Comment envisager son métier ? Comment concevoir les évolutions institutionnelles, décrétales, sociétales d’un métier auquel sont attachés tant de stéréotypes ? Comment permettre non seulement le développement professionnel des enseignants pris individuellement mais aussi celui des équipes enseignantes ? Quelles sont les relations possibles entre les acteurs du monde associatif, culturel ou sportif avec les équipes éducatives ?

Les enseignants traversent actuellement une période où leur rôle est modifié et leur identité professionnelle transformée. En effet, depuis quelques années, les chercheurs en sociologie de l’éducation constatent deux phénomènes qui se conjuguent pour déstabiliser la profession : la dévalorisation de leur statut et la transformation de la manière d’exercer leur métier1.

Éthique, une solution ?

Pour approcher ces mutations du métier d’enseignant, qui impliquent notamment un renforcement du travail en équipe, nous choisirons l’angle de l’éthique professionnelle. En effet, un métier, c’est aussi la façon dont on l’appréhende, les schémas normatifs que l’on construit à son sujet. Dans la lignée de Claudine Leleux, on peut considérer que l’éthique professionnelle de l’enseignant concerne son attitude dans l’ensemble du système scolaire. Elle ne se limite pas à la classe dans laquelle on enseigne mais elle se déploie aussi dans les différentes sphères de collaboration de l’enseignement2.

Aujourd’hui, le développement professionnel (c’est-à-dire à la fois l’évolution des ressources de compétences et des ressources identitaires)3 des enseignants nécessite de plus en plus de travailler en équipe, de multiplier les projets pédagogiques, institutionnels et relationnels avec les élèves ainsi qu’avec les différents partenaires potentiels du développement de l’élève.

On peut décrire le métier contemporain d’enseignant comme étant constitué de plusieurs types de rapports interdépendants.

Il y a bien entendu le rapport aux élèves, dans la classe avec ses pratiques pédagogiques et relationnelles. Celles-ci nécessitent de préparer ses cours, de se former à l’écoute, à la gestion des différences et des violences et également de se munir d’une certaine dose d’humour. Sans une petite touche d’humeur positive, l’espace relationnel risque assez rapidement de devenir insupportable, pour l’un comme pour les autres. N’est-ce donc pas obéir à une forme d’éthique que de parvenir à ce que le contexte général de la classe se vive positivement, n’est-ce pas mettre l’élève dans des conditions lui permettant de se motiver lui-même et de se convaincre qu’il peut s’approprier des compétences ?

Toutefois, il ne suffit pas d’entretenir une relation positive avec ses élèves. La relation scolaire ne se réduit pas à des sourires ou à des ambiances de détente. L’éthique s’exprime aussi dans les processus de construction collective. En effet, comment effectuer le travail avec les adolescents si on ignore ce que font ses collègues et si on ne travaille pas ensemble pour développer des projets, des outils transversaux, des pratiques pédagogiques afin de mieux cerner les carences et les problèmes pédagogiques des élèves ?

Le rôle de l’enseignant ne se cantonne pas à venir « donner ses heures ». Il nécessite également d’être disponible pour l’autre et notamment pour ses collègues. L’enseignement est un milieu individualisé, du fait même du mode de fonctionnement du métier. Toutefois, l’évolution de celui-ci au cours de ces dernières années met l’accent sur l’échange avec l’autre dans le développement d’outils de réussite qui dépassent les frontières du cours individualisé. À ce titre, nous faisons l’hypothèse que c’est grâce à la construction d’espaces collectifs, entre enseignants, que l’éthique enseignante pourra se développer plus harmonieusement et plus efficacement.

Traditionnellement, les enseignants et les équipes pédagogiques sont peu poussés à développer des pratiques communes de supervision leur permettant de débattre de cas vécus avec l’aide d’un médiateur extérieur. Cette pratique généralisée dans les métiers psychosociaux semble marginale dans le monde scolaire, essentiellement par manque de réflexion des acteurs institutionnels et pédagogiques quant à leur bien fondé.

L’enseignant est également tributaire des espaces, de la philosophie de l’école, de son règlement d’ordre intérieur, de sa direction. Comment aller se former ? Mais aussi comment la direction pourrait-elle savoir ce qui manque réellement à ses enseignants ?

En ce sens, il faut également prôner le développement d’une éthique collective de l’engagement professionnel, tant il paraît peu concevable que l’école puisse fonctionner sans une implication plus large de ses acteurs dans les débats organisationnels, structurels et philosophiques propres à chaque établissement.

Un autre aspect de cette question de l’éthique collective de l’enseignant se situe, sans doute, dans l’engagement envers la société, les milieux associatifs, les milieux culturels, sociaux, économiques, psychologiques. Sans cette ouverture, l’élève n’est pas impliqué dans un processus d’intégration dans la société et il est cantonné dans un espace relativement clos.

Si ces différents niveaux d’implication de l’enseignant semblent primordiaux, il faut également concevoir que les espaces de travail actuels des enseignants ne permettent pas de développer convenablement ces pratiques. Rares sont les espaces individuels permettant de recevoir les élèves pour travailler la méthodologie, travailler avec eux à leur projet personnel. Rares sont également les espaces fonctionnels permettant aux enseignants de travailler en groupe. Les matériels pour pratiquer de nouvelles méthodes sont rares. Et quand ils sont présents, ils ne sont pas souvent en adéquation avec le cadre scolaire où les différentes classes, les différents cours et les différents degrés se juxtaposent.

Actuellement, les moyens d’une telle politique font largement défaut. L’enseignant doit donc bricoler des espaces et des outils. Cela permet certes de construire une certaine éthique de l’implication ; mais cela use également les enseignants de ne pouvoir recevoir les élèves dans des espaces décents ou de ne pouvoir travailler sereinement avec leurs collègues pour élaborer un projet en disposant d’outils efficaces, comme du matériel informatique portable et récent.

L’inégalité scolaire amplifie ces manques. Il semble en effet plus aisé pour certaines écoles et certains enseignants de développer une éthique du travail s’ils enseignent dans un établissement doté d’une bibliothèque bien fournie, d’ordinateurs actifs et neufs, ainsi que de locaux fonctionnels. Ce constat d’inégalité des conditions de travail permet d’éviter les jugements hâtifs au sujet de l’éthique déployée par les acteurs scolaires. L’éthique repose en effet sur le principe de justice sociale intégrant les niveaux institutionnels, organisationnels, pédagogiques et matériels.

Finalement, l’engagement professionnel de l’enseignant se reconnaît à sa réflexion sur ses pratiques, mais également sur le système dans lequel il se trouve. L’enseignant est l’expert4 du système éducatif. Chaque enseignant doit donc avoir la possibilité de prendre le temps de la réflexion et également de prendre position sur ce système. Cela participe de l’éthique de pouvoir actionner ses réflexions pour les porter dans les lieux de pouvoir. Ainsi, force est de constater que l’enseignant reste trop souvent infantilisé : la critique, au sens politique et scientifique, n’est pas encouragée. Elle peut même être pénalisée par les acteurs de formation initiale, par les directions. Peu d’acteurs scolaires encouragent en effet réellement les enseignants à effectuer des analyses sur autrui, à prendre leur plume pour décrire leur quotidien. Trop peu d’enseignants osent effectuer cette démarche par peur ou tout simplement parce que tout au long de leur formation, peu de personnes leur auront présenté ces possibilités de démarches proactives d’analyse. Or, qui est l’expert ?

Notre propos montre la difficulté croissante de construire des accords qui tiennent entre les partenaires de la relation éducative. Les écoles doivent inventer des dispositifs pour gérer la pluralité des points de vue et jeter ainsi les bases d’une « procéduralisation » des relations, c’est-à-dire mettre en place des dispositifs permettant l’expression des points de vue divers ainsi que la construction d’accords provisoires sur des actions communes, et ce grâce à un travail réflexif de chacun des acteurs5. Face à cela, les écoles ne sont pas égales. En effet, ces procédures de « ré-accords » exigent un investissement énorme, ainsi qu’une capacité réflexive à composer avec la diversité6. Tout cela ne va pas de soi, et dans cette crise de la régulation, il convient de se demander si les différents acteurs ne se trouvent pas seuls face à des défis impulsés par le haut mais avec lesquels le terrain (enseignants, directions, parents, élèves…) doit se débrouiller au quotidien. Ils ont pourtant besoin de moyens concrets d’accompagnement. Comment déployer des stratégies d’accompagnement avec les élèves si les établissements ne proposent pas des bureaux individuels aux enseignants ? Comment se former si le temps proposé n’entre pas en adéquation avec le temps scolaire ? Comment éduquer aux conditions du « décret missions » si les élèves ne disposent pas du matériel adéquat pour parvenir à ses fins ?

À ces questions, les enseignants et les directions répondent par des bricolages plus ou moins parfaits, permettant au système de survivre. Des stratégies locales permettent à notre système scolaire d’échapper à ces questions, ou de les écarter du moins temporairement. La question est là : acceptons-nous un système scolaire inégalitaire et ségrégatif, tant au niveau des dispositifs internes aux établissements (obligation de pouvoir compter sur des groupes d’enseignants mobilisés et mobilisateurs pour pallier les déficits en terme de dispositifs structurels ; obligation de compter sur des initiatives individuelles pour pallier des déficits de formation ;…) qu’au niveau de sa logique même (quasi-marché scolaire structurant des stratégies de relégation et de ghettoïsation des établissements) ?

Ecolo, des réponses adaptées

Le programme développé par Ecolo pour l’école répond à nombre de réflexions et de questions émises dans les lignes qui précèdent. Ainsi à la question de l’isolement des enseignants dans leur développement professionnel, Ecolo répond par des propositions concrètes d’accompagnement différencié effectué par des pairs, mais également par une formation plus constructive, réfléchie et pensée dans la durée. À la question du cloisonnement entre les sphères de travail de l’enseignant, Ecolo répond par la construction collective des stratégies de développement de l’élève au travers d’alliances au sein des équipes pédagogiques, mais également avec les autres acteurs éducatifs que sont les éducateurs et les travailleurs des centres PMS… Ecolo prône également une collaboration plus claire et plus large avec les acteurs associatifs, culturels et sportifs sur le modèle des Pays-Bas, où l’école collabore réellement et durablement avec le monde extérieur.

Cette dimension non négligeable de l’action scolaire nous permet d’envisager l’enseignant non plus comme un acteur omniscient mais comme un acteur réflexif capable de construire des projets qui amènent l’élève à développer sa propre personnalité, aux contacts d’acteurs compétents dans le domaine indiqué. Cette proposition porte en son sein une modification majeure, celle de permettre à l’enseignant de se concentrer sur les tâches qui sont les siennes, c’est-à-dire sur le développement de compétences scolaires définies dans les programmes, tout en le confrontant à la nécessité de développer une action collective interne et externe tenant compte des potentialités diverses des élèves.

La question des compétences et du champ d’expertise de l’enseignant est également abordée dans un programme qui insiste sur le développement professionnel de l’enseignant auquel il convient de donner des perspectives professionnelles, basées sur la reconnaissance de sa capacité critique et de son professionnalisme. Le cadre de travail de l’enseignant serait ainsi planifié, en fonction d’exigences professionnelles propres, intégrées dans un espace collectif qu’est l’école, avec ses besoins et caractéristiques spécifiques. Les propositions développées prévoient ainsi que l’enseignant puisse percevoir son cadre de travail comme un espace permettant du possible : réduire ses heures tout en étant impliqué dans des projets constructifs, accompagner ou être accompagné par quelqu’un, pouvoir envisager de combiner des métiers permettant de valoriser une carrière professionnelle extérieure au sein de l’espace scolaire.

Ces propositions permettent également à l’enseignant d’envisager l’espace scolaire comme un espace ouvert dont l’évolution n’est pas a priori connue. Il s’agit de passer d’une carrière plane à une carrière où l’enseignant a la possibilité de construire son habitus professionnel, (c’est-à-dire l’ensemble de dispositions culturelles durables associées à sa position sociale et professionnelle) tout en participant à un projet collectif permettant aux élèves de construire leur propre avenir…

1 Pour plus de détails concernant cette transformation du rôle des enseignants, Maroy Christian.

2 Leleux Claudine (2001), L’école revue et corrigée. Une formation générale de base universelle et inconditionnelle, éd. De Boeck&Belin, Bruxelles

3 Barbier J.M., Chaix M.L., Demailly L. (1994), éditorial du n°spécial sur « recherche et développement professionnel », Recherche et formation, 17, 5-8.

4 Nous entendons par expert une personne choisie pour ses connaissances techniques acquises soit par l’expérience ou la pratique, capable d’effectuer une constatation de faits et de proposer des hypothèses explicatives via des méthodologies explicites.

5 Dauphin Nicolas, Verhoeven Marie, Waltenberg Fabio, Mobilité scolaire, quasi-marché et désinstitutionnalisation des rapports sociaux école-parents : une enquête dans l’enseignement fondamental en communauté française, UCL, 2004.

6 Dauphin N., Bodson X., Vandenbergh V., Verhoeven M., Waltenberg F. (2001), « Recherche sur la mobilité des élèves en cours de scolarité primaire en Communauté française Wallonie-Bruxelles », Girsef, UCL, Décembre 2001. Rapport publié.

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