dans la contemplation, l’observation et l’expérimentation de la réalité elle-même. Celles du réel tel qu’il apparaît, tel qu’il s’éprouve et se vit. En l’occurrence, celles de la puissance du monde vivant et naturel qui nous a enfantés ; de la capacité de la vie à surmonter ses épreuves et ses crises, et à l’homme de créer de nouveaux espaces ; de l’ingéniosité des sciences, des techniques et des pratiques inventives qui se jouent des pièges d’une raison trop pressée et du découragement face à l’ampleur de la tâche.
Interlude théologique
Un premier interlude s’impose ici. Même si dans un paragraphe précédent, j’invite à ne pas s’attarder sur les présupposés de pensée, je dois toutefois me positionner personnellement. Quatre perspectives vont s’entrecroiser, même si elles ne sont pas explicites par la suite. Je ne me situe pas comme « spécialiste » d’une discipline particulière, et ce choix est volontaire. La philosophie, et a fortiori une philosophie qui désire penser la nature et l’écologie, est un croisement, un tissu. La réflexion qui suit n’a pas la prétention d’être une synthèse mais un ensemble de portes d’entrées et de propositions accrochées à des fils et en équilibre sur des interfaces. Les promontoires où je suis assis sont celui du théologien soucieux de la responsabilité historique des religions dans le contexte des représentations actuelles de la nature, celui du physicien qui croit à l’efficacité des sciences mais aussi aux périls qui émergent lorsque la connaissance croît, celui du philosophe bien sûr en quête de sens et d’intelligibilité mais aussi celui d’un musicien praticien de sa discipline car la musique et l’art en général permettent de goûter et de retraduire en un langage universel la singularité du concret sans médiation conceptuelle.
La responsabilité du judéo-christianisme dans la crise écologique a été souvent, non sans raison, mise en cause. Ce n’est pas un hasard. Géographiquement, la civilisation industrielle et la culture scientifique sont nées dans l’aire judéo-chrétienne. Le discours biblique, la Genèse notamment, semble placer l’homme au-dessus des animaux et des plantes dans un statut à part. À partir du moment où il est confié à l’homme la responsabilité de dominer l’univers et de nommer les espèces et éléments de l’entourage, l’homme acquiert une autonomie et un pouvoir à l’égard de tout ce qui est à sa portée. D’où la démystification de la nature, de la société, de l’ordre politique, de Dieu lui-même. Le judaïsme et le christianisme ferraillent avec le « paganisme » (la religion des paysans), le polythéisme, les croyances selon lesquelles des divinités sont cachées dans les gués, les montagnes, les arbres, la terre, le ciel étoilé, le soleil, etc. Les textes initiaux de la Bible racontent, par réaction, la séparation entre le divin et l’univers, entre la magie et la connaissance religieuse authentique, entre la vie et l’éthique, en termes poétiques ou concrets et parfois énergiques, voire brutaux. Une vague dominante de la théologie traditionnelle dans les églises et dans divers courants périphériques s’est montrée assez unanimement méfiante, parfois violente, à l’égard du « naturalisme ». Le « naturalisme » est la position religieuse, philosophique ou scientifique qui énonce que l’homme n’est qu’un être naturel de plus, que l’espèce humaine est une espèce parmi les autres, qu’il n’y a pas de différence ontologique entre la nature humaine et l’animalité.
Selon cette perspective, le « naturalisme » prend mille formes : l’ancien polythéisme bien sûr, mais aussi le « panthéisme » (qui divinise toute la nature), le « matérialisme scientifique » qui réduit l’homme à n’être qu’une mécanique de plus dans l’ensemble des machines de l’univers et même un certain romantisme qui projette sur la nature les émois sentimentaux du promeneur solitaire. Face à cela, les traditions théologiques et religieuses occidentales vont défendre becs et ongles, à la fois la spécificité de l’homme par rapport au reste de la nature et la séparation entre le divin et la nature, qui elle-même est création. Il y a par conséquent une méfiance d’un grand nombre d’intellectuels, religieux, théologiens, prêtres, rabbins, institutions, à l’égard de l’écologie qu’ils voient comme une nouvelle forme de naturalisme, voire un néo-paganisme. Alimenté par l’imaginaire social, médiatique et ludique (penser au phénomène heroïc fantasy, au cinéma et à la BD, aux mangas, au New Age), tout un romantisme écologique paraît suspect aux yeux de la tradition héritière de la Bible, pour ne parler que de celle-là[[On peut réfléchir sur le fait qu’en France par exemple, aux dernières élections européennes, 7% seulement des catholiques pratiquants ont voté pour la liste d’Europe Écologie qui a pourtant rassemblé 16% des électeurs. Le hiatus existe et remonte plus loin que la simple résistance conventionnelle à la nouveauté.
]].
Cela dit, ce radicalisme est loin d’être partagé par tous. L’histoire de la pensée, d’une part, l’exégèse des textes d’autre part, montrent des situations beaucoup plus complexes que la caricature présentée ci-dessus. Une des meilleures analyses du rapport compliqué entre représentations de la nature et religions issues du terreau biblique est décrite dans divers ouvrages, comme par exemple les écrits du théologien allemand Jürgen Moltmann[[Moltmann : « Dieu dans la Création. Traité écologique de la création », Paris, Cerf, 1988
]]. Moltmann soulève avec pertinence et une certaine sévérité la dérive vers une conception de l’homme dominateur et exploiteur de la nature, à partir du XVIème Siècle, non sans poser la question de la responsabilité du christianisme dans ce procès. Le théologien protestant propose une approche écologiste plus sensible au contexte biblique originel. Hans Jonas, mieux connu semble-t-il du public écologiste, décrit également l’interface homme-nature du point de vue de la tradition judaïque et du point de vue du spécialiste de la gnose antique[[Dans « le phénomène de la vie », Bruxelles, De Boeck, 2005
]]. On pensera aussi à Teilhard de Chardin qui, bien avant d’autres et oublié aujourd’hui, a articulé une vision de la nature en évolution dont l’homme est issu et partie prenante, avec une spiritualité inspirée de la Bible.
Et pourtant elle tourne !
Le regard du physicien, indépendamment des applications techniques de son savoir, rééquilibre celui du théologien en respectant l’être propre de la nature telle qu’elle se manifeste sous les dispositifs expérimentaux. Les sciences ne se préoccupent pas (théoriquement) de sens et de finalité. Elles analysent les phénomènes naturels en fonction de méthodes formelles et expérimentales qui collent au plus près à la réalité apparente. Selon l’expression du biologiste Jacques Monod, le scientifique n’a pas le goût des grandes synthèses.
Et pourtant, elle tourne ! Depuis quatre siècles que la machinerie scientifique au sens moderne fonctionne, l’accroissement des connaissances et par la même occasion de notre confort de vie s’est prodigieusement accéléré. Il suffit de se promener dans des encyclopédies, des revues scientifiques, sur internet, dans des bibliothèques universitaires, pour s’étonner et s’émerveiller. S’étonner de l’inventivité de la nature, s’étonner aussi de la capacité de l’homme de décrypter nombre de ses structures et de ses informations. Pour un scientifique, que ce soit dans le vaste domaine étendu de la physique ou de la chimie, dans les subtilités du grouillement de la vie et de son buissonnement, dans les jeux des autonomies et du hasard, dans les excentricités des formes, la réalité finit toujours par dépasser les fictions. Le regard sur ce que les sciences découvrent du monde de la matière et de la vie est une des meilleures thérapies pour apprendre à goûter la réalité, l’être du monde, le présent, l’ici et maintenant.
Cela dit, ne soyons pas candides. J’ai bien dit « positif » et non « optimiste » et encore moins « optimiste naïf ». Le regard de l’étonnement et de l’émerveillement qui a conduit à la curiosité savante se double et s’articule sur une pratique, et est soutenue par un ensemble de présupposés intellectuels et culturels (ou « paradigmes ») qui posent question. La dimension pratique de la science s’appelle la technologie. Elle transforme les présupposés métaphysiques, politiques et économiques qui soutiennent l’anthropologie philosophique, c’est-à-dire l’idée que le monde contemporain se fait de l’homme. Le grand « paradigme » d’Occident, selon l’expression d’Edgar Morin, repose sur une rupture dualiste entre esprit et matière, sujet et objet, culture et nature, concret et abstrait. Le dualisme a fait des petits dans tous les domaines de la connaissance, et il a engendré un éclatement du savoir en multiples disciplines qui, à leur tour, font éclater l’éthique et la responsabilité en secteurs disjoints[[Edgar Morin : « Les sept savoirs pour l’éducation du futur », Paris, Seuil, 2000, p.41-44.
]]. Chacun est responsable dans son petit domaine et irresponsable dans tout le reste, notamment en ce qui concerne la Planète. Non sans humour, Edgar Morin remarque, par exemple, que « l’économie qui est la science sociale mathématiquement la plus avancée, est la science socialement et humainement la plus arriérée car elle s’est abstraite des conditions sociales, historiques, politiques, psychologiques, écologiques inséparables des activités économiques »[[Edgar Morin, op.cit. p.43
]]
Quant à la machinerie technologique, devenue présupposé fondamental de toute la dynamique marchande, industrielle, agricole ou administrative, elle se transforme, avec l’aide des sciences, en une sorte de moissonneuse-batteuse qui envoie au loin les fétus de paille que sont les individus et les cultures locales. Ivan Illich a dénoncé de son temps la méga-machine qui allie science, technique, industrie, économie et bureaucratie. Le système capitaliste est le seul système économique qui est parvenu à la fois à rationaliser l’économie, à améliorer globalement le confort de vie et la santé des populations. Mais aujourd’hui, il devient dément. En plus des inégalités sociales et économiques qu’il engendre, des marchés fictifs aberrants qu’il bâtit, il tente de s’approprier le monde naturel lui-même. Penser à contre-courant est difficile, d’une part en raison de la réussite passée, d’autre part en raison du gigantisme de son inertie dans son mouvement.
Le mot d’un poète
Pourquoi ne pas réfléchir sur l’écologie et une philosophie de la nature d’un point de vue artistique et, en ce qui me concerne, du point de vue du musicien. Le concept d’harmonie est un concept qui a parlé, qui parle, qui parle beaucoup, qui parle parfois un peu trop. La relation de l’homme à la nature peut être entendue comme la recherche d’un accord (musical ?) entre les symétries, formes mathématiques et constantes physiques, apparemment naturelles que les scientifiques appellent « lois de la nature », et le besoin d’harmonie, d’équilibre et de paix, auxquels aspire l’humanité en général et chaque communauté ou chaque individu en particulier. Certains physiciens, un peu imprudemment, s’amusent à jongler avec les constantes physiques et les rapports numériques, y perçoivent une harmonie, longtemps après Pythagore, et tentent d’en extraire de belles cosmologies, plus proches des mythes et des légendes que de la réalité, surtout de la réalité fluide, vivante, et a fortiori de la réalité existentielle humaine[[Penser par exemple à Capra, le « Tao de la physique », Trin Xuan Thuan, « La mélodie secrète », Fayard, 1988, le Colloque de Cordoue ou la Gnose de Princeton.
]].
Malheureusement en effet, ce n’est pas si simple. De même que la musique, d’avant-garde notamment, s’avance sur des terrains où elle découvre que l’harmonie « naturelle » à l’oreille peut se décomposer et se ramifier en multiples paramètres sonores et en jeux touffus entre aléatoire et structures complexes, qu’une ouïe naïve peut avoir du mal à identifier et à supporter, de même la réalité n’obéit pas aussi facilement aux équations simples des prétendues « lois de la nature ». On sait qu’Einstein, par exemple, très soucieux de l’harmonie géométrique de l’univers, a eu du mal à reconnaître que ses équations aient des solutions instables, voire chaotiques… et que peut-être ce « cosmos » était plus imprévisible qu’il ne le pensait. Par conséquent, restons prudent à l’égard du concept d’harmonie. S’il existe en effet des constantes et de belles relations numériques dans l’univers, leurs modélisations ne sont analogiquement que les premiers termes de séries, au sens analytique, qui parfois convergent (systèmes stables ou proches de l’équilibre), parfois divergent vers des systèmes turbulents, chaotiques, imprévisibles et qui, malgré le discours scientiste ambiant, auront de grandes difficultés à rendre compte du vivant, de l’autonomie et de la culture. Rendre compte d’un point de vue mathématique et harmonique, entendons-nous.
Deux portes d’entrée
La présente esquisse de philosophie de la nature propose deux portes d’entrée complémentaires et sous un angle superficiel, opposées. Contrairement à diverses philosophies contemporaines qui prennent appui sur la spécificité et la liberté du sujet, du cogito cartésien au pour soi existentiel de Sartre, la première porte d’accès est celle d’une philosophie du corps. L’expérience corporelle est antérieure à toute représentation par la pensée et le langage, qui détermine le reste de nos relations. L’autre accès est celui, en revanche, très élaboré, de l’image que les sciences présentent de la nature, de la nature comme organisation complexe et comme tissu, notamment des sciences qui sont, au regard du temps, les plus anciennes. Le risque est grand d’une interprétation que certains trouveront orientée et simpliste mais l’objectif est d’essayer de s’arracher aux paradigmes qui ont conduit au désastre écologique, et de proposer un îlot stable au milieu des flots agités. L’exposé s’achèvera sur quelques conséquences du point de vue de l’écologie politique et sur quelques réflexions anthropologiques.
Le corps comme expérience première et comme référentiel
La psychologie et la phénoménologie nous ont appris qu’avant d’avoir un corps, nous sommes un corps. La psychanalyse et toute sa constellation ont ancré ce constat dans des modèles et des pratiques expérimentaux et rationnels. Dire « nous avons un corps » est déjà une élaboration intellectuelle et culturelle. Placer le corps et non le sujet en premier est à contre-courant de la pensée moderne, de toutes ses formes sociologiques et des infra- ou superstructures qu’elle a induites. Je vis et j’existe au monde d’abord comme corps et non seulement comme sujet. Ce conditionnement nous pose en amont de la pensée cartésienne et de l’idéalisme subjectiviste qui plante le moi, l’ego comme fondement de l’être. Il nous situe aussi en amont du matérialisme qui définit le corps comme un pur mécanisme, en oubliant que cette représentation est une construction historique. Cette position exige un travail sur soi qui demande, à l’instar du début des Méditations de Descartes (qui fondent la modernité) de se découvrir comme corps autonome, vivant, dansant, s’animant ou souffrant, échangeant avec le milieu, tissé aussi de sa relation aux autres.
Le corps et non le moi est l’expérience première. L’enfant expérimente le corps, les sens, l’espace et le temps concret, avant d’utiliser un langage abstrait et de découvrir son « moi ». Et quand les individus vieillissent, même quand ils perdent le sens et la mémoire, ils expérimentent leur corps…, la plupart du temps dans la souffrance et la fatigue de l’être. Le malade ou le handicapé greffent leur expérience de l’espace sur leur perception du corps. Avant toute objectivation scientifique, anatomique, biologique, génétique, le corps est saisi au travers de sensations, d’émotions, de perceptions qui surgissent parfois consciemment, souvent à notre insu. Il apparaît. Il se présente à notre conscience dans le prolongement visuel de notre tête, qui en fait partie, mais qu’on ne voit pas, sauf par réflexion, aux deux sens du terme. Il surgit dans une configuration spatiale où verticalité, orientation, capacité de mouvement, influent sur les images et idées que la conscience se fait de lui et se fait de l’environnement, des autres et de la nature. Il émerge aussi dans une temporalité où il se voit grandir, s’épanouir, puis diminuer et mourir. Il se découvre tantôt replié, tel le dépressif prostré dans sa chambre, tantôt irradiant comme Usain Bolt courant dans le stade et élargissant son aura corporelle à des millions d’admirateurs. Il se découvre surtout, avant d’être objectivé par les sciences, par les déterminismes sociaux, économiques et culturels, comme présence au monde, comme symbole, comme parole, comme langage. Comment l’esprit exprimerait-il la liberté de ses vagabondages et de ses tissus de fils entremêlés, sans la médiation du corps qui l’expose, finie, dans l’arène du monde ?
Malgré les progrès de la médecine et de l’hygiène, en abordant le corps sous un angle strictement objectif, dans un paradigme mécanique et industriel, on a oublié que le corps est l’inscription de la conscience personnelle et spirituelle dans l’espace et le temps. Le corps est à la fois objectivé comme présence au monde et subjectif comme expression du sujet et de l’esprit. Le corps objectif est analysé sous tous les angles des sciences anatomiques, génétiques, médicales, biologiques et mille autres outils méthodologiques, ou de la systémique, ou de bien d’autres horizons. Il est aussi le corps apparent idéalisé dans les images et soumis à des codes esthétiques et sociaux… Images et formes sociales qui apparaissent depuis les sculptures grecques et romaines jusqu’aux images de nos magazines ou de nos publicités. Mais le corps propre, celui que je suis et que je vis, à la fois concret et à la fois le mien, est habité par le sujet actif que je suis, et il l’exprime. Le corps est par conséquent un pont, un point d’ancrage de deux pôles qui apparaissent finalement sous cet angle comme deux abstractions : à savoir la matière et l’esprit.
D’un point de vue anthropologique, on a tort de considérer que l’idéal humain est un corps parfait, sain, jeune et beau. Non, l’homme est lui-même être inachevé, incomplet… et la maladie, le handicap, la non conformité aux canons sociaux, médiatiques et esthétiques, font partie de sa condition, de son ontologie. Cela demande un retournement de notre fonctionnement mental et cela fait apparaître que le corps a besoin de l’autre et d’une existence en lien avec son environnement social et naturel. Or ce corps est le produit d’une nature en évolution et il est étroitement lié à cet environnement naturel. Par conséquent, le regard sur le corps et les manipulations dont il est l’objet en disent long sur le regard porté sur la nature.
Microcosme-macrocosme
Une des thèses proposées ici reprend la vieille dualité microcosme-macrocosme des anciens. Le corps est le microcosme de la nature macrocosme. En lui, ce sont à la fois les formes et les potentialités de la nature, cosmique et biologique, qui se concentrent et se polarisent. Edgar Morin a repris ce thème sous un autre concept, celui de l’holographie. Le corps est comme le point d’un hologramme qui condense en lui la totalité de l’information de l’ensemble de l’image. Le corps humain, non seulement dans son extension spatiale et temporelle, mais aussi dans son identité spirituelle, subjective, autonome, contient en lui la totalité, les lignes essentielles ou le résumé entier de l’univers et du mouvement de la vie. Ce rapport est plus qu’une simple analogie, puisque le corps humain, l’homme dans sa réalité concrète, est un produit de l’évolution naturelle. Si donc le corps est ce centre et cet axe réel, actif, qui lie l’esprit et la matière, a fortiori, la nature comme macrocosme du microcosme corporel, ou comme image globale holographique du point local corporel, est elle aussi à considérer comme lieu de rencontre d’une présence spirituelle ou « pré-spirituelle » (pour ne pas vexer les susceptibilités) et d’une actualisation étendue, temporelle, matérielle.
La manière dont la culture traite le corps est curieusement parallèle à la manière dont la nature traite le corps. Prenons quelques exemples : la relation au religieux, à l’éducation, à la médecine.
Dès la naissance du monachisme influencé par la gnose et le néo-platonisme, une des formes spiritualistes dominantes du christianisme tel qu’il a pris visage en Occident, a ordonné l’être humain, la sensibilité et donc le corps, sur l’esprit, sur l’âme, puis sur le sujet raisonnable. La philosophie essentialiste ou substantialiste a défini l’homme comme substance rationnelle et volontaire. Le corps est un espace et un organe soumis à la corruption et aux passions et il est nécessaire de le maîtriser… ou de l’apprivoiser dans le meilleur des cas. Le corps est classé dans le domaine de l’avoir, d’un avoir passager puisqu’il meurt. L’essence et l’identité humaines sont du domaine de l’esprit et des valeurs éternelles. Au passage, signalons qu’une telle vision sur le corps est tout sauf authentiquement biblique et chrétienne, puisque le christianisme est une religion de la sanctification et de la résurrection du corps dans ce monde recréé et renouvelé par l’Esprit de Dieu et non une religion de la survie d’une âme dans un vague autre monde imaginaire par delà la mort.
Avec la révolution humaniste et scientifique, la tendance gnostique et manichéenne s’est accentuée. Le corps est devenu objet. Objet de sciences, objet de manipulation technologique, objet d’imagerie, objet ordonné à la volonté morale… ou inversement objet de plaisir. Tout n’est pas mauvais en soi, loin de là. Mais une approche du corps comme objet doit rester méthodologique et non ontologique. Le problème survient quand il n’est plus considéré que comme objet. Réciproquement, l’esprit, avec sa face rationnelle et sa face active et volontariste, devient seul sujet. Il possède le corps, et en possédant le corps, il devient aussi maître et possesseur de la nature.
En effet, qu’en est-il de la nature ? Une évolution parallèle au rapport au corps se fait sentir. À partir du VIème siècle, Les moines défrichent les forêts, la société médiévale s’organise autour de centres religieux, des seigneuries, des villages, des églises, et elle sculpte le paysage à travers l’extension organique de l’agriculture et de l’élevage. Progressivement, ce que l’on voit encore dans des cultures traditionnelles où la Terre est perçue comme matrice divine, nourricière, où l’univers du vivant semble habité par diverses forces magiques et spirituelles, s’estompe. L’université médiévale, à travers la scolastique et le nominalisme, ancre dans les mentalités la différence entre la nature, passive, soumise à des causes secondes, et Dieu, seul acteur, créateur, cause première de tout être. L’homme, à l’image du Dieu, être raisonnable, volontaire et libre, joue le rôle de lieutenant, de tenant-lieu du divin, et obtient le pouvoir sur la nature. Quand la philosophie et les sciences modernes vont s’affranchir de toute référence théologique, elles ne font que continuer un mouvement amorcé avant elles. Le combat contre la sorcellerie qui commence à la fin de l’époque médiévale et qui trouve son paroxysme au XVIIème siècle, quand la science naissante prend son essor, conclut l’arrachement des campagnes à l’ancien pouvoir paysan et à ses rites magiques. La nature devient matière, tandis que la spécificité du vivant est rapatriée elle aussi du côté des représentations rationalisantes, du côté de l’étendue géométrique, mesurable, quantitative. La nature est désormais un puits, une réserve de richesses minérales, biologiques, énergétiques. La société bourgeoise peut utiliser les acquis des sciences et des techniques pour transformer les pôles de production artisanale en pôles industriels. Les voyages à dos d’animal deviennent des voyages dans le ventre de mécaniques. La matière recouvre la vie de sédiments. La richesse des rythmes et contrepoints de la vie devient celle, pauvre, d’une mélodie simple sur une harmonique fondamentale, celle des horloges et des métronomes.
Enseignement, éducation, sciences
Observons quelques conséquences d’infrastructure. Par exemple, l’éducation et l’instruction. À l’école, on cultive l’intelligence, les sciences, la culture, la littérature surtout sous l’angle de la grammaire et de la décortication sémantique, l’histoire, la vie de l’esprit…, au détriment de la vie propre du corps, de ses exigences. Le cul de l’élève est posé sur des chaises inconfortables pendant des heures. Il écoute un prof qui expose de belles théories. L’apprenant est aliéné de son rythme biologique, de ses cycles… de sa médiation pour l’apprentissage. On ne lui laisse pratiquement pas la parole. Cette parole tellement importante pour que l’esprit qui s’éveille soit approprié par le corps propre, par la culture et l’environnement où il s’incorpore. Quelle place réelle pour la danse, pour la parole et le théâtre qui déterminent et animent le corps dans l’espace et le mouvement, dans la relation aux autres corps ? Quelle place pour l’art en général et la sensibilité créative ? Quelle place pour la sexualité, pour l’expérience et le vécu, aussi faibles soient-ils ? Une portion congrue, et assez méprisée (dans les coefficients et les horaires). Et n’évoquons pas la tyrannie des horloges, l’état des lieux d’aisance, la piètre qualité des nourritures industrielles dans les universités et nombre d’écoles, malgré les progrès de ces dernières années.
De même que le corps a une existence première qui est celle de l’intériorité, de même que l’être humain est une corporéité vivante, il serait bien de penser et d’ordonner la nature sous la même perspective. La nature n’est pas un ensemble d’objets disposés dans un espace extérieur à notre esprit, soumis à des lois que nous avons le pouvoir de révéler. Les sciences, disait Aristote, et plus largement le discours objectif, n’atteignent que l’étendu et le général. La nature existe en soi, et nous existons en elle. D’où nous sommes placés, la nature n’est pas un espace qui m’entoure et au sein duquel nous scellons des grilles mais elle est à la fois continuité de nos sens et de notre perspective et source de vie. Je ne la vois qu’à travers mes sens et mon corps propre, je ne peux vivre que si je me nourris d’elle, que je la respire et que je l’habite. En corrompant la nature, je me brutalise moi-même.
Le travail scientifique qui a permis la description et la compréhension extérieures de nombre de structures et de fonctions de la nature ressemble sous certains aspects à la manière d’aborder le savoir dans les écoles. La nature est posée indépendamment du sujet qui la pense, comme si l’observateur concret que nous sommes n’en faisait pas partie. Mais plus grave, la technologie dérivée des progrès scientifiques est pensée extérieurement au sujet et donc à l’éthique et à la culture. Ilya Prigogine et Isabelle Stengers ont montré dans leurs différents ouvrages comment on a considéré les sciences et les techniques comme un fantôme extérieur à la culture humaine. Tout un courant philosophique s’est même opposé aux sciences et aux techniques, les considérant comme un corps étranger au processus d’humanisation. La nature est donc d’un côté, ressentie de l’intérieur par la littérature, les arts, la poésie, et de l’autre analysée et décortiquée par les sciences et les techniques et, entre les deux, un gouffre spirituel s’est développé… Gouffre qui est paradoxalement celui du vécu, du concret, du vivant et de nos expériences quotidiennes. Y aurait-il une schizophrénie dans la culture ?
Mécanisation médicale
Un des effets négatifs des dualismes esprit-matière, idéalisme-matérialisme, est la mécanisation et la géométrisation des corps et donc plus largement de la vie. La médecine, en tant que théorie, symbolise cette option. Je distingue les paradigmes qui fondent la médecine, du quotidien des praticiens. Je sais de quoi je parle, ayant été gravement malade pendant plusieurs années et connaissant de près le monde médical et les soignants.
La médecine a progressé de manière considérable, grâce aux acquis et outils de l’anatomie, de la biologie, de la chirurgie et ces dernières décennies, de la génétique. La santé s’est améliorée également grâce aux progrès de l’hygiène, de l’assainissement des villes et des habitations, grâce aux programmes globaux de prévention. La durée de la vie a augmenté, il y a beaucoup moins de mortalité infantile, d’épidémies ou de pandémies catastrophiques (le SIDA à part). La population mondiale s’est accrue à une vitesse sans précédent depuis trois siècles. Quelque chose de nouveau est né.
Cette réussite doit toutefois être nuancée. Tout d’abord, il s’est développé une appropriation du corps par la technologie et par le système marchand. Technologie médicale bien sûr, mais aussi technologie industrielle et commerciale. On pourrait parler d’une sorte d’aliénation du corps propre au profit d’une mécanisation, d’une socialisation administrative et, derrière elles, au profit de la rationalité capitaliste. Le corps, au sens objectif, est devenu instrument économique et objet social, fondé sur des présupposés qui s’auto-justifient par la science.
De plus, il apparaît aujourd’hui des maladies que j’appellerais de « second ordre », maladies de civilisation, maladies chroniques, psychosomatiques ou d’étiologie complexe, maladies « idiopathiques » comme on dit pudiquement, c’est-à-dire sans cause connue. On sait aussi que les microbes et virus s’adaptent aux traitements. On peut y ajouter l’augmentation des pathologies dépressives, psychologiques, dans lesquelles la dualité corps-esprit et la coupure des corps avec un authentique environnement naturel joue sans doute un rôle. Une dérive vers une aggravation économique due à la complexification du rapport de la société à la maladie et aux pathologies est loin d’être à exclure. La santé est un nœud écologique et politique. Plus la médecine moderne, fondée sur des présupposés mécanistes, guérira de maladies et de pathologies directement représentables ou formalisables dans des cadres matérialistes, celles qui sont dues à des germes ou à une absence d’hygiène par exemple, plus apparaîtront de nouvelles maladies de « second ordre », dues à des causes lointaines ou complexes. La dérive mécaniste exigera des efforts économiques et politiques hors de proportion avec les progrès de la médecine et leur logistique technologique. Une fuite en avant va se poursuivre vers une technicisation de plus en plus grande, de plus en plus chère, de plus en plus dévoreuse d’énergie et d’information…, tandis que ce qui fait l’essence ou plutôt la réalité ontologique première du corps, à savoir le corps propre, le corps comme lieu d’habitation (j’insiste sur le mot) de la pensée et de l’esprit, sera oublié ou minimisé.
Les conséquences sont plus redoutables qu’on ne l’imagine. Il n’y a qu’à voir l’agitation actuelle en France autour de la réforme des hôpitaux, de celle de la sécurité sociale, du statut des médecins et des soignants. Les revendications sont légitimes, à l’intérieur des présupposés matérialistes et dualistes. Mais elles sont périlleuses, voire absurdes, dans le cadre de la finitude spatiale et énergétique de la planète. Or on sait que la ressource la plus importante de la planète est la vie elle-même. Une philosophie de la nature équilibrée pense la nature comme partenaire de l’humanité mais la pense aussi dans sa dimension autonome, de natura naturans (Spinoza), d’auto-génération et régénération. Le corps sera d’autant plus en meilleure santé qu’il s’éveillera, grandira, s’épanouira, fructifiera, puis diminuera et s’éteindra dans des conditions de vie et d’environnement unifiés. La médecine progressera à pas de géants quand elle considérera le corps comme sujet, comme « être au monde » (phénoménologie), lorsque la dimension psychosomatique sera première par rapport à la médecine objective, lorsqu’on considérera le corps comme « psycho-écolo-somatique ».
Nature, corps et temporalité
Le corps est également mémoire du passé et de l’histoire. Il l’est directement à travers les traces laissées par l’ontogenèse de chacun (génétique ou culturelle) ou à travers l’histoire de la nature qui s’actualise en lui. Il l’est aussi médiatiquement parlant, puisqu’il est à travers la parole, l’image, le sens et les systèmes de représentation, le centre qui relie au passé, à la culture. Je ne vais pas développer ce point qui mériterait de nombreuses pages supplémentaires. Une bibliothèque ou internet sont des mémoires mortes. C’est leur rencontre avec un corps et des sens humains, qui leur redonne vie.
Ainsi en est-il de la nature. La biosphère est le fruit d’une immense évolution de la vie où les branches, les lignes, les codes et programmes, les jeux du hasard et de l’invention, se sont noués, tissés même en une organisation aux potentialités et figures infinies. Chaque réalisation de la biosphère porte en elle la mémoire de l’histoire de toute la nature. Dans une perspective holographique, l’appauvrissement de l’image et de la mémoire de l’ensemble naturel se conjugue avec l’appauvrissement du corps. Il n’est pas étonnant de découvrir dans les romans, films, BD, jeux multimédias de science-fiction, des images du corps de l’homme du futur physiquement dégénéré ou, inversement, couturé de prothèses censées l’améliorer.
Énergie, information et créativité
Une des dimensions essentielles du corps est l’échange permanent d’information, d’énergie et de matière avec son environnement. Penser le corps comme une entité en soi coupée de l’extérieur n’a pas de sens. Il échange nourriture, air, eau et mille autres choses encore. Il rejette transpiration, selles et urines, gaz carbonique. Il sait filtrer ce qui est bon pour lui et ce qui est fade, inutile ou ce qui est poison. Les sens captent des sensations diverses qui permettent au corps d’apprécier son horizon, l’espace qu’il habite, les lieux hostiles et les lieux amis, ses capacités de mouvement et ses limites. Et bien sûr, en ce qui concerne l’homme, c’est par le corps que l’esprit connaît le monde et c’est à travers lui qu’il peut se construire des représentations. Toute cette activité d’acquisition de matière et d’information, selon les principes de la thermodynamique, dépense de l’énergie. Cette dépense d’énergie, par l’immense expérience de l’évolution naturelle, a su être proportionnée aux capacités de l’environnement à produire cette énergie. Le corps ne peut vivre que dans une plage déterminée d’agitation énergétique. Un espace de température : l’homme ne peut vivre ni dans un froid glacial, ni par des températures au-delà d’un certain seuil. La respiration dépend d’un taux précis d’oxygène dans l’air. La nutrition, quoiqu’extrêmement riche, n’est possible que dans des plages de structures chimiques et biologiques finalement assez limitées. Et que dire des exigences posées par les champs de gravitation et électromagnétiques, par l’inscription dans un écosystème déterminé. La longue épopée de l’hominisation continuant celle de l’animalité et de l’histoire végétale a permis un discernement à l’échelle de cette complexité. Les équilibres et les innombrables subtilités acquises au cours du temps sont inscrits dans la mémoire de cette complexité où corps et nature se sont mutuellement transformés. Une transformation globalement non brutale, parfois chaotique, très subtile au point que les micro-évolutions sont la plupart du temps imperceptibles.
Ce qui est vrai du côté du corps l’est a fortiori au sein de la nature. La nature vivante est ouverte vers l’extérieur, reçoit et échange de l’énergie de l’univers et de la Terre, énergie solaire, énergie cosmique, chaleur, minéraux, éléments chimiques des volcans, de l’énergie souterraine et des ressources naturelles non vivantes. Elle est ouverte vers l’intérieur d’elle-même, dans sa capacité à se régénérer et à créer de nouvelles figures vivantes. Ici l’analogie avec le corps holographique trouve des limites. Il n’y a pas une nature, il y a une multitude d’écosystèmes en interaction les uns avec les autres, parfois en symbiose, en parasitages réciproques ou en concurrence. Ils rejettent des déchets qui sont à leur tour absorbés et intégrés par d’autres systèmes. Mais comme pour le corps qui ne peut exister que dans des plages déterminées d’agitation énergétique et de champs interactifs, la nature, surtout la nature vivante, est elle aussi dépendante de son espace et de ses possibilités. Par exemple, un milieu riche permet une absorption de déchets bien plus grande qu’un milieu hostile. Ainsi les conditions climatiques du désert ne permettent qu’une végétation capable de produire peu de déchets. Les échanges sont adaptés au milieu.
L’arrivée de la culture industrielle n’a pas su tenir compte de ces subtilités. Les échanges énergétiques et chimiques n’ont pas respecté la capacité du milieu écologique à gérer les déchets. Toute transformation de matière, tout échange d’énergie et d’information se paie de ce qu’on appelle en énergétique l’entropie[[Voir Jacques Neyrinck : « Le huitième jour de la création. Essai sur l’entropologie », Lausanne, 1990.
]]. L’entropie est une grandeur thermodynamique qui mesure la variation de qualité de l’énergie. Une entropie qui augmente signifie la dégradation de l’énergie globale d’un système, un accroissement du désordre. Il existe en effet une hiérarchie dans les formes de l’énergie : l’information par exemple, la matière cristallisée ou l’énergie portée par des champs magnétiques sont des formes d’énergie plus nobles que la chaleur et l’agitation désordonnée de gaz. Les déchets produits par la société de production et de consommation, dans la mesure où ils ne sont pas recyclés, représentent une augmentation d’entropie. Les déchets produits par le corps humain, les selles et l’urine, sont recyclables par la nature. Pas les déchets industriels et domestiques. Cette question des déchets qui est aujourd’hui au premier plan de toutes les préoccupations de l’écologie et de l’économie responsable n’a pas été pensée à l’origine. L’activité humaine industrieuse était conçue comme un prolongement des capacités mathématiques et calculatoires de l’esprit, d’un esprit sans corporéité, sinon au travers des sens géométrisés, puisque le corps n’existait que comme étendue matérielle. Le phénomène du réchauffement climatique est tout aussi significatif. Il est remarquable que la forme d’énergie la plus dégradée soit la chaleur et que ce soit justement cette augmentation de chaleur qui caractérise l’ère industrielle. L’incapacité des hommes à gérer les échanges énergétiques du milieu est comme un cancer qui détruit les cellules. Un cancer qui fait disparaître la subtilité du fonctionnement des cellules et leur singularité au profit d’une uniformisation grossière et destructrice. Les anciennes philosophies gnostiques et manichéennes considéraient le corps comme un tombeau, à partir du jeu de mot sôma-sêma en grec, qui signifie « corps-tombeau ». L’extension de cette gnose dans le dualisme contemporain matière-esprit, corps-âme, objet-sujet, passif-actif, est en train de faire de la nature notre tombeau !
Et si la nature avait ses propres singularités ?
Revenons à des perspectives plus positives et plus poétiques. Pourquoi ne pas prendre en compte la singularité corporelle, voire la sexualité humaine, et la projeter, toujours à travers la projection, plus analogique cette fois, du microcosme-macrocosme dans la nature ? On pourra toujours analyser tous les processus physico-biologico-écologico-chimiques des multiples formes d’attrait ou de répulsion des corps les uns par rapport aux autres, ils ne remplaceront jamais la révélation – l’aura, la gloire, le rayonnement – de l’être singulier dans le corps propre. La reconnaissance de la singularité du corps, comme sujet, comme présence de l’esprit, engendre immédiatement celui de la complexité des rapports humains, sociaux, écologiques et sexuels. Complexité signifie à la fois tissage infiniment coloré, et prudence à l’égard de tout raccourci réducteur, de toute conceptualisation hâtive. Pour bâtir une relation durable, soutenable, il faut du temps. Mais réciproquement, pour gagner du temps dans une situation critique ou urgente, il faut faire passer l’écoute avant la représentation, le dialogue vrai avant les slogans ou les schémas, la rencontre des différences avant l’aplatissement conceptuel. Par delà la singularité des corps, le tissage des singularités entre elles, crée amitiés, amours, apprivoisements, répulsions aussi, respect mutuel des espaces de vie. Ce tissage est la véritable source de l’organisation socio-politique, et on aurait tort de penser l’inverse. La sphère humaine ne s’est pas formée dans le temps à partir de grands ensembles organisés qui se divisent en petits groupes différenciés mais dans l’autre sens. Elle a commencé avec des petites entités qui se sont regroupées progressivement par les nécessités du destin mais aussi par complémentarité ou par affinités, et par choix. Il a fallu du temps. A-t-on vraiment intégré dans la pensée contemporaine le fait qu’il a fallu plusieurs millions d’années d’hominisation pour que surgisse la société néolithique, puis les sociétés historiques ? Le rapport en temporalité est de plus de un pour mille. Un pour les sociétés historiques, mille pour le processus d’hominisation. Or c’est ce processus d’hominisation qui est la source de la différentiation des visages et des figures humaines[[L’éthique du philosophe Emmanuel Lévinas, ou la pensée du théologien orthodoxe Olivier Clément reposent sur cette différentiation des visages.
]], signe corporel de la singularité.
La biosphère est elle aussi une fécondation de multiples systèmes et d’écosystèmes singuliers. L’histoire de l’évolution est une histoire de différenciations, de qualifications, de buissonnement des espèces, des milieux vivants, des capacités individuelles et génériques. Une des dynamiques essentielles du vivant a été exprimée par Teilhard de Chardin dans une proposition synthétique : « l’union différenciée ». Les systèmes se croisent, s’enrichissent réciproquement, se heurtent, s’entremêlent. Chaque milieu se singularise et crée un réseau des relations singulières avec les autres systèmes, extrêmement difficiles à formaliser rationnellement. Les scientifiques naturalistes, zoologistes ou spécialistes du monde végétal cherchent des constantes au milieu des variables mais doivent le plus souvent se contenter de descriptions passionnées, amusées même. Aujourd’hui, on écrit des romans sur le fonctionnement d’une fourmilière, d’une ruche ou d’une forêt et ces romans ont quelque chose de plus vrai, de plus proche de la réalité que les traités de biologie ou de sciences naturelles. Pourquoi ? Parce que sous la forme de récits, de métaphores ou de projection subjective, ils mettent mieux en évidence la part de jeu, d’inattendu, d’irruption événementielle et d’irréductibilité dans l’organisation des écosystèmes. La nature a ses propres singularités. On aura beaucoup plus de mal à écrire des récits semblables en prenant pour héros des formes géométriques ou des concepts abstraits de la métaphysique.
J’avoue que cela interroge une écologie politique pressée. Il y a urgence, c’est certain : la catastrophe climatique, l’épuisement des ressources naturelles et la disparition des espèces pressent les consciences politiques et économiques. Toutefois toucher les esprits, les mentalités, les sens, les corps, est aussi fondamental, plus peut-être, que d’appliquer trop vite des décrets et des lois… que les individus, dans leur singularité personnelle, ou les communautés locales, ne se seront pas d’abord appropriés, voire incorporés. Une éthique écologique individuelle tournée vers les personnes est sans aucun doute encore plus fondamentale que les vastes programmes. Peut-être les exigences climatiques, énergétiques, biotopiques vont-elles accélérer les transformations des mentalités. Mais la transformation politique ne se fera pas sans la transformation des mentalités et donc, du corps et des corps en tant que « corps propres ». Donc respect, écoute, subtilité. Le slogan « penser global, agir local » devrait être étendu à tout ce qui est communication. Réfléchir global, informer et communiquer individuellement, de bouche à oreille, convivialement. Une proposition : expérimenter localement avant de trop vite légaliser. Il y aura une catastrophe écologique ? Ok. Pensons déjà à l’après, en espérant qu’il y aura un après. La vie a des ressources non encore perçues.
Conjugalité naturelle
J’irai même un peu plus loin. Cette intériorité, ce « dedans des choses » au sein même de la nature, qui s’exprime par le surgissement d’autonomies et de singularités locales inattendues, signifie une dimension cachée de la nature. Reprenons la métaphore, ici légèrement tordue , entre le macrocosme et le microcosme. Considérons la conjugalité sexuelle. Le corps est sexué. L’histoire de l’évolution a différencié les individus à travers la sexualité, de telle sorte qu’ils soient complémentaires pour la continuation de la vie. Peut-être même que cette « différentiation-complémentarité » sexuelle est un moteur non seulement de l’évolution naturelle des espèces mais une nécessité ontologique elle-même.
Une parenthèse. Que l’on soit clair : je m’adresse ici à la fois à certains courants féministes et aux machismes. Je ne me situe pas dans un contexte juridique, socioculturel ou religieux qui justifierait des injustices et des inégalités au nom de la différence sexuelle. Je parle bien en termes de complémentarité subtile, de singularité vivante et non de complémentarité géométrique. D’une certaine manière, penser la différence sexuelle indépendamment de sa complémentarité et de la subtilité infinie et singulière de chaque relation, relève d’un paradigme de disjonction semblable à ceux qui ont été indiqués plus haut. Certaines féministes partagent avec les machistes une logique comparable, les uns désirant l’abolition de toute différence (ce qui est légitime par rapport à toutes les injustices historiques et culturelles), les autres exagérant la différence (par peur sans doute du jeu fécond de l’altérité, alimentant ainsi les forces de mort). On oublie alors complémentarité et fécondation réciproque. De plus, nous expérimentons tous le fait qu’il y a des hommes qui ont une âme féminine et des femmes qui ont un esprit masculin. Féminin et masculin sont des abstractions[[Whitehead parle des idées comme des « objets éternels », sans réalité. Féminin et masculin, en ce sens, sont des objets éternels. Ils ne s’actualisent que dans les « occasions actuelles », les événements créatifs et synthétiques du monde réel.
]]. La réalité est dans leur fécondation. Ce n’est pas la différence qui est essentielle, c’est la relation à la fois différentiante et complémentaire. Fermons la parenthèse.
La nature vivante n’est pas seulement un ensemble de systèmes étendus et moulés dans des déterminismes préétablis que la raison dévoilera. Elle est aussi une agitation permanente d’événements imprévisibles et génératifs, comme si elle était le produit d’une fécondation subtile entre deux principes conjugaux. Une tradition mécaniste qui traite le vivant s’oppose violemment à toute idée de vitalisme, refusant toute idée d’une énergie silencieuse cachée sous les apparences[[Penser à Jacques Monod dans « le hasard et la nécessité », Paris, 1970. Pourtant dans le titre même et dans le contenu de son livre, il substantifie à son insu l’idée de hasard.
]]. Malheureusement elle se heurte à des impasses. De grandes traditions philosophiques, comme la philosophie taoïste chinoise par exemple, semblent bien mieux préparées à rendre compte philosophiquement de cette prodigalité inventive de la nature. Yin et Yang, principes non abstraits et non séparés, mais actifs et conjugués du réel, s’entrecroisent et se fécondent mutuellement. À la différence de la philosophie occidentale qui aime abstraire et donc séparer les réalités les unes des autres, le taoïsme s’intéresse aux espaces intermédiaires, au tissage des interactions, les seuls réels. La philosophie de l’Empire du Milieu. N’ayons pas peur de prolonger la métaphore jusque dans sa concrétude. Il existe une conjugalité extériorité-intériorité productrice au sein même de la biosphère qui a des parentés entre l’intériorité féminine et l’extériorité masculine. Avec ses mots à lui, Edgar Morin parle de la complémentarité entre structure et événement, sorte d’actualisation dans l’espace et le temps de la conjugalité Yang et Yin. La nature vivante que nous voyons, que nous expérimentons, dont nous nous nourrissons, est le produit, le fruit d’une procréation entre une puissance extérieure et une puissance intérieure de la vie. L’approche scientifique mécaniste ne voit et ne peut voir que les continuités, donc des abstractions et des extériorités. Cette capacité de la nature de produire du nouveau, qu’elle attribue au « hasard », relève d’un autre principe. Pour ne pas vexer la tradition mécaniste, évitons de substantialiser ces puissances.
Cette intériorité de la nature ne peut être accessible par une démarche de maîtrise objective comme l’est celle de la techno-science. Elle est silencieuse et fait appel à un autre type de connaissance expérimentale. Elle a déjà été évoquée. Il ne s’agit plus de saisir la réalité naturelle dans un rapport de vision et de représentation, mais dans un rapport d’écoute et de silence. De plus en plus de personnes dans la société moderne se retirent soit temporairement, soit définitivement de l’agitation économique et urbaine. Elles cherchent à contourner la moissonneuse-batteuse évoquée précédemment. Ce mouvement n’est pas seulement du romantisme régressif. Il le serait s’il s’agissait seulement de fuir une modernité agressive. Il est aussi une réelle recherche des ressources de la vie et de la nature, par delà son exploitation possible. Il y a glissement du regard accapareur vers l’écoute. Cette attitude est plus responsable qu’elle n’y paraît. Qui dit responsabilité dit « réponse » à une sollicitation, à un appel. Objectivée, sans âme, la nature n’appelle pas. Elle est passive. C’est ainsi qu’elle est traitée depuis plusieurs siècles. En ce sens, la techno-science est irresponsable. Elle ne répond à rien du tout, sinon aux sollicitations d’un esprit curieux, réduit à ses capacités de spatialisation géométrique et désireux de tout maîtriser. Mais respectée dans son intériorité, on peut estimer que la nature parle. L’attrait vers l’écoute de son intériorité, de son anima[[La dualité animus-anima, esprit-âme, parole-silence, a été au coeur de plusieurs méditations poétiques de Claudel, bien avant le réveil écologique.
]] et donc de sa capacité à créer, à enfanter du nouveau, est une attitude responsable et politique plus fine qu’elle n’apparaît. Une autre forme de connaissance. Les scientifiques originels se sont moqués de la capacité des femmes à produire de la science[[Voir Pierre Thuillier : « les savoirs ventriloques », Paris, Seuil, 1983
]], il est temps que celles-ci retrouvent la complicité connaissante qu’elles ont avec la vie et ainsi participent à la nécessaire métamorphose de la techno-science. Là aussi, il faudra sans doute du temps.
Les analogies de la nature et du corps, sous l’angle de l’hologramme, du rapport d’échelle macrocosme-microcosme, des comparaisons métaphoriques, ont leurs limites. Il ne faudrait pas les pousser excessivement au point d’oublier aussi le rapport de négativité. Sous d’autres angles, la nature n’est pas du tout homomorphe à un corps, même si le corps est une production de la nature. Il s’agissait en franchissant cette porte d’entrée de sortir des représentations mécanistes de la nature, lesquelles relèvent des vieux paradigmes dualistes matière-esprit, sujet-objet, res extensa et res cogitans. Le corps, comme lieu intermédiaire entre intériorité et extériorité, entre espace propre et forme visible, comme présence au monde et présence à soi, est sous cet angle adapté à la connaissance de la nature et de la vie. La réflexion précédente n’a pas la prétention d’être exhaustive, loin de là. Elle propose des pistes, pistes qui ont déjà été empruntées en d’autres temps et dans d’autres cultures et qui pourraient être réactualisées. Toutefois, pour éviter l’excès des analogies et parallèles précédents, je propose une autre porte d’entrée, diamétralement opposée, à partir du tableau que l’on peut inférer des sciences de la nature, aujourd’hui.
La science au service de la nature
Le tableau scientifique est parasité par le fait qu’il n’existe pas une science mais des sciences, chacune avec leur objet apparent et leur méthode. L’éclatement des disciplines donne par conséquent l’impression que le tableau du savoir ressemble à des îlots au milieu d’un océan agité, selon l’expression d’Edgar Morin. Les ruptures épistémologiques qui séparent les disciplines devraient donc interdire à tout penseur audacieux, mais imprudent et inconscient, de se lancer dans un exercice de synthèse qui ferait se gausser tout universitaire averti. Cependant, le même Edgar Morin se désole de cet état de fait et demande à ce que toutes les forces intellectuelles soient mises au service d’une réunification du savoir. Lui-même, dans sa vaste Méthode, la propose en posant un certain nombre de présupposés : reconnaître la complexité du réel, qui ne signifie pas d’abord complication mais tissage infiniment varié des fils qui brodent le réel ; intégrer systématiquement la relation dialogique qui associe les principes contraires de telle sorte qu’ils apparaissent comme complémentaires ; penser en termes d’holographie que nous avons évoqué précédemment, pour percevoir les isomorphismes ou les analogies entre les échelles d’observation ; allier une rétroaction, dans une « écologie généralisée », des effets sur les causes, dès qu’on s’intéresse à une causalité physique, psychique ou socioculturelle. Morin pose des postulats dans un but méthodologique et éthique. Il s’agit de s’arracher au désastre d’un savoir éclaté et d’une humanité décomposée, experte dans les détails et les spécialisations et ignare dans la perception du tout. Mais Morin ne s’est pas risqué dans une véritable philosophie de la nature articulée sur les sciences.
Cette aventure a été tentée par le mathématicien et philosophe Whitehead entre les années 1920 et 1950 et reconnue comme la plus grande tentative du XXème siècle de bâtir une philosophie de la nature, par les penseurs de l’époque et de la suivante, comme Bergson, Merleau-Ponty ou Prigogine, par exemple. Whitehead présente l’avantage non négligeable d’avoir été lui-même un grand scientifique, mathématicien, puis acteur des révolutions scientifiques du début du XXème siècle, débattant avec Einstein par exemple des enjeux de la théorie de la relativité ou de la nouvelle physique nucléaire. La pensée de Whitehead mérite d’être reprise et continuée aujourd’hui dans la mesure où elle n’a pas pris une ride, que ses intuitions dynamiques sont liées à la fois aux évolutions scientifiques et à l’intuition des grandes traditions métaphysiques avec lesquelles il discute pied à pied. Mais il faut reconnaître qu’elle est difficile à aborder, car elle a nécessité une conceptualisation nouvelle que les limites imposées par la longueur de cet article empêchent de développer.
La vision de la nature de Whitehead est essentiellement dynamique. Toutes choses fluent, disait le vieil Héraclite. Elle est aussi fondamentalement organique, c’est-à-dire que toute la réalité naturelle est en interaction, soit sous des formes actualisées, soit sous des formes potentielles. Mais elle n’est pas pour autant déterministe au sens grossier des pensées mécanistes classiques. Bien au contraire. Les formes actualisées, donc réalisées dans l’espace et le temps et perceptibles ou expérimentables, il les appelle des « entités actuelles » qui sont une sorte de croisement subtil entre interactions avec le milieu, avec les événements du passé, avec l’imprévisible, voire le hasard (concept qu’il n’utilise toutefois pas, puisqu’il est intégré dans des concepts plus vastes). Ces « entités actuelles », ou « occasions actuelles », selon les écrits, il les appelle également dans ses premières œuvres des « événements », reprenant une intuition d’Einstein. Arrêtons-nous pour commencer sur ce dernier concept.
Dans les modèles relativistes, Einstein propose de dépasser le concept d’« élément » par celui d’« événement ». Dans le cadre des représentations classiques, la nature est composée d’éléments matériels situés dans un espace et un temps extérieurs et absolus qui les enveloppent. Comme cette mouche qui tourne dans mon bureau. À ces éléments, sont attribués des qualités diverses. Galilée, Descartes, puis Locke, ont distingué les qualités premières, en soi, comme l’étendue, la dureté, et des qualités secondes, c’est-à-dire sensibles, comme la couleur, le son, le parfum et toutes sortes de subtilités… qui n’existent pas vraiment matériellement puisqu’elles sont liées à l’interaction de notre sensibilité et de notre esprit avec ce qui est perçu. Étant donné que les objets courants, la mouche, le fauteuil sur lequel je suis assis, les arbres que je vois dehors et même la Chaîne de Belledonne couverte de neige que je contemple derrière la fenêtre, sont des entités décomposables et finies dans le temps, chacune à leur échelle, on cherche les entités fondamentales universelles et éternelles, briques de tout cet ensemble. Ce seront les atomes, seules entités matérielles réellement existantes. La nature devient matière sur laquelle fleurissent quelques subtilités éphémères qui s’appellent vie, sensations, qualités secondes et conscience. Whitehead se moque : « cela semble une affaire extrêmement malheureuse que nous percevions quantité de choses qui ne sont pas là. »[[Whitehead : Le concept de nature, Paris, Vrin, 1998, p.52
]] Il estime que cette représentation chosifie la notion de « matière » qui auparavant n’était qu’une abstraction. Il l’appellera le « concret mal placé ».
Dans une telle représentation matérialiste, le concept d’« événement » exprime l’intrusion du hasard dans un système ordonné. Il est subordonné à l’existence première des éléments matériels et de leur mouvement dans l’espace et le temps. L’idée d’événement au sens historique signifie un fait qui émerge et perturbe le mouvement d’ensemble. Or, la notion d’élément avec ses qualités premières et secondes vole en éclats avec la physique subatomique et avec la relativité[[Les détails de ce bouleversement peuvent être lus dans tout bon ouvrage d’épistémologie physique, comme par exemple « La matière-espace-temps » de Cohen-Tannoudji et Michel Spiro, Paris, Fayard, 1987.
]]. D’une part, la matière élémentaire s’évanouit et se dissipe en énergie et en dualité à la fois ondulatoire (qui a une parenté avec les qualités secondes) et corpusculaire (plutôt du côté des qualités premières). D’autre part, l’entité fondamentale devient une déformation locale du continuum de l’espace-temps. Ce qui se passe à la fois à l’échelle microscopique et à l’échelle de l’espace et du temps se renforce au fur et à mesure de la complexification des systèmes. La physique quantique traite les systèmes en fonction d’opérateurs mathématiques qui sélectionnent l’un ou l’autre de ces aspects contradictoires. La réalité fondamentale devient floue, énergétique, décrite par des ondes de probabilité et toute connaissance de cette réalité impose des choix (une réduction d’onde) et une intrusion opératoire. Les grands physiciens comme Schrödinger ou Bohr iront même jusqu’à nier l’existence d’un monde physique indépendant de l’expérience, voire de la conscience qui l’observe. Whitehead ne suit pas cette voie.
Une grande partie de la pensée contemporaine est mue par la conviction que les éléments stables ou en mouvement dans l’espace et le temps sont plus réels que les événements, malgré les bouleversements apportés par la physique moderne. Whitehead prend le contrepied et retourne la priorité. Le concept d’événement est premier et ce qu’on imagine être des éléments sont des abstractions. Cela invite à placer la relation et non les choses au premier plan. Si quelqu’un a du mal à s’imaginer comment c’est possible, un petit raisonnement par la négative pourra l’aider. Si on considère un objet, une chaise par exemple, et que par négations successives, on ôte toutes les relations qui le lient à son environnement, notamment les relations spatiales et temporelles, on parvient à une abstraction. Ce sont donc la relation à l’espace et au temps, puis au milieu et à l’ensemble des perspectives et perceptions que la font exister comme réalité concrète. Du point de vue cognitif, Whitehead va au delà des physiciens idéalistes qui affirmaient que le monde existe réellement seulement quand il est observé par une conscience. Ce monde existe aussi indépendamment de la conscience mais il est composé d’événements, d’« entités actuelles », c’est-à-dire des centres d’énergie en interaction avec le milieu et le continuum spatio-temporel. Les interactions font exister chaque réalité abstraite, font exister le monde. Un des avantages de cette représentation, cohérente avec la physique contemporaine, est qu’elle recouvre la dualité esprit-matière.
Ce ne sont pas les éléments qui sont premiers mais les événements (ou « entités, occasions actuelles »). Toute réalité physique, mais aussi psychique, est d’abord événementielle. Dans une « relativité généralisée », Whitehead étend la notion d’événement bien au-delà de ce qui se passe à l’échelle naturelle. Il y intègre trois niveaux : les événements au plan naturel, c’est-à-dire indépendamment de toute interaction avec une conscience ; les événements entre la nature et la conscience qu’il analyse dans le rapport sujet-objet. La relation sujet-objet n’est donc pas première mais inscrite dans l’occasion actuelle. Les notions de sujet et d’objet basculent elles aussi dans l’abstraction[[Il ne s’agit pas du sujet psychologique ou phénoménologique, mais du sujet en soi dans son rapport à un objet en soi.
]]. Enfin l’événement sujet-sujet, celui qui survient entre deux consciences subjectives, et pourquoi pas, à l’intérieur même d’une conscience subjective. Il est possible de faire un pont avec les récentes théories de l’information qui montrent que tout échange d’information s’accompagne d’un échange d’énergie. Il n’y a pas de conscience pure, d’esprit pur, d’échange d’idées pur. Toute la réalité, physique, vivante, psychique, est un ensemble d’occasions actuelles qui la tissent en une unité dynamique et énergétique.
Dynamique organique universelle
Whitehead va encore plus loin. Il intègre dans son système les acquis de l’évolution naturelle biologique et cosmique. Chaque entité actuelle, que ce soit une réalité physique, un organisme vivant, pourquoi pas un écosystème, ou une réalité spirituelle, culturelle, humaine, est en lien événementiel et constitutif avec son passé[[La physique quantique démontre que deux entités ayant interagi à un moment ou un autre sont désormais liées entre elles. Leur séparation n’est apparente que dans le cadre d’une science classique. Ceci fonde certaines recherches concernant le déplacement quasi instantané d’informations et de matière.
]]. L’articulation avec ce passé et avec ce qui constitue cette entité se situe autour de la relation sujet-objet. Un sujet, dit-il, peut être interprété sous deux rapports contradictoires. On parle d’une personne qui est sujette à des passions, ou d’un serf qui est le sujet d’un roi. Dans ce cas, il s’agit d’une relation active de dépendance. On parle aussi du sujet en tant qu’agent agissant sur un objet. Là, la relation est une relation de constitution de l’objet. Whitehead unifie les deux idées du sujet en montrant que toute réalité est à la fois sujet et objet. Un organisme, un chaton par exemple, est un sujet dans la mesure où il est autonome, agit, réagit, s’organise en fonction de son environnement, miaule, communique, souffre. Mais il est le résultat objectif d’une constitution d’occasions qui l’ont produit, que ce soit le jeu des molécules, de la chimie, de la vie organique, que ce soit l’événement de la rencontre d’un chat et d’une chatte, et à plus grande échelle, celui de la chaîne évolutive. À son tour, le chaton est sujet de sa continuation dans l’espèce, mais également sujet producteur d’une entité objective plus vaste qui peut être par exemple l’écosystème dans lequel il vit, ou l’équilibre affectif de la famille qui l’a adopté. En d’autres termes, les objets actuels sont la production active de sujets passés, mais deviennent les sujets d’objets futurs constitués et plus complexes. Objets et sujets ne sont pas des substances en soi l’une face à l’autre mais des modes de constitution du réel depuis les entités simples aux entités complexes.
Ce qui est vrai au plan naturel, l’est également dans le domaine culturel, social, intellectuel, artistique, spirituel. Whitehead consacre un ouvrage entier aux « aventures d’idées » où il analyse la constitution par exemple du concept de liberté ou celui de paix. La réalité est par conséquent l’épanouissement de multiples processus évolutifs de complexification au sein desquels les entités actuelles croissent ensemble, se lient par affinités, par feeling, et génèrent des entités plus riches d’information et de potentialités. Cet ensemble de processus est un processus de créativité permanente, voire de création, qui interdit tout réductionnisme, c’est-à-dire toute explication du complexe par le simple. Entre le monde physique et le monde psychique, pour reprendre des catégories traditionnelles, il n’y a pas différence de nature (conception essentialiste étrangère à la cohérence de la pensée de Whitehead) mais une différence de degré.
Retour au monisme ?
À ceux qui craignent le retour d’un monisme qui nierait la différence entre la cohérence naturelle et la cohérence culturelle, avec quelques relents de sociobiologie douteux ou, inversement, de naturalisme spirituel, il est important de rappeler inlassablement les fondements de la pensée de Whitehead. Il ne s’agit aucunement d’induire par exemple une organisation sociale, administrative, politique ou juridique d’une organisation biologique. Chaque degré de complexification est irréductible à ceux dont il est le produit objectif. La créativité d’un monde d’événements actuels est plus fondamentale que la créativité de ceux qui l’ont précédé ou constitué. Le social-darwinisme racial ou inversement le monarchisme de droit divin fondé sur l’ordre de la nature sont complètement étrangers à la philosophie organique de Whitehead. Bien au contraire, les évolutions sont, dans la majorité des cas, de l’ordre de la subtilité, de l’intériorité, de l’affinité (concept très présent dans la pensée du mathématicien), du feeling, de l’imperceptible, voire de l’amour et de la tendresse. Il y a bien sûr des brutalités au sein de l’évolution et de la vie des espèces mais elles relèvent d’une organisation plus vaste. La plus grande brutalité est celle que l’humanité a imposée, et que dans son délire parfois, elle infère dans son imagination. Les processus de complexification et de qualification des occasions actuelles sont à l’échelle du temps de l’évolution ou des foisonnements de créativité du monde. Il s’agit d’une vision qu’on pourrait presque qualifier de silence créatif ou de créativité silencieuse[[Le philosophe François Jullien, dans le Journal « Le Monde » du 22 Juillet 2009 pense que les grandes transformations dans l’histoire de l’humanité sont silencieuses… « Le bien ne fait pas de bruit et le bruit ne fait pas de bien », dit un dicton.
]].
De plus, nous l’avons dit, et ce n’est pas la moindre des forces de la philosophie de Whitehead, elle est totalement cohérente avec la vision des sciences contemporaines, elle intègre continuités et discontinuités, organisations et chaos, nécessités et hasards, probabilités et improbabilités, événements et structures, échange d’énergie, d’information et matière (la matière n’est qu’une forme particulière d’énergie, en physique contemporaine). Elle se construit également dans un dialogue serré avec toute l’histoire de la philosophie, avec Aristote, la scolastique et la théologie médiévales, avec Descartes, Hume, Kant, Schopenhauer et bien d’autres. Extrêmement sympathique et affable d’après son entourage, il ne fait preuve de sévérité qu’à l’égard de ceux qui renoncent aux capacités de l’homme à se dépasser. Je dois reconnaître que l’exposé présenté est caricatural à l’extrême, la philosophie de Whitehead étant une philosophie nuancée, complexe, difficile à pénétrer dans tous ses arcanes, peut-être à l’image ce qu’est la nature sous l’angle de l’écologie. Un univers qui ressemble à une multitude de fugues, de contrepoints, de rythmes et d’harmoniques qui se déroulent et s’entrecroisent à l’infini et qui enrichirait un musicien attentif, tandis qu’il se développe.
Par ailleurs, Whitehead se veut croyant, même si son œuvre est essentiellement philosophique. Sa pensée, qui pourrait être perçue comme naturaliste, au sens défini au début de cet article, ne craint pas d’affronter la question de Dieu et au minimum d’une Raison primordiale qui rend compte de la dynamique de la nature. Sa pensée a donné lieu à des courants divers aux États-Unis, sous les noms de Process Philosophy et Process Theology. Il est remarquable que ces courants qui intègrent croyants de diverses confessions et agnostiques, ne se désintègrent pas sous l’effet de forces centrifuges. La puissance de la philosophie organique de Whitehead est telle que les débats ont une parenté avec les anciennes disputes philosophiques et théologiques de l’époque scolastique et médiévale. Whitehead, loin d’être naïf, s’est même parfois revendiqué dans une certaine continuité de cette époque, avec des réserves toutefois… Une époque où on croyait dans les capacités de la raison à sonder jusque dans l’infini et la totalité. Mais la Process Philosophy s’éloigne aussi considérablement de ces temps médiévaux en adoptant résolument une vision dynamique, bien loin du cosmos statique, et en épousant les représentations et les acquis des sciences contemporaines. La critique d’un éventuel naturalisme dans la Process Philosophy et dans la Process Theology, nous l’avons dit, doit d’abord s’interroger sur elle-même par un processus d’autocritique afin d’éviter de réveiller de vieilles querelles qui n’ont aucun sens, ni aucune effectivité, dans le contexte actuel.
Quelle écologie politique ?
Peut-on déduire des pages précédentes quelques outils pour une écologie politique ? Le saut conceptuel est tel qu’il est délicat de se lancer dans une telle inférence sans exposer de quoi on parle. John Cobb[[John Cobb donne un excellent concentré de la pensée de Whitehead dans l’ouvrage collectif : « l’effet Whitehead », Paris, Vrin, 1994, p.27-60.
]], disciple de Whitehead, estime que nous sommes à l’aube d’une nouvelle manière de penser qui est du même ordre que le passage de l’époque médiévale à l’époque moderne. En conjuguant une philosophie du corps qui fait la part belle à la singularité et à l’interaction entre intériorité et extériorité, et une philosophie de la nature qui s’arrache au matérialisme des éléments, héritière d’une science dépassée, pour une philosophie de la créativité, de la complexité et de l’interactivité de toutes choses, cette nouvelle manière de penser s’ouvrira des boulevards. Boulevards politiques et économiques compris… non sans de nombreux défrichages.
L’écologie politique est tiraillée dans diverses directions. On en distinguera trois. La première est celle qui, dans une acceptation globale de l’état de choses présentes, se conçoit comme une correction des erreurs passées et une réorientation de dynamiques économiques, politiques, sociales. C’est ainsi qu’on envisage une économie verte alternative aux économies industrielles et postindustrielles destinée à offrir du travail à tous et une qualité de vie retrouvée. Une gouvernance mondiale permettrait de réguler les excès d’une économie capitaliste trop gourmande. Dans la même direction, on trouve l’idée du développement d’une économie de la connaissance s’appuyant sur les formidables progrès des techniques d’information et de communication. Une économie immatérielle qui échapperait à l’économie productiviste industrielle antérieure, source de tant de dégâts naturels. Cette tendance évacue plusieurs réalités concrètes : d’une part, elle fonctionne avec des catégories rationnelles encore marquées par le mécanisme et la représentation géométrique et arithmétique de l’économie ; d’autre part, elle omet le fait que tout acquisition et échange d’information (même intellectuelle) se paie d’une dépense d’énergie libre lâchée dans l’environnement supérieure à l’énergie d’information. Cette vision écologique reste à la merci d’une rationalisation économique capitaliste prométhéenne qui sait s’adapter aux nouveautés.
Une seconde direction est celle de la décroissance. On ne peut nier qu’une décroissance devrait contenir l’effroyable gâchis engendré par une société de gaspillage, de pillage des richesses naturelles et d’appauvrissement des écosystèmes. La crainte partagée par de nombreux citoyens serait l’émergence d’un système politique aux tendances totalitaires. Mais plus fondamentalement, cette direction, si elle devient systématique, serait un recul et pourrait engendrer une perte de créativité, au sens Whiteheadien. Les victimes en seraient les artistes, les créateurs et les entrepreneurs, ceux qui se nourrissent de la rencontre des autres personnes et des autres cultures. Dans ce cas, il pourrait en résulter une perte d’humanité qui rejaillirait inévitablement sur la culture, les rapports sociaux et symboliques. Une écologie de la décroissance trop polarisée par le catastrophisme ambiant doit elle aussi s’arracher aux paradigmes anciens, rationalisme, dualismes divers, afin de laisser une place pour la capacité de la vie à se renouveler. Plutôt que penser en termes de « décroissance » au singulier, il serait préférable, pour respecter le mouvement de la vie, de parler de « décroissances » au pluriel, et d’investissements créatifs puisés là où des ouvertures sont possibles. Penser complexité organique et non simplicité conceptuelle.
La troisième direction est celle du fatalisme naturaliste qui a déjà été évoqué. Retournons à la nature, non pour la construction d’une nouvelle société mais pour fuir la communauté des hommes. Dans certaines attitudes de l’écologie profonde, on entend ce discours qui parfois dérive vers la misanthropie. Le paradoxe, c’est que le « retour à la nature » est une illusion post-romantique. Si l’histoire de l’humanité a consisté à vouloir s’affranchir du conditionnement naturel, mouvement qui est très sensible et se continue dans les pays en voie de développement, c’est qu’il correspond à une aspiration et une structure profonde de l’être humain. Et quelle est cette nature à laquelle on voudrait revenir ? Une nature idéalisée, fantasmée, facilement déchiffrable par la psychanalyse ? Cette direction ne quitte pas vraiment les présupposés statiques préindustriels, ni la rationalisation mécaniste. On les rejette, mais on en reste dépendant. Cela dit, ce radicalisme pose question, nous attire bien aussi tout au fond de soi (à quoi aspirons-nous, au moment des vacances ?) et il est nécessaire de l’intégrer, comme cela a été dit précédemment, dans une posture positive et constructive.
Ces trois directions sont complémentaires les unes des autres. Mais elles ne peuvent être surmontées par une synthèse dialectique que dans une quatrième direction (comme les trois mousquetaires) qui se repère autour de plusieurs axes. Le premier axe est la pensée de la Terre comme système ouvert. L’augmentation d’entropie industrielle est due à une activité qui repose sur une vision fermée de la Terre, celle qui a été induite par une rationalisation séparatrice. Tout système fermé se dégrade, dit le second principe de la thermodynamique. Où est l’ouverture ? Elle est à la fois visible et invisible. La Terre existe dans un univers quasi infini, elle est balayée par des flux multiples dont le plus voyant est l’énergie solaire. L’énergie solaire n’est pas seulement directe à travers son rayonnement mais aussi indirecte à travers les multiples formes des synthèses du vivant, leur variabilité, leur buissonnement, leur expansion. Dans la nature vivante, à condition d’être respectée dans son rythme et arrachée aux représentations mécanistes, existent les ressources de l’avenir. Cette capacité de la biosphère à se régénérer, à inventer et à jouer avec le hasard est l’invisible créativité du Soleil qui ouvre le système Terre. Dans cette régénération, la créativité humaine peut s’allier avec celle de la nature. Une alliance est un contrat où chaque partenaire doit être respecté et non violé. La recherche et l’économie doivent investir dans cette direction, en renouvelant leurs paradigmes. La nature est inventive.
Second axe, il est nécessaire de réfléchir et d’agir en pensant à long terme. Un des principes du développement durable consiste à apprendre à penser globalement dans l’agir local et réciproquement pour ceux qui ont la capacité d’agir globalement (politiques et entreprises par exemple), de penser local. À ce principe, il faudrait ajouter deux lemmes. Le premier est le fait que le penser global n’est pas seulement spatial mais qu’il doit être spatio-temporel. Il faut penser l’avenir, la planète et les générations futures dans l’action locale, même si cet avenir est entaché d’indétermination. L’incertitude n’est pas mauvaise si on accepte que la réalité est infiniment plus créative que nous ne l’imaginons et qu’elle agit en silence si on lui laisse les moyens. L’autre lemme est la conscience que l’agir local peut, par capillarité, atteindre des espaces inconnus ou lointains, parce que tout est lié. Il serait dangereux, dans une cohérence écologique, d’omettre ou de refouler l’espace nécessaire à l’imprévisible. La réalité est incertaine, et c’est dans ces zones d’incertitude que peuvent apparaître les clés pour ouvrir des portes fermées. J’insiste sur le « peuvent apparaître ». On n’est jamais certain. Seule la confiance dans les potentialités de la vie garantit la réussite probable. Les politiques, les économistes, ne réfléchissent qu’à court terme, pour des raisons d’intérêt immédiat. Dans des analyses linéaires classiques et analytiques, la prolongation des lignes dans un environnement fluctuant conduit à des espaces de probabilité de plus en plus larges. Les méthodes analytiques et les techniques analytiques ne sont donc pas suffisantes pour imaginer le futur. Les sciences modernes tendent vers des modèles probabilistes. Les esprits chagrins confondent probabilité avec inconnaissance. Cela est faux. L’avenir se dessine à l’intérieur des espaces dessinés par les probabilités et offre donc des perspectives de créativité aussi vastes que ces espaces. Et dans ces espaces, créés avec des outils de synthèse et de globalité, la capacité de la nature à nous surprendre doit être paramétrisée. De même la capacité de l’intelligence à s’étonner et à inventer, et de l’ingéniosité humaine à prendre des risques et imaginer de nouvelles technologies ouvertes. Après tout, Colbert au XVIIème siècle avait planté la Forêt de Tronçais, au centre de la France, « pour la marine royale du XXème siècle » !
La nature n’est pas composée d’objets passifs ou d’éléments étendus dans l’espace et isolables dans leur mouvement. Elle est composée d’événements singuliers, créateurs, ayant leur propre autonomie, et en lien actif avec d’autres entités, parfois plus vastes qu’eux. Il est important de la laisser aussi agir par elle-même pour résoudre quelques-uns des problèmes posés par la méga-machine industrielle. Par exemple, il est complètement absurde de vouloir lancer dans la stratosphère ou au delà encore je ne sais quel composé chimique pour lutter contre le rétrécissement de la couche d’ozone ou contre l’effet de serre. Cela est contraire à la subtilité des équilibres naturels. De même, s’il est nécessaire de reconstituer des forêts ou des écosystèmes à la suite de destructions massives, il n’est pas suffisant de confier cela à la seule sagacité d’ingénieurs, même les mieux formés au monde, ou d’économistes qui ne pensent qu’à court terme. Les écosystèmes peuvent être d’excellents ingénieurs par eux-mêmes. Pour anecdote, j’ai vu comment un écosystème perturbé durant plusieurs décennies par l’introduction d’une espèce étrangère s’est progressivement rééquilibré, au point que l’espèce étrangère elle-même s’y est intégrée aujourd’hui, pour le plus grand bonheur de ceux qui en profitent. Cela ne marchera pas partout, ni toujours, mais cela vaut la peine d’être tenté. Le temps peut être le meilleur allié, à condition qu’on s’arrache des horloges et des calendriers.
Nous ne redirons jamais assez le nécessaire ressourcement cosmique et « biosphérique » pour toute éthique écologique, personnelle, sociale et politique. Le droit hérité des Lumières repose sur des relations contractuelles. Une éthique et un droit fondés sur une sorte de contrat avec la nature ne sont pas à exclure a priori, sous prétexte que l’homme est irréductible à la nature. Cette position d’irréductibilité, mal comprise, c’est-à-dire exprimée en termes d’opposition à la nature, transforme l’homme en abstraction. L’acceptation que la nature a une dimension subjective, au sens de Whitehead bien sûr, peut aider à la mise au point de tel droit contractuel[[Michel Serres dans « Le contrat naturel », Paris, François Bourin, 1987, l’a tenté. Les violentes critiques qui lui ont été adressées (par Luc Ferry, par exemple), toutes fondées soient-elles, doivent être relues en s’arrachant des fantasmes de la deep ecology ou du fascisme écologique possibles, à l’intérieur d’une philosophie de la nature renouvelée.
]]. Elle fortifiera aussi, mentalement et moralement, les divers responsables à toutes les échelles. Transformer l’éthique, les mentalités, rectifier le droit, n’aura pas l’impact immédiat nécessaire pour résoudre les urgents périls de la Planète. Aujourd’hui, nous travaillons pour l’après-demain, pour l’au-delà des quelques nuits agitées qui se préparent, en souhaitant qu’il y ait un réveil. Il aidera à changer les modes de vie de manière civilisée, moins barbare, changement que tôt ou tard les contraintes du climat, de l’appauvrissement actuel de l’écosystème apparent, de la raréfaction des ressources énergétiques non recyclables, de la gestion des déchets, des injustices et des nouvelles maladies, imposeront. La vie, dit Teilhard de Chardin, a toujours su se jouer de tous les périls et de tous les hasards.