L’argent, la monnaie le flouze, le blé… (est-ce un hasard si c’est le mot qui a le plus de variantes en argot ?), nous en avons tous dans nos poches, nous l’utilisons à longueur de journée et pourtant c’est une notion très complexe et sujette à interprétations1.
La crise financière prend de plus en plus d’ampleur et remet au devant de l’actualité la question quasiment oubliée du rôle central de la monnaie dans le système économique. Et pourtant, depuis plus d’un siècle, des économistes ou mathématiciens ont rudement contesté la façon dont le capitalisme a organisé la gestion des monnaies officielles (dites conventionnelles). Les critiques du système dominant se rejoignent souvent mais les alternatives proposées sont fort variées. Il est donc utile de tenter de voir plus clair dans ces contestations, souvent radicales, et de comprendre ce qui les unit et ce qui les oppose.
La monnaie, une invention fort ancienne
Les êtres humains, dès qu’ils se sont mis à échanger des marchandises, se sont rendu compte que le troc n’était pas pratique. Ce n’est pas parce que mes pommiers ont produit 1 tonne de pommes que, dans les trois jours, je vais avoir besoin des 200 kg de poissons pêchés par mon voisin. Dès lors, une grande invention humaine fut de créer des objets rares, légers, indestructibles qui serviraient d’intermédiaires, de moyen d’échange avec délais, objets qui ont permis le développement du commerce. Nous passerons sur les coquillages, graines et autres objets qui ont servi à cet effet mais retenons déjà que cette monnaie n’a de valeur que si elle est, sur un territoire donné, acceptée dans tous les cas par tous ceux qui ont des marchandises à offrir. La confiance est donc la base de toute monnaie et puisque confiance se dit fides en latin, nous avons là la naissance de la monnaie fiduciaire.
Précipitons-nous en Italie, au Xe ou XIe siècle quand les pièces de monnaie à l’effigie de l’empereur, du roi ou du tyran local, sont acceptées dans de vastes contrées d’Europe. Les temps étant peu sûrs, ceux qui avaient accumulé quelques moyens de paiement n’aimaient guère les garder chez eux et les confiaient souvent à quelqu’un qui avait un coffre solide et des gaillards bien bâtis pour les protéger, par exemple l’orfèvre de la ville. Celui-ci donnait alors un reçu (nominatif) à celui qui lui faisait confiance afin qu’il puisse venir récupérer son bien. La monnaie scripturale était née.
Les dits orfèvres, qui ont bientôt changé leurs noms en banquiers, se sont dit qu’il était un peu bête de garder tout ce bel argent chez eux et qu’étant donné que les prêteurs ne venaient jamais réclamer leur argent en même temps, ils pouvaient prêter une partie de la monnaie à ceux qui en avaient besoin. Mais ce prêt présentait un risque : l’emprunteur allait-il à coup sûr rendre l’argent ? Pas certain du tout. Pour compenser ce risque et les pertes toujours présentes sur un grand nombre de prêts, l’emprunteur dut accepter de rendre un certain pourcentage en plus du capital déposé. L’intérêt et le capitalisme étaient nés (à grande échelle car le prêt à intérêt existait déjà auparavant mais était réservé à des minorités étrangères à la religion dominante puisque celle-ci condamnait, à l’époque, ce qu’elle appelait l’usure).
Cette nouveauté fut un bienfait pour l’économie, car en prêtant de l’argent aux personnes entreprenantes et ayant de bonnes idées, on a accéléré le développement de l’économie et l’avènement d’une nouvelle classe sociale : la bourgeoisie.
Toute médaille a son revers
La médaille, comme le jeton ou le méreau, est l’une des formes que prit la monnaie au cours des siècles. N’entrons pas dans les détails, passons sur la création de monnaies qui n’étaient plus des petits cercles de métal précieux mais du papier porteur de signatures et de petits dessins théoriquement non copiables et arrivons en ces siècles où des philosophes, vaguement férus de mathématiques, se mirent en tête de théoriser tout le système et se firent appeler économistes. Ces initiateurs savaient qu’ils étaient des moralistes politiques mais le succès des sciences de la nature fit que l’économie se voulut aussi une science « de la nature ». Malgré l’accumulation d’erreurs manifestes et la non reproductibilité des expérimentations (ce qui est le propre d’une science), les économistes se revendiquent toujours de « lois naturelles » alors qu’il est évident que l’économie est une science humaine, creuset de passions très humaines.
Une deuxième fonction de la monnaie est de servir d’étalon de mesure, d’unité de compte universelle. C’est parfois pratique de tout comparer mais quand cela devient systématique, cela produit des effets contreproductifs, comme dirait Illich. Évaluer avec la même unité une tonne de pommes ou une tonne d’acier, c’est fort utile mais utiliser cette même unité pour comparer des biens utilitaires à un tableau de Rubens ou à l’eau indispensable à la vie, cela produit souvent des dérives. Mais c’est un fait : aujourd’hui presque tout s’achète et tout se vend dans la même unité de compte, l’Euro ou le Dollar… On parle beaucoup de l’indicateur de richesse pervers et erroné qu’est le PIB, mais il n’existe que parce que tout est comptabilisé en une unité unique, la monnaie du pays. C’est aussi ce qui permet aux actuaires d’évaluer que le décès d’un ingénieur de 30 ans coûte (à l’assurance) tant de millions d’Euros (un retraité ou un chômeur « valant », eux, beaucoup moins…).
Mais aussi grave que la marchandisation du monde, fut la transformation de la monnaie en réserve de valeur. La monnaie non dépensée ne servait pas seulement à assurer ses vieux jours ou à transmettre un héritage à ses descendants, elle devint grâce au prêt à intérêt, un moyen de faire « fructifier » ses réserves. Le sociologue allemand Max Weber nous a expliqué que le protestantisme a amplifié le mouvement en valorisant l’ascétisme et la réussite matérielle en tant que preuve de la grâce divine mais, en peu de temps, certains se sont enrichis au-delà de tout ce qui avait été connu auparavant, même sous les souverains les plus dispendieux.
Les industriels sont une classe de possédants apparue en Europe aux XVIIIe et XIXe siècles, d’abord en Grande-Bretagne. Cela eut pour résultat que la City de Londres fut et est toujours le centre de la finance mondiale (avant New York). Les industriels capitalistes ont certes exploité durement la classe ouvrière mais ont aussi contribué à la croissance générale de l’économie et à une hausse du développement économique, social et scientifique. Mais ces capitalistes ambigus furent vite détrônés par ceux qui détenaient, non pas l’ingéniosité ou le sens de l’organisation, mais qui accumulaient le nerf de la guerre et l’art de le faire se multiplier : les financiers. Le capitalisme industriel a peu à peu cédé du terrain au capitalisme financier dont l’obsession de faire « fructifier » l’argent est plutôt appelée aujourd’hui spéculation.
Si j’ai parlé d’exploitation du peuple, c’est parce que Karl Marx a montré que l’accumulation de la monnaie dans les mains de quelques-uns leur a permis non seulement d’acheter des marchandises, des châteaux ou des usines mais aussi et surtout le travail d’autres humains n’ayant que leurs bras à vendre. Marx a jugé cela honteux et puisque, d’après lui, toute la richesse provenait du travail des hommes, il a souhaité que les travailleurs récupèrent leur dû. Mais cela n’a pas vraiment marché et le capitalisme financier, dans sa variété anglo-saxonne, a étendu sa domination au monde entier et à quasi toutes les formes d’échanges entres les humains même si, entre 1945 et 1970, le compromis en Occident entre les forces du travail et le capital a autorisé les « 30 glorieuses » durant la parenthèse social-démocrate.
La contestation reprend vigueur
Cette organisation du monde selon les desiderata du capital a toujours suscité bien des oppositions. Les épigones de Marx ont monopolisé l’attention mais d’autres penseurs de l’économie se sont centrés sur le rôle de l’argent et sur les moyens d’améliorer la situation en agissant à la source : la monnaie, sa création, sa gestion, sa mise au service des humains et non la mise des humains à son service. Ce type de réflexion fut très présent au début du XXe siècle et puis est resté discret pendant plus d’un demi-siècle. Mais depuis 30 ans, la poussée du néolibéralisme a mis à mal le compromis social-démocrate et les contestations se sont multipliées. L’actuelle crise majeure du capitalisme financier autorise les contestataires à sortir de l’ombre. La diffusion de leurs idées est grandement facilitée par Internet. La suite de cette analyse consistera surtout en une recension des contestations, modérées ou radicales, farfelues ou sérieuses (mais cela n’est qu’une question de jugement subjectif).
À ce stade, si vous voulez en savoir plus que ce qui précède, je vous conseille la lecture d’un excellent dossier réalisé par la section d’Attac du Nord de la France, « Incursion dans un domaine trop réservé »2. Au-delà d’explications historiques plus détaillées, vous y trouverez aussi une présentation détachée et rigoureuse de la polémique majeure qui agite aujourd’hui le monde de ceux qui réfléchissent à la monnaie : « Qui crée la monnaie ? ».
La création monétaire
Si vous posez cette question, « Qui crée la monnaie ?», 99% des gens vous répondront l’État ou bien les banques centrales qui émettent pièces et billets. C’est une grosse erreur car les banques privées sont les acteurs dominants. Essayons d’expliquer clairement.
Supposons que votre employeur vous paie en beaux billets de banque la somme de 10.000 Euros. Il est probable que vous n’allez pas garder cet argent sur vous mais plutôt le déposer sur votre compte en banque. La banque va disposer de cet argent et elle est autorisée à en prêter une partie. Ce mot « partie » est très important : la banque ne peut pas prêter tout l’argent qui est en dépôt chez elle, elle doit en garder une part qui, dans la plupart des pays et pour la plupart des types de dépôts, est fixée entre 2 et 10%. Ce « ratio de réserve » ou « réserve fractionnaire » est ce que l’État impose comme mesure de prudence (d’où aussi le nom de réserve prudentielle) afin que la banque puisse faire face aux demandes de remboursement des dépôts. Il est donc évident qu’en cas de panique, si tous les déposants venaient réclamer leur argent en même temps, la banque ne pourrait pas rembourser (les délais de remboursement de ses prêts sont bien plus longs que les délais de remboursement des dépôts des clients, mais la confiance étant à la base du système, cela marche en général).
La banque ayant prêté 90% de votre dépôt, celui qui emprunte les 9.000 Euros va s’en servir pour, par exemple, acheter sa voiture à un garagiste qui va mettre ces 9.000 Euros sur son compte en banque. La banque (une autre ou la même) où sont déposés cette somme va, à son tour, pouvoir en prêter 90%, soit 8.100 Euros qui ne vont pas rester dans la proche de l’emprunteur… Vous avez compris : à partir d’une monnaie fiduciaire créée par la banque centrale contrôlée par l’État, le système bancaire va pouvoir créer des prêts pour un montant que les mathématiques démontrent être égal à un maximum (tous les prêts ne retournent pas immédiatement à une banque, certains le gardent en poche ou sous leur matelas…) de 1 divisé par le taux de réserve. Ainsi, avec un ratio de réserve obligatoire de 8% des dépôts (taux imposé en Europe pour vos comptes à vue), le système bancaire privé pourra multiplier la monnaie de départ par 1/8% = 12,5. C’est ce que l’on appelle l’argent-dette qui est sous le contrôle du système bancaire commercial pris dans son ensemble.
Certains considèrent que ce droit cédé aux banques commerciales est une véritable arnaque et ils affirment que les banques créent la majorité de la monnaie ex nihilo. Il est vrai, qu’aujourd’hui, dans la plupart des nations, la part de la monnaie fiduciaire (pièces et billets) ne représente que 5 à 15 % de la masse monétaire. Le reste est constitué par des crédits et autres dettes qui sont utilisées comme de la quasi-monnaie. Un document grand public tourne à plein régime sur le net pour dénoncer pédagogiquement ce mécanisme : il s’agit de « L’argent dette »3 de Paul Grignon. Même si ce film d’animation de 52 minutes comporte des erreurs factuelles mélangeant des ratios différents et exagérant ainsi faussement la capacité de multiplication de la monnaie par les banques commerciales, il fait un tabac. Le nom du producteur de l’animation est déjà tout un programme : bankster. Les tenants de cette thèse radicale ont un prix Noble d’économie dans leur manche : Maurice Allais a écrit : « Dans son essence, la création monétaire ex nihilo actuelle par le système bancaire est identique, je n’hésite pas à le dire pour bien faire comprendre ce qui est réellement en cause, à la création de monnaie par des faux-monnayeurs, si justement condamnée par la loi. Concrètement elle aboutit aux mêmes résultats. La seule différence est que ceux qui en profitent sont différents. »4 Un site s’est d’ailleurs emparé du terme de Maurice Allais et dénonce vigoureusement le système bancaire assimilé à une arnaque mondiale : il se nomme « Les faux-monnayeurs !»5. Dans le camp opposé, une vidéo anti-Grignon a été mise au point et elle est l’œuvre d’un certain Robert Mittelstaedt6 qui affirme, lui (en anglais), que le système des réserves fractionnaires permet en fait une démultiplication monétaire qu’on aurait tort cependant de confondre avec une « création monétaire », le principe de conservation des quantités restant d’application sans être jamais enfreint.
Nous ne nous mêlerons pas de ce débat qui fait rage entre ceux qui croient que les banques commerciales créent de l’argent-dette ex nihilo et ceux qui prétendent qu’il n’y a là qu’une accélération de la rotation de la monnaie puisque les dettes seront un jour remboursées et disparaîtront aussi bien de l’actif que du passif des banques. Ce qui est certain, en tout cas, c’est qu’avec la privatisation de la quasi totalité des banques commerciales sous l’impulsion de la logique néolibérale, ce sont ces banques qui, aujourd’hui, choisissent à qui sera prêté l’argent, dans quel but (investissement productif ou consommation), dans quels secteurs (nucléaire ou énergies vertes…). Et puis, surtout, grâce au différentiel d’intérêts entre ce qu’elles offrent aux déposants et ce qu’elles exigent des emprunteurs, elles confisquent la plus grande partie des gains de productivité que le système de production parvient à créer.
Contestations tous azimuts
Ceux qui sont révoltés par l’abandon de ce précieux outil politico-économique aux banques privées proposent mille manières de sortir de ce qui, selon eux, mène à l’appauvrissement de la majeure partie des humains sur la planète et à la surexploitation des écosystèmes de la Terre entière. Isolés, persuadés d’être confrontés à une machine qui contrôle les médias et à une pensée dominante qui fait que chacun peine à se convaincre d’une telle arnaque mondiale, ils se lancent souvent dans la réalisation de sites Internet ou de blogs contestant cette domination de l’économie mondiale par le système financier.
Beaucoup, conscients de leur solitude et de la nécessité de convaincre plus de leurs concitoyens avant de les mobiliser, optent pour des sites pédagogiques. Dans cette veine, je citerai Jean Jegu7, Étienne Chouard8 et aussi André-Jacques Holbecq et Philippe Derudder. Ces deux derniers ont publié plusieurs livres sur le sujet9 et sont soutenus par un site dénommé ADED (Association pour les Droits Économiques et Démocratiques)10. Tous ceux-là ont un jour échangé leurs visions respectives sur le blog de Paul Jorion11 (auteur de trois livres prévoyant et puis décrivant l’évolution de la crise financière commencée en août 2008). Étienne Chouard a même réalisé une compilation des échanges ayant eu lieu sur ce blog entre février et août 200812 : 375 pages de débats serrés qui permettent de saisir la complexité du système monétaire, complexité telle que ceux qui partagent les mêmes options parviennent à s’entredéchirer sur des détails sémantiques. Ce débat sur la monnaie a continué sur le blog de Jorion depuis lors mais il tourne un peu en rond et mène à des affrontements qui semblent un peu stériles. C’est sans doute normal puisque, comme toujours, les échanges théoriques mènent plus à voir les minimes différences que les grandes ressemblances. Mais si vous voulez saisir la complexité du débat, vous étonner avec les débutants, vous énerver avec les spécialistes quant à la naïveté de ces débutants, parcourez ces centaines de pages… Pour ma part, j’extrairai de ce débat la longue bibliographie de ceux qui, majoritaires, dénoncent la création de monnaie-dette par les banques commerciales13. Mais voyons plutôt les expériences pratiques de mise en place d’« autres monnaies »
De la théorie à la pratique
Silvio Gesell, celui que l’on peut qualifier de précurseur de la création de monnaies alternatives est né en 1862, de mère wallonne et de père allemand, à Saint-Vith (alors encore inclus dans la Prusse 14. Après avoir vécu dans de nombreux pays (Argentine, Suisse…), il devint économiste autodidacte et envisagea rien moins que de mettre fin au capitalisme. Puisque ce système, néfaste à ses yeux, n’était possible que par l’accumulation d’argent, il imagina une monnaie « fondante » qui perdrait de sa valeur avec le temps, obligeant ses détenteurs à consommer et non pas à accumuler et à prêter à intérêt. Keynes se pencha avec admiration sur ses travaux qui ont suscité de nombreuses expériences concrètes. C’est surtout dans les régions germanophones (1930 à Schwanenkirchen et Wörgl) mais aussi en France (1956 à Lignières-en-Berry, Cher et en 1957 à Marens, Charente-Maritime) que des monnaies fondantes furent mises en place. Bien qu’ayant relancé l’économie là où elles furent créées, ces monnaies alternatives furent rapidement interdites par l’État central qui ne voulait pas voir sa monnaie officielle concurrencée. Toutefois, la pensée de Gesell est toujours vivante, notamment dans le réseau WIR en Suisse, dans les monnaies qui ont permis aux Argentins de survivre après la crise de 1998/2002 et aussi dans les regiogeld, appelés aussi Regio, qui se multiplient en Allemagne aujourd’hui (voir plus loin).
Un autre contestataire historique de la monnaie est le major Douglas15. L’idée de cet Écossais est le Crédit Social appelé aussi Dividende Social, Dividende Monétaire, ou Dividende Universel. Elle consiste à mesurer la croissance de l’économie, à créer la monnaie en proportion de cette croissance et à la distribuer à tous les citoyens de la zone monétaire concernée. Selon le Prix Nobel d’Économie français Maurice Allais, cette méthode est la seule qui permettrait de créer une véritable monnaie équilibrée. Les propositions du major Douglas sont résumées dans son ouvrage « Social Crédit »16.
Mille fleurs monétaires en ce début de XXIe siècle
Un des meilleurs connaisseurs et diffuseurs de ces alternatives monétaires est sans conteste Bernard Lietaer. Etopia vient de publier son « Livre blanc : Toutes les options pour gérer une crise bancaire systémique »17, écrit avec Robert Ulanovicz et Sally Goerner. Lietaer a aussi récemment exposé ses idées aux chercheurs-associés d’Etopia et on lira avec grand intérêt le livre qu’il vient de publier avec Margrit Kennedy « Monnaies régionales. De nouvelles voies vers la prospérité durable »18. Tentons de résumer ici les enseignements majeurs de sa pensée.
Bernard Lietaer montre que pendant de longues périodes historiques, diverses monnaies se sont échangées et ce de manière positive car, en ce domaine aussi, la diversité est une très bonne chose. Ce n’est que récemment que se sont imposées les monnaies conventionnelles dont les caractéristiques sont :
création sous la coordination d’une instance centrale ;
nécessité de rareté ;
attribution d’un taux d’intérêt.
Pour lui aussi, ces monnaies, monopolistiques sur un territoire donné, empêchent toute diversité et sont l’outil majeur d’une domination monétariste qui stérilise tout type de relation sociale qui pourrait naître de l’utilisation de monnaies avec d’autres finalités que l’accumulation de profits financiers toujours croissants. La mise en place progressive de ce type de monnaies dans tous les pays du monde depuis la fin du XVIIIe siècle a conduit à un monde uniforme et globalisé. Bernard Lietaer a recensé et analysé les effets de ces « autres » monnaies. Les époques propices à leur naissance sont évidement celles où le système monétaire capitaliste connaît des ratés importants. L’effet socialement destructeur de la monnaie monopole a, sous l’impulsion de Gesell, justifié l’apparition de monnaies locales en Europe germanophone après la crise de 1929. Après l’accalmie de la période de prospérité 1945/1970 du compromis social-démocrate, le retour en force de la domination capitaliste a relancé les crises monétaires et les difficultés économiques, induisant logiquement les monnaies complémentaires. La crise financière en Argentine en 1998/2002 a ainsi donné naissance aux monnaies complémentaires en parallèle avec le troc qui était devenu la seule chance de survie pour une part importante de la population argentine.
De même, l’implosion de la bulle immobilière et boursière au Japon au début des années 1990 a provoqué une crise financière peu médiatisée mais importante et toujours pas terminée. Le Japon est donc devenu un laboratoire d’expérimentation des monnaies complémentaires, avec le soutien des autorités du pays qui ont réalisé tout l’intérêt qu’elles présentent. Lietaer suit de près ces expériences aux noms pour nous exotiques (Fureai-Kippu, système Hotta, WAT et autres Wakuwaku…) et pense que le reste du monde sera bien surpris quand, dans quelques années, il réalisera qu’un autre système monétaire d’une plus grande efficacité se sera discrètement mis en place au Japon.
Dans ce reste du monde, les expériences alternatives bien que très minoritaires, se multiplient également, surtout depuis quelques années. On citera dans le désordre, le WIR qui vit et prospère en Suisse depuis… 1934, l’Ithaca Hour qui, aux États-Unis, permet à cette ville d’éviter les difficultés économiques de ses voisines, le SOL, initiative française venu du sommet de l’État jacobin et qui expérimente des monnaies locales dans 4 régions de France, les Regio, initiatives venues de la base en Allemagne et qui constituent un réseau de plus en plus étoffé (28 systèmes opérationnels et 35 en préparation). Les écologistes belges connaissent, eux, plutôt les LETS (Local Echange Trading Systems) ou SEL (Services d’Échanges Locaux) qui sont des trocs améliorés par divers moyens.
Depuis quelques années, le développement de la microinformatique utilisable par des non-experts est une aide essentielle à la multiplication de tels projets. Il faut lire le livre de Lietaer et Kennedy pour comprendre ce que sont les systèmes de bons, les cercles de coopération ou les banques alternatives, formes sous lesquelles se développent les monnaies non conventionnelles.
On devine donc une vague de fond qui porte l’espoir d’autres relations entre les hommes. Les objectifs qui soutiennent ces expérimentations sont assez clairement exprimés par le système français SOL :
développer une économie à valeur ajoutée écologique et sociale (économie sociale, économie locale…) en s’interrogeant sur ce qui est produit, consommé, échangé ;
contribuer à faire de l’économie un moyen et non une fin ;
valoriser le potentiel de chaque individu et faire reconnaître que la richesse est produite par chacun.
Toutes ces initiatives ont évidemment attiré l’attention des gérants des monnaies conventionnelles. Les banques centrales ont réalisé des études sur leur impact. On ne sera pas étonné du fait que ces tenants de l’orthodoxie monétaire se méfient des monnaies complémentaires. Privilégiant le rôle de la monnaie comme fixateur de la valeur des choses (leur prix), ils sont désarçonnés par la subjectivité introduite par les monnaies alternatives : imaginer qu’on puisse favoriser l’économie locale ou l’économie sociale au détriment du profit monétaire immédiat est contraire à leurs dogmes. Sauf au Japon où les idées sont plus avancées (crise depuis 15 ans oblige…), les autorités laissent faire tant que les monnaies alternatives ne représentent que 0,00002% de la masse monétaire. Mais leur multiplication entraînera peut-être des mesures de rétorsion et de sabotage.
Et pourtant, Bernard Lietaer avance une théorie très séduisante : dans les systèmes naturels, l’efficacité est loin d’être le facteur déterminant. La résilience, c’est-à-dire la capacité à absorber les chocs ou changements importants, est encore plus importante. Et cette résilience réside principalement dans la diversité des éléments (biodiversité dans les écosystèmes, shunts ou réseaux parallèles de secours dans les circuits électriques…). Or, le monopole des monnaies conventionnelles les laisse fragilisées devant des mutations. La crise actuelle n’est sans doute que le début de la preuve de cette erreur structurelle très dangereuse. C’est donc la conception unique et monopolistique de la monnaie qui doit donc être mise en cause.
Une évolution où le politique devra s’impliquer
On voit donc que la réflexion théorique et que les expériences pratiques ont beaucoup avancé en quelques années. La crise majeure du système bancaire est reconnue par beaucoup comme une crise du système capitaliste et donc de la monnaie. Il est devenu clair que les monnaies conventionnelles qui cumulent les trois fonctions d’unité de compte, de moyen de paiement et de réserve de valeur présentent des défauts énormes. En particulier, l’accumulation de l’argent par une minorité qui l’utilise uniquement comme moyen d’enrichissement infini par le biais du crédit et de l’intérêt, a un effet désastreux sur l’économie dite réelle. Et c’est sans parler de l’injustice sociale croissante et politiquement inacceptable que ce privilège insensé induit.
Il est clair que ce n’est pas demain (quoique…) que l’intérêt sera interdit comme dans les religions du livre à leur début. Il est clair également que les détenteurs de la rente capitalistique n’accepteront pas sans lutte la perte de leur situation très privilégiée. Comme dans les années 1930, la crise mondiale va donner un coup de fouet supplémentaire aux initiatives alternatives, à la réflexion de fond et à la remise en cause d’un système de plus en plus contesté.
Nul ne peut prédire l’évolution de ce dossier dans les prochaines années mais il est certain que la prise de conscience de son importance ne fera que s’accroître. Pour que la monnaie et sa création devienne un moteur de la société et pas un moyen de capter le produit du travail de tous au profit de quelques-uns, diverses pistes sont possibles. On citera dans le désordre et en résumant de manière caricaturale :
interdire les taux d’intérêt qui dépassent l’inflation et le risque de perte induit par tout crédit ;
nationaliser les banques et orienter le crédit dans le sens du bien collectif et plus dans celui du profit à court terme des investisseurs ;
interdire les paris sur l’évolution des prix (et notamment les ventes à découvert qui sont des paris à la baisse) ;
créer des monnaies complémentaires qui relocaliseront en partie l’économie et pourront l’orienter vers des finalités humaines.
Diverses combinaisons de ces mesures sont imaginables mais elles induisent toutes un basculement fondamental, un changement de paradigme comme le disent certains. Cette refondation du rôle de la monnaie a jusqu’à présent été justifiée par des motifs d’efficacité économique et de justice sociale. Mais, récemment, des économistes ont montré que les monnaies conventionnelles, et donc le système capitaliste, ne pouvaient fonctionner que grâce à une fuite en avant impliquant toujours plus de croissance et toujours plus de « territoires » conquis par la logique marchande. Une transition écologique qui se veut crédible devra dès lors s’interroger sur le rôle des monnaies conventionnelles dont la logique implique la destruction des écosystèmes et l’épuisement des ressources naturelles.
1Le Dictionnaire des sciences économiques, PUF, presses universitaires de France, 2001dit : « En dépit du fait que nous vivons quotidiennement l’expérience d’une économie monétaire, la monnaie est l’un des concepts économiques les plus difficiles à cerner. C’est sans doute que les formes monétaires sont variées, que les fonctions de la monnaie sont diverses, que la hiérarchie de ces fonctions continue à faire problème, (…) C’est aussi parce que le débat relatif aux modalités de régulation monétaire reste vif et surtout parce que l’opposition reste grande entre ceux qui s’en tiennent à une conception fondamentaliste de la monnaie et ceux qui l’appréhendent dans une optique institutionnaliste, comme le fondement même de la société. »
2http://www.attac78nord.org/IMG/pdf/monnaie_attac_au_19_10_04_.pdf
3http://vimeo.com/1711304?pg=embed&sec=1711304
4« La Crise mondiale d’aujourd’hui. Pour de profondes réformes des institutions financières et monétaires.», Maurice Allais, Ed. Clément Juglar, 1999, p. 110.
5http://www.fauxmonnayeurs.org/
6http://www.youtube.com/watch?v=diSRkb9zCF4&eurl=http://www.pauljorion.com/blog/?author=1&paged=2
7http://pagesperso-orange.fr/jegu.jean/possi.html#lorigine#lorigine
8http://etienne.chouard.free.fr/forum/index.php
9« Rendre la création monétaire à la société civile », Philippe Derudder, Éditions Yves Michel – « Une alternative de société – L’écosociétalisme », André-Jacques Holbecq, Éditions Yves Michel – « Les dix plus gros mensonges sur l’économie », Philippe Derudder et André-Jacques Holbecq,
10Éditions. Dangles. http://assoc.pagespro-orange.fr/aded/
11http://www.pauljorion.com/blog/
12http://etienne.chouard.free.fr/Europe/messages_recus/Blog_de_Paul_Jorion_Monnaie.pdf
13John Maynard Keynes, « Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie », Payot – Milton Friedman, « Inflation et systèmes monétaires », Calmann-Levy – Maurice Allais, « Économie et intérêt », « La crise mondiale d’aujourd’hui », « Pour l’indexation », Éditions Clément Juglar – John Kenneth Galbraith, « L’argent », « Tout savoir ou presque sur l’économie » Points Seuil, « La crise économique de 1929 » Payot – André Chaîneau ; « Mécanismes et politiques monétaires », PUF – Bernard Daste, « La monnaie et son histoire », « Comprendre les mécanismes monétaires », Ed. d’organisation – Marx et Engels, « Le capital », Folio Essais – Bernard Maris « Antimanuels d’économie », Bréal – Anne Lavigne et Jean-Paul Pollin, « Les théories de la monnaie » La Découverte coll. Repères – Jean-Marcel Jeanneney, « Écoute la France qui gronde », Arléa – Raymond Chuillon, « Financer l’expansion », Économica – Dominique Plihon, « La monnaie et ses mécanismes », La Découverte, coll. Repères – Frédéric Lordon, « Pour un système socialisé du crédit » – Gabriel Galand et Alain Grandjean, « La monnaie dévoilée », L’Harmattan – Brémond, Cohen et Ferrandon, « Comprendre les problèmes monétaires », Hatier – Marie-Louise Duboin, « Où va l’argent ? », Éditions du Sextant – André et Tovy Grjbine, « Réforme du système monétaire international », PUF, « Théorie de la crise et politiques économiques », Points, Seuil, « Récession et relance », Economica – Paul Krugman, « Pourquoi les crises reviennent toujours », Seuil – Patrick Viveret, « Reconsidérer la richesse », Ed. de l’Aube – Jacques Généreux, « Introduction à l’économie », Points Seuil – « La dette publique, une affaire rentable », Yves Michel – Michel Voisin, « Monnaie et politique monétaire », Bréal – Louis Even, « Sous le signe de l’abondance », Pèlerins de Saint-Michel – Michel Dévoluy, « Monnaie et problèmes financiers », Hachette – Denis Clerc, « Déchiffrer l’économie », La Découverte – Jean-Luc Gréau, « La trahison des économistes », Gallimard – Margrit Kennedy, « Libérer l’argent de l’inflation et des taux d’intérêt » , Éditions Vivez soleil – Jean-Gaston Bardet, « Demain, c’est l’an 2000 ! », Éditions Jacques Petit – JL Bailly, G. Caire, A. Figliuzzi, et V. Lelièvre, « Économie monétaire et financière », Bréal.
14http://fr.wikipedia.org/wiki/Silvio_Gesell
15http://fr.wikipedia.org/wiki/Clifford_Hugh_Douglas
16“Social Credit”, C.D. Douglas, 1924, Institute of Economic Democracy, Canada.
17https://www.etopia.be/IMG/pdf/Livre_Blanc_Sur_la_crise_bancaire_systemique_Etopia.pdf
18Bernard Lietar, et Margrit Kennedy « Monnaies régionales. De nouvelles voies vers la prospérité durable », Éditions Charles Léopold Mayer, automne 2008.