Ludo nous a quittés inopinément le 8 avril 2009. Il a été non seulement l’un des premiers parlementaires écologistes belges, Député Agalev à la Chambre entre 1981 et 1988, puis Sénateur jusqu’en 1995. Il a aussi beaucoup écrit1 et largement contribué à renforcer en permanence les liens entre les écologistes belges. Ce texte, le dernier qu’il ait publié sur son blog : http://dierickxludo.wordpress.com, tout juste deux jours avant de nous quitter, donne une lecture verte de la crise et revient sur quelques différences fondamentales entre la vision verte de l’économie et les courants dominant encore aujourd’hui cette discipline.
Les écologistes se distinguent essentiellement par la manière dont ils voient et mesurent la valeur des biens, produits et services, ainsi que ceux des banques et des institutions financières. Ils sont cohérents dans leur pensée. Ils se différencient principalement par leur critique de l’économie classique, celle d’Adam Smith, David Ricardo et aussi celle de Karl Marx. Par leurs discours, mais plus encore par leurs actions, les Verts réfutent la manière dont la valeur des biens et des services est mesurée et déterminée dans l’économie classique.
Dans l’économie classique, la valeur des biens et des services s’exprime en argent et en prix. Les prix sont déterminés par l’offre et la demande. La richesse est la somme des valeurs d’échange, c’est-à-dire des prix du commerce ou du marché. Cette manière de déterminer la richesse vaut pour les individus comme pour les nations. La richesse d’une nation est la somme des prix qui ont été payés au cours d’une année pour des biens, des produits et des services, en d’autres mots le Produit National Brut. C’est la somme des instantanés économiques. Ce qui n’est pas exprimable en argent n’est pas pris en compte dans ces calculs.
La différence verte
Les Verts se distinguent des adeptes de l’économie classique (que certains estiment constituer une idéologie mais non une science) par la manière totalement différente dont ils mesurent et déterminent la valeur des biens, des produits, des services, des processus de production… C’est très révolutionnaire, et souvent jugé arrogant. Là où l’économie classique détermine la valeur des biens et services sur base de la valeur d’échange exprimée en argent, les Verts se basent sur la valeur d’usage. Leur attention se porte dans un certain sens sur la « vraie valeur », la valeur intrinsèque. Ils opposent la valeur d’usage, «the value in use» à la valeur d’échange, «the value in exchange»2 utilisée par Adam Smith. Les écologistes considèrent la valeur globale d’usage des biens, des produits et des services. Celle-ci n’est pas déterminée par l’offre et la demande, mais par un examen des avantages et des inconvénients, des plus et des moins-values qui apparaissent à l’exploitation, la production, le traitement, le transport, la distribution, l’entreposage, l’emploi, la consommation, l’élimination des déchets, l’organisation des services. Certains avantages et inconvénients sont inchiffrables, mais ils ne sont pas pour autant négligés par les écologistes. Menaces, épuisement des réserves, dangers pour les autres pays et les générations futures… ne sont pas financièrement calculables mais ils comptent aussi dans l’évaluation des moins-values et des plus-values. Qu’elles soient complètement ou partiellement incalculables, les plus et les moins-values peuvent être prises en compte dans la pensée scientifique et politique.
Par leur vision de la richesse, les écologistes s’éloignent singulièrement d’Adam Smith et de Karl Marx. La différence est de nature scientifico-philosophique. Dans la conception écologique, on plaide pour la mise en oeuvre de l’ISEW (Index for Sustainable Econonomic Welfare). Il s’agit d’une tentative de mesure, concoctée par des universitaires, pour mieux approcher la vraie valeur d’une économie.
La détermination écologique de la valeur est moins simple que celle des économistes classiques. Ceux-ci acceptent (à contrecœur en ce qui concerne Adam Smith) que la demande et l’offre soient déterminantes. Les écologistes tiennent compte de bien plus d’éléments que les économistes classiques. Leur approche semble compliquée et vague3 mais elle est en fait déjà d’application. En effet, déjà actuellement, il est tenu compte (de manière systématique et intuitive) de davantage d’éléments, non seulement par les Verts mais aussi par une grande part de la population. Les critères de jugement des écologistes sont ainsi volontairement ou spontanément utilisés dans différents secteurs : agriculture, aménagement du territoire, urbanisme, habitat, économies d’énergie, transports, régime fiscal, assurances, etc.
Les Verts et la crise financière
On pourrait penser que les Verts se tiennent en dehors de la crise financière et qu’ils n’ont rien à dire à ce sujet à partir de leur vision. Rien n’est moins vrai. Ceux qui ont de l’attention pour la « vraie » valeur et la valeur d’usage des biens, produits et services doivent aussi avoir de l’attention pour les produits et services délivrés par les banques et les autres institutions financières. Ceux-ci peuvent prendre la forme de billets de banques, de lettres de créance, d’actions, d’obligations, de bons de caisse, de crédits, d’assurances et d’autres produits bancaires, les produits toxiques inclus. Les écologistes voient les prix de ces produits, leur fiabilité et les risques qui y sont liés. Ils voient les plus-values potentielles. à savoir, comment, avec l’aide de produits financiers, générer de la vraie richesse, avec une haute valeur d’usage. Ils vérifient que cela se fasse sans provoquer de moins-values (aux dépens de l’homme, de la nature…) et sans risques et dangers pour les personnes, pour la solidarité sociale, pour le bien-être général4, la stabilité monétaire, l’emploi, la balance commerciale, l’économie nationale et internationale. Les écologistes ne se tiennent pas en dehors de cette crise avec leur vision de l’économie. Les écologistes posent la question : « Est-ce que les produits financiers des banques, holdings et autres institutions (pas seulement les « toxiques ») sont le signe d’une « vraie richesse » ou seulement celui d’une richesse attendue, espérée, d’une plus-value, ou d’une moins-value (spéculations à la baisse) ? »
Montesquieu écrivait que l’argent est un signe de richesse, mais qu’il n’est en soi pas une richesse. «La monnaie est un signe de richesse, un signe qui représente la valeur de toutes les marchandises». Si les billets de banque, les actions, les bons de caisse et autres produits financiers sont signes de richesse, alors les écologistes doivent contrôler, dans le cadre de leur pensée, si ces signes sont « vrais « et fiables, s’ils ont une vraie valeur d’usage et renvoient à une véritable richesse. Si les signes sont mauvais, l’attention pour l’aspect éco-social doit redoubler. Il faut soupeser avec la plus grande circonspection les moins-values et les plus-values et aussi vérifier si la richesse peut consister en une combinaison de valeurs d’échange et d’usage.
Les Verts remplissent leur rôle et ne peuvent invoquer qu’ils n’ont rien à faire de la crise financière. La vision de « vraie valeur » est d’une grande importance dans la crise actuelle. Celle-ci est issue d’actions financières (spéculations) d’institutions qui ont créé des liquidités secondaires (en accordant des prêts et en émettant des titres) qui n’étaient pas couvertes, qui ne s’accordaient pas à la valeur intrinsèque (la vraie valeur) des biens et activités sur lesquelles la relation de confiance (solvabilité) était basée. Les écologistes considèrent donc les produits bancaires comme d’autres produits, en indiquent les plus-values et moins-values, les avantages pour celui qui veut entreprendre ou construire une maison. Ils voient aussi les inconvénients, les risques, la fiabilité de celui qui emprunte et de celui qui se porte garant pour le remboursement, de l’épargnant qui achète des obligations, du spéculateur qui acquiert des titres. Les écologistes constatent la moins-value d’un système qui est bâti sur une confiance infondée en la solvabilité.
Maintenir la machine en marche
Pour les Verts, la société contemporaine est vue comme une grande machine de production, qui a besoin de produire pour produire, d’innover coûte que coûte, de consommer autant que possible pour maintenir la machine en marche et de fabriquer de l’argent en imprimant des billets de banques, en émettant des obligations, des bons de caisse, des actions, par l’octroi de crédits, même quand les garanties sont incertaines et que la confiance est spéculative.
Les forces traditionnelles sont obligées de donner des stimulations à cette machine et de la laisser faire son chemin autant que possible, entre autre par les dérégulations, les privatisations et libéralisations. La machine doit aller de l’avant, surtout en temps de crise. Il incombe à l’Etat providence, à l’Etat social actif, de stimuler et aussi de courir derrière la machine. L’Etat providence doit recoller les morceaux, ramasser les déchets, recueillir les victimes, réparer les dégâts, prendre les mesures de sécurité, financer les banques ou les nationaliser. Beaucoup est permis si cela contribue quelque peu au rétablissement de la croissance, au dépassement de la crise conjoncturelle, au déferlement de nouvelles vagues de Kondratieff5, pour le maintien de la position concurrentielle des économies nationales et régionales.
Ne pas courir derrière la machine.
Les écologistes ne veulent pas courir derrière la machine de production et de consommation. Ils veulent avoir une vision positive et non régressive mais ils prennent déjà des mesures par le choix des systèmes de production et de consommation. Déjà dans le cadre du seul processus décisionnel économique et social, surtout dans cette crise, il faut penser aux conséquences possibles. Que produire ? Qu’est-ce qui donne du travail et n’est pas destructif ? Qu’est-ce qui est moins vite délocalisable ? Les Verts ont des réponses à ces questions.
Les écologistes sont réalistes. D’après Konrad Lorenz ce sont les réalistes du futur. De ce fait, ils voient aussi l’importance de l’aspect financier. Les Verts ne sous-estiment pas la finance mais ils en connaissent la vulnérabilité. L’argent peut dévaluer. Ceci est encore plus vrai pour les actions et les participations dans les entreprises.
Les écologistes pensent au revenu des gens, au budget. Ils savent que l’argent est indispensable pour l’organisation de la justice sociale mais aussi que des dimensions non financières doivent être ajoutées au combat pour la justice sociale. Tous les hommes ont en effet les mêmes droits à une nature non perturbée, au silence, au repos (dans une société déstressée), à l’eau pure, à des conditions de vie saine, à l’amour du prochain, etc. Dans l’Union Européenne, coincée entre l’Amérique libérale et les pays à bas salaires, il y a un besoin de plus de solidarité sociale et non de plus de pression et de licenciement des travailleurs comme mesures de précaution contre la diminution du profit… Dans leur vision de la valeur globale d’usage, ils voient les conséquences des décisions pour la santé (humaine et animale), pour la sécurité, pour la conservation des patrimoines naturel et culturel, pour la préservation de la beauté des paysages ruraux et urbains, pour la solidarité sociale et culturelle, pour la démocratie, pour la paix, pour l’humanité, pour les relations humaines, pour la clarté de la vie en société, la lutte contre l’isolement…
Les écologistes manient leurs critères de jugement et de choix en politique comme dans leur vie personnelle. Ils défendent tous les individus et les mouvements qui, consciemment ou inconsciemment, font de même. De plus en plus nombreux, d’ailleurs.
Texte original néerlandais traduit par Bernard Van Nuffel (bernard.vannuffel@skynet.be)
1 De groene idee, mens en natie, Kritiek, 1989, Het monetaire en de macht, Kritiek, 1989, Ecologie politique : richesse des hommes et des nations. Groupe Coudenberg, 1991, 263 p
2 NDT : en anglais uniquement dans le texte original
3 NDT : littéralement: “diffuse” (omslachtig)
4 NDT : het algemeen welzijn
5 NDT : Professeur Nikolai Dmyitriyevich Kondratieff (1892 – 1938): auteur de «Long Waves in Economic Life» en 1926, économiste russe qui a développé le premier plan quinquennal de l’URSS, envoyé au goulag pour sa critique du Stalinisme et condamné à mort en 1938.